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Stephen Batchelor — La Vacuité

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LA VACUITÉ

STEPHEN BATCHELOR


stephen-3_150_x_188_-2.jpgCe texte est la transcription d’un enseignement donné par Stephen Batchelor dans le cadre des retraites de méditation organisées par Dharma Network Paris / Terre d’Eveil. Cet enseignement fut dispensé au Forum 104, à Paris, le dimanche 16 septembre 2003. L’enseignement est livré tel quel. Merci à Evelyne Boutron, à qui nous sommes redevables pour le travail de transcription.

Je voudrais aborder cet après-midi le sujet de la vacuité. Je commencerai avec quelques citations des textes classiques du bouddhisme et continuerai en essayant de lier ces idées classiques avec ce que nous faisons ici, ce que nous apprend la méditation Vipassana.

Voici donc quelques passages qui viennent du canon Pali, c’est à dire la collection des textes bouddhistes les plus anciens.

Quelqu’un demande :

– « Qu’est-ce que la libération de l’esprit par la vacuité ? »

Le Bouddha répond :

– « Le moine s’installa au pied d’un arbre dans la forêt ou dans une hutte vide ; il réfléchit ainsi : Ceci est vide de soi ou de ce qui appartient à soi.

Voilà la libération de l’esprit par la vacuité ».

Beaucoup d’idées dans ce texte sont assez simples.

D’abord il y a un lien très fort entre l’idée de la vacuité et l’idée de la libération. Il est souvent dit que le Dharma a le goût de la libération, le goût de tout ce que le Bouddha a enseigné. Il dit une fois que, de même que l’océan est imprégné du goût du sel, de même le Dharma est imprégné du goût de la libération.

Il y a une tentation à considérer la libération comme une sorte de salut, quelque chose d’ultime, de très spécial, un peu comme l’éveil. Mais, dans le bouddhisme, il faut savoir que chaque terme est toujours compris dans un contexte.

Quand on dit que quelqu’un est libre, il faut spécifier : libre de quoi ? La libération en soi n’a aucun sens.

Quand on parle de devenir libre dans le bouddhisme, il faut préciser très clairement, très précisément ce qu’on essaye de quitter, de laisser tomber. C’est une certaine relation avec soi-même.

La saisie

La libération est la libération d’une certaine façon d’être, fondée sur une crispation, sur une saisie. Cette saisie n’a rien à faire avec les idées que nous avons philosophiquement, intellectuellement, de ce que nous sommes. La saisie est imprégnée dans la structure corporelle de notre être. C’est une crispation émotionnelle.

Cette crispation, nous pouvons la noter par exemple quand nous nous sentons honteux, embarrassé, quand quelqu’un par exemple nous regarde et que nous avons le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal. On ressent alors une conscience de soi presque physique comme une crispation physique fortement reliée avec le sentiment de soi. C’est à ce niveau-là que le bouddhisme s’intéresse au problème du soi.

Il n’y a pas de problème d’avoir un soi, un ego ; c’est simplement la façon dont les êtres humains construisent leur vie, se reconnaissent, reconnaissent les autres, suivent leurs aspirations. Le soi, c’est ce que nous sommes, et ça, ce n’est pas problématique. Mais ce soi devient problématique quand il est séparé du corps, des émotions, des pensées, de toutes les relations que nous avons avec le monde. Quand on se sent dans cette conscience extrême de soi, on est coupé, détaché de tous les liens, aliéné. On se sent alors vraiment seul, coincé dans ses propres sentiments d’être soi. Et pour les bouddhistes, ces sentiments ne sont pas nécessaires, c’est une sorte de maladie existentielle, quelque chose qui est de trop, unnecessary. La méditation et la vacuité sont alors les moyens pratiques pour découvrir une voie, un chemin, pour relâcher cette prise, trouver une certaine ouverture. Évidemment, ce n’est pas aussi simple que ça. On ne peut pas dire aux autres : « relâchez cette saisie ». Ce n’est pas du domaine de la volonté. Il faut donc trouver les moyens qui vont au-delà de la volonté.

