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GUTAÏ
Le mouvement d’avant-garde japonais (1955-1972)
Gutaï est l’un des plus important mouvement fondateur de l’art contemporain mondial.
Peu connu, révélé en France et en Europe par Michel Tapié, son influence sur l’art nord-américain et européen reste sous-estimée.
Le terme vient de Gu : instrument,
Taï : outil,
son adverbe Gutaïteki : concret, incarnation.
Jiro Yoshihara, né en 1905 à Osaka, peut être considéré comme le fondateur et le théoricien du mouvement, mais il déclare :
» Je suis un maître qui n’a rien à vous apprendre,
mais je vais créer un climat optimum pour la création. »
Il est cependant dèjà un artiste reconnu de 50 ans alors que tous les autres ont entre 20 et 35 ans.
Ce mouvement prend sa source non pas à Tokyo mais le Kansaï, région pourtant réputée comme plus traditionaliste.
Jiro Yoshida, Kazuo Shiraga, Sadamasa Motonaga et Akira Kanayama utilisent le geste, rappel de la spontanéité de l’écriture.
Jiro Yoshihara (1905 – 1972) est considéré comme le fondateur du groupe Gutaï en 1954. Il écrivit le « Manifeste Gutai » en 1956. Yoshihara utilise des calligraphies réduites à un seul trait.
Kazuo Shiraga (1924 – 2008) s’élance dans le vide, tenu par une corde, projette de la peinture et se sert de ses pieds comme pinceau. En mai 1957, Gutaï organise à Osaka l’exposition « Art Using the Stage ». Shiraga s’y montre vêtu d’un costume écarlate démesuré. Cette couleur est celle qu’il piétine et étale dans ses toiles de la fin des années 1950 et du début de la décennie suivante. De grand format, elles sont aux dimensions du corps. Les apparitions de Kazuo Shiraga créent stupeur et scandale dans le monde.
Kanayama invente un jouet téléguidé qui, rempli de couleur, trace un réseau de lignes.
Shimamoto lacère le tableau, et utilise un canon qui projette de la couleur.
Yoshida Toshio (1928-1997) utilise le feu pour marquer la surface picturale.
Tanaka Atsuko développe le sens de l’ouïe (installation de sonnettes), de la vue (ampoules qui clignotent) et du toucher (costume orné d’ampoules).
Takashi Murakami place à l’entrée d’une exposition des écrans de papier qui seront déchirés, dès le vernissage, par le passage du premier visiteur… Toutes ces pratiques montrent la diversité des modes de création.
Importance du matériau ; oeuvres in situ ; rôle dévolu au corps de l’artiste ; performances et gestualité picturale sont (re)découverts par Gutaî. C’est la liberté et la créativité après la chape de plomb de la dictature militaire puis du traumatisme de la défaite de 1945.
Gutaï tire ses origines de l’abstraction, du surréalisme, du mouvement Dada. Il inspire l’Action Painting de J Pollock et de façon plus lointaine le mouvement français Supports-Surfaces.
Formellement Gutaï naît au début de 1955 sous l’impulsion de Yoshihara qui publie dans une revue le manifeste Gutaï en 1956. Des expositions de groupe sont organisées. Dans les années 60 le mouvement continue mais se disperse en 1972, à la mort de Yoshihara. Une minorité seulement des membres de Gutaï continuera une activité artistique.
– source nezumi.dumousseau.free.fr
Première Exposition du groupe Gutaï
YOSHIHARA Jirô, juillet 1956
Ce n’est pas par ostentation mais par un pur hasard que nous avons tenu notre première Gutaï-ten à Tôkyô. M. OHARA Houn de l’école Ohara de Ikebana suggéra: « Pourquoi ne pas tenter une exposition à Ohara ? » On sauta sur l’ occasion et l’exposition fut décidée. Les artistes du Gutaï sont très liés et se déplacent souvent ensemble, mais le groupe n’avait pas eu jusque là sa propre exposition. Celle du Ohara- Hall était donc la première.
Sans en faire une cérémonie, nous y avons pris beaucoup de plaisir. Lors des discussions préparatoires, chacun avait l’impression d’organiser un pique-nique et avait l’air heureux des bambins de la maternelle à la veille d’une excursion, car presque tous les membres résidant au Kansai (zone de Kyoto-Osaka-Kôbe) allaient venir ensemble à Tôkyô. Un groupe qui comprenait SHIRAGA, KANAYAMA, MOTONAGA, TANAKA, YAMAZAKI, SUMI et MURAKAMI arriva plusieurs jours à l’avance afin de préparer l’exposition. Préparer signifiait pour certains travailler sur place à leur » chef-d’œuvre » respectif .