Les pratiques que nous faisons ici sont des moyens d’apprendre une autre façon d’être dans le corps, dans le monde. Et cette attention à la respiration, au corps, marcher lentement, s’asseoir pendant des heures, il est bien possible que vous les trouviez un peu ennuyeuses. Mais il faut, dans ces moments d’ennui, réfléchir pourquoi nous faisons ces choses-là. Dans la pratique de la méditation, il s’agit de regarder le monde et soi-même comme processus au lieu d’une chose fixe.

D’apercevoir le changement. Le changement n’a aucune valeur en soi. La seule valeur de cette attention au changement est de remplacer cette idée fixe, innée, de la permanence du moi, de la permanence des choses que nous aimons et que nous détestons, par une compréhension issue de l’expérience de la nature changeante de toutes les choses. Après avoir fait la méditation, surtout après une retraite, on aperçoit peut-être une certaine transformation dans la façon dont on perçoit les choses. Et c’est très intéressant de remarquer ça. Parce que, quand nous commençons à voir que les choses changent, ça nous rend plus vivaces. Peut-être avez-vous remarqué cela dans le jardin. Nous arrivons ici après une semaine de boulot, de stress etc., et ce stress, ces angoisses n’ont pas seulement un effet sur notre propre expérience intérieure dans le sens de déprime mais ils colorent aussi la façon dont nous regardons le monde, dont nous faisons l’expérience des choses autour de nous. Ces choses deviennent un peu opaques, ternes, pas très vivantes, et même pas du tout intéressantes. Nous ne sommes pas fascinés par les choses. Nous avons l’impression parfois que les choses sont contre nous-mêmes. Le monde devient presque menaçant.

Mais si on laisse tomber ces sentiments, cette angoisse, cet attachement, cela a deux effets. Un effet en nous-mêmes : nous nous sentons un peu plus détendus, ouverts, à l’aise, décrispés et en même temps le monde se transforme aussi en quelque chose qui est presque étincelant, éblouissant.

Les couleurs et les sons deviennent plus vivants. Même une feuille sur un arbre devient quelque chose que nous pouvons regarder avec un certain émerveillement au lieu d’y être complètement indifférent. Cette transformation de la perception est quelque chose que nous pouvons vérifier par nous-mêmes, qui se trouve au cœur de ce que nous faisons ici, et qui est en même temps un chemin qui nous mène vers cette expérience de la vacuité.

La vacuité est cette façon de parler d’un monde et d’une expérience de soi-même qui s’ouvrent au lieu de se refermer. Pour moi, ceci est la dynamique principale, la dynamique entre enfermement et ouverture. Le Bouddha est un symbole d’ouverture, de lâcher toutes ces saisies qui nous piègent dans une solitude névrotique où nous nous sentons coupés des liens et des relations avec le monde.

Mais on trouve aussi autre chose dans cette citation : le Bouddha conseille aux moines d’aller dans la forêt, de s’asseoir dans une hutte vide et de réfléchir : ceci est vide. Ça veut dire que la nature même éclaire cette possibilité d’être vide. Parce que la nature, c’est toutes les choses naturelles qui n’ont pas de propriété humaine et sont libres de tous les désirs, les craintes, les ambitions humaines. Et il est possible aussi d’avoir une telle expérience de soi-même comme un organisme naturel qui émerge, qui dissout, qui va, qui vient sans obstacle, sans aucun empêchement de ses propres pensées, de ses désirs. L’expérience du corps, par exemple quand nous respirons, est l’expérience de quelque chose qui n’est pas sous notre contrôle. On a souvent l’impression que c’est moi qui dirige cet organisme. Dans un sens conventionnel, c’est sûrement vrai puisque ce n’est sûrement pas Martine qui me dirige, quoique des fois, pas toujours… Ce ne sont pas les autres qui nous dirigent. Si je prends une décision, c’est moi qui la prends, mais dans un sens plus profond, cet organisme est hors de mon contrôle. La vieillesse, la mort sont nos destins, ce n’est pas possible de les éviter, bien que nous tentions bien sûr de le faire. Mais finalement, si on ne meurt pas avant que la vieillesse commence, on va vieillir, on va mourir. Et ça, c’est le destin de tous les êtres. Dès qu’on est né, on commence à mourir. La mort n’est pas le contraire de la vie, elle est implicite dans la vie.