MOTONAGA, dès son arrivée à Tokyo partit pour Okutama (un quartier pittoresque près de Tôkyô), emportant avec lui un grand sac de toile. Il revint avec 60 kilos de pierres sur le dos, et ressemblait à ceux qui se livraient au marché noir, au temps de l’après-guerre. Son intention était de réaliser une œuvre composée de pierres peintes. MURAKAMI s’activait jour et nuit, préparant deux grands écrans de papier, collant d’épais papier kraft sur deux cadres qui mesuraient respectivement 9 pieds sur 12 et 22 pieds sur 30. Le plus grand était peint en doré. Il devait barrer l’entrée du hall et être déchiré le jour de l’ouverture, faisant office de porte. L’autre était destiné à son œuvre: » perforation de plusieurs trous en un seul instant » .
SHIRAGA amoncelait près de l’entrée une tonne environ d’un amalgame boueux qu’un plâtrier lui avait procuré. Il le travaillait chaque jour pour lui donner une rigidité adéquate. Il avait installé également une sorte de charpente constituée de poteaux peints en rouge, qui ressemblaient à des bras de pieuvre. Il obtint à partir de cet amalgame le résultat que l’on peut voir sur les photos. Les poteaux étaient là pour qu’on y fasse des entailles avec une hache . A cet effet il avait déniché une hache magnifique qu’il fourbissait chaque jour .
Je suis arrivé à Tôkyô la veille de l’ ouverture. Les préparatifs étaient bien avancés, et j’ai rejoint l’équipe qui s’occupait activement de disposer les œuvres dans les deux étages. Mais quel étrange spectacle! Les œuvres de SHIRAGA et MURAKAMI étaient près d’être achevées. De nombreux photographes de la presse étaient sur place. Une pluie violente commençait à tomber quand SHIRAGA, en short, se mit à travailler sa » boue » à nouveau. L’atmosphère était tendue et les spectateurs oubliaient qu’ils étaient trempés jusqu’à l’os. Un journaliste étranger, couché sur le ventre, prit un cliché de SHIRAGA, le visage maculé de boue. SHIRAGA faisait comme si rien ne s’était passé. L’œuvre de MURAKAMI fit un très grand bruit quand on la déchira. Six trous furent percés dans les huit épaisseurs de l’écran en papier. Cela se fit si vite que les photographes manquèrent cet instant. Lorsque le sixième trou fut percé, il eut une attaque d’anémie cérébrale. » Je suis un homme nouveau désormais » murmura-t-il plus tard.
Le « ballon blanc » de KANAYAMA, bien que de seconde main, paraissait flambant neuf et magnifique. Tous applaudirent lorsqu’il se gonfla. La moitié du ballon était magnifiquement éclairée par une lampe de deux kilowatts, entourée d’un globe rouge suspendu diagonalement au dessus. La lampe rouge rayonnait dans toute la pièce. Une œuvre de YAMASAKI constituée de miroirs ronds disposés dans différents angles avait un éclat rougeoyant. Mon propre travail, qui était d’un jaune ocre, se teinta d’une indicible couleur d’argile encore un hasard heureux. Une autre œuvre de YAMASAKI, un amoncellement de boîtes rouges, prit une teinte sombre étrange, tandis qu’une œuvre de SHIRAGA Fujiko semblait symboliser » un chemin solitaire » . Elle se composait d’une ligne obtenue en enlevant le milieu d’une feuille de papier et d’une autre ligne taillée au bout d’une planche en bois et tendant éperdument à rejoindre l’autre bout.
MOTONAGA passa presque une journée entière à accrocher , selon son imagination, un sac en vinyle près de l’une des fenêtres. Il avait l’air extrêmement heureux, s’étant gardé une pièce pour lui seul à l’étage, ses « huiles » sur les murs, ses « pierres » par terre.
Sur le sol de la principale salle du premier, il y avait une œuvre, que l’on pourrait appeler « œuvre à parcourir » (plutôt qu’ » à voir ») ou « œuvre à traverser », de SHIMAMOTO Shôzô. Il fallait l’appréhender par tout le corps, par le nerf moteur. On marche et on arrive, çà et là, de façon imprévue, dans un creux, et on trébuche à chaque fois pour la grande joie de l’artiste. Elle pourrait être qualifiée de mode de participation entre l’artiste et l’expérimentateur.
Une œuvre de SHIRAGA, tracée avec le pied, était accrochée au mur central de cette pièce, face à l’énorme travail de TANAKA composé de morceaux de tissus. La première, dont les gens disaient « qu’elle était d’un fou », avait sur ce mur calme tout le poids d’un classique. La seconde occupait pratiquement 30 mètres de mur. Ce n’était pourtant que l’étalage de morceaux de tissus juxtaposés ; quant à l’œuvre, appelée » entrevue », c’était un morceau rose, suspendu près d’une fenêtre, qui flottait dans une brise légère avec une étrange quiétude, tandis qu’une pièce ronde, gonflée comme un coussin, était cousue au centre d’un morceau vert.
Tout ceci pour l’étage supérieur. Au rez-de-chaussée, l’œuvre de MURAKAMI, un large écran de papier doré, obturait toute la porte d’entrée. C’est moi qui eus l’honneur de m’y heurter et de déchirer l’écran. J’étais pour ainsi dire transformé en marteau par MURAKAMI. Mais ce fut pour moi une expérience unique que de me retrouver dans un autre espace, le temps de déchirer le papier et d’entendre ou plutôt de sentir le bruit terrible du papier solidement tendu sur un cadre, telle une peau de tambour, et se déchirant. A droite de la porte étaient accrochées huit pièces de KINOSHITA Toshiko. Ces œuvres avaient été faites au moyen d’éclaboussures de produits chimiques et leur beauté tenait de la perfection. A gauche était placée une œuvre plastique de UKITA, abrupte et tout à fait extraordinaire, qui convenait étrangement bien à l’endroit.
Au milieu: « l’écran en papier avec 6 trous » de MURAKAMI. Les huiles de YOSHIDA Toshio et les œuvres peintes de ONO Itoko étaient sur le côté droit ; les œuvre de SUMI Yasuo, YOSHIHARA Michio et UEMAE Chiyu sur le côté gauche. Alors que les huiles avaient, à cette exposition, une allure modeste, celles de YOSHIDA Toshio, dont les couleurs avaient l’air de sortir du tube, avec une étrange pureté, celles de YOSHIHARA Michio qu’il avait faites (5 pieds sur 7) au cours de la nuit, et celles de UEMAE Chiyu qui maniait la peinture à l’huile comme du fil à tisser, posaient chacune un problème précis. Il ne faut pas négliger non plus les œuvres de ONO Itoko qui présentent un degré extrêmement élevé d’abstraction, caractéristique de l’art « Rokechisome » (textuellement, appliquer de l’encaustique) ni celles de SUMI Yasao dont les étranges tracés étaient obtenus grâce à un vibrateur électrique.
Quand les préparatifs furent près d’être achevés, des sons de cloches se firent entendre, attirant tout le monde dans le hall. La » cloche « , une œuvre de TANAKA Atsuko était terminée. Silencieux, nous avions écouté. Les sons, tels des créatures vivantes, montaient et redescendaient. La nuit était déjà très avancée.
Nous avons déambulé dans le hall, tous avaient l’air content. Nous avions fait tout cela pour notre satisfaction personnelle. Nous hochions la tête avec conviction: toutes nos propositions se trouvaient dans ce hall, incarnées dans la vie concrète.
Malheureusement, il se mit à pleuvoir dès le premier jour, et la pluie continua de tomber , avec quelques éclaircies, aussi longtemps que l’exposition resta ouverte. En raison du manque de publicité et de notre éloignement du centre ville, il y eut peu de visiteurs les trois premiers jours. Mais nous avons gagné d’ardents sympathisants, jeunes pour la plupart, bien que peu nombreux. L’avant-garde de » l’art moderne » nous a également chaudement soutenus. Cependant nous avons rencontré aussi une opposition farouche, chez ceux qui ne peuvent pas penser en termes d’ » art moderne » et dont les conceptions sont bien enracinées. Nous avons de l’estime pour l’originalité, la découverte. Des critiques éminents ont reconnu nos travaux comme appartenant à une catégorie fondamentalement différente de toutes ces expositions « d’art moderne » dont Tôkyô est à présent inondée, et ont rendu hommage à la fraîcheur qui dégageait de l’ensemble. Je regrette cependant qu’aucun critique n’ait osé « relever le défi « , car c’était, j’en suis sûr, l’occasion d’un grand débat.
C’est néanmoins une satisfaction d’avoir pu faire moisson de tout ce que nous avons entendu de la part de jeunes étudiants en art et de la part de ceux qui semblaient étrangers à « l’art moderne » : tous ces mots de sympathie ou d’approbation à l’égard de nos propositions.
1956 – traduction par Robho
– Source : Gutai.com