Il n’est pas possible en effet de concevoir une vie sans la mort. Comme dit le philosophe Heiddeger, l’être humain, das Dasein, est destiné à la mort. C’est sa nature. Quand on dit qu’on vit, on pourrait aussi dire qu’on meurt. La vie, c’est un écoulement, qui se déverse dans la mort. Mais évidemment, on essaie de résister, de fuir ce destin en se refermant et c’est là quelque chose de tout à fait instinctif. On se renferme dans cette prise. Le soi, c’est cette façon de saisir, cette crispation. Nous sommes tellement habitués à cette crispation que nous avons l’impression qu’il y a là quelque chose à quoi nous tenons très fortement, que nous saisissons mais ce n’est qu’une saisie. C’est comme un poing fermé. Si on garde le poing fermé, on a l’impression qu’il y a quelque chose dans le poing mais c’est simplement cette force de refermer qui donne l’impression qu’il y a quelque chose. Alors que ce n’est que la crispation elle-même.

Cette libération de l’esprit par la vacuité montre que la vacuité est quelque chose d’assez central, essentiel. Mais en même temps, le Bouddha dit, dans un autre texte, que la vacuité, c’est « la demeure du grand être ». Ce qui veut dire que quelqu’un qui a lâché prise, deviendra un grand être, une grande personne. Dans un sens, nous ne devenons pas ce que nous pouvons devenir parce que nous sommes bloqués par cet attachement à être moi, cette personne qui recule toujours. La vacuité, ce n’est pas l’abnégation de soi mais le lâcher prise de cette façon de saisir l’ego. Quand on commence à lâcher cette prise, on retrouve la possibilité de devenir « un grand être » comme dit le Bouddha, c’est à dire quelqu’un qui est toujours un individu. Mais on devient alors un individu encore plus différencié que la plupart des gens qui restent très engagés dans ce sentiment d’être ce petit moi qui se renferme tout le temps.

La vacuité, c’est l’ouverture vers un chemin, un chemin de développement, de croissance. C’est une façon de parler de ce qui nous bloque et de voir ce que nous pouvons devenir.

Il y a une rencontre très connue entre le Bouddha et un mendiant. Celui-ci demande au Bouddha :

– Le soi existe-t-il ?

Le Bouddha garda le silence.

– Le soi n’existe-t-il pas ?

Le Bouddha garda encore le silence.

L’errant se leva de son siège et partit.

Le Bouddha se tourna vers son serviteur Ananda et dit : « Si j’avais répondu que le soi existe, j’aurais prolongé la croyance qu’il y a quelque chose qui ne périt jamais, qui est éternelle. Et si j’avais répondu que le soi n’existe pas, cela aurait encouragé le nihilisme. »

Ceci est en effet l’opinion que nombre de gens ont sur le bouddhisme, que c’est une forme de nihilisme. En réalité, c’est une voie médiane entre ces deux extrêmes, entre le soi et le non-soi. Ceci est très intéressant, notamment dans les écrits de Nagarjuna qui était l’interprète principal des enseignements sur la vacuité du Bouddha. Jamais dans ses écrits, il ne fait d’équivalence entre le non-soi et la vacuité. Quand j’étais un moine tibétain, j’ai étudié pendant des années la philosophie bouddhiste avec les lamas.J’ai toujours compris que la vacuité était une façon de décrire le non-soi. Mais Nagarjuna ne fait pas ça, la vacuité n’est réductible ni à un soi ni à un manque de soi. En tant que voie médiane, la vacuité est une façon de ne pas être piégé, soit dans l’idée que les choses existent, soit dans celle que les choses n’existent pas. L’existence et la non-existence sont un dualisme qui est imprégné dans nos concepts et nos façons de penser et de parler.

La vacuité, c’est une façon de vivre qui évite les extrêmes.

Évidemment, on utilise toujours ces mots. On vit dans un monde dualiste, même si on ne le croit pas. Ce n’est pas possible d’éviter les oppositions linguistiques qui sont une partie de notre existence mais en même temps, il n’est pas nécessaire de croire, de s’attacher ni à l’existence ni à la non-existence. La croyance ou le nihilisme sont deux tentations qu’on peut remarquer partout chez les gens qui croient qu’il y a quelque chose de permanent en eux-mêmes et ceux qui croient qu’il n’y a rien, pas de sens dans la vie, que celle-ci n’est qu’un jeu des éléments atomiques et rien de plus. Le Bouddha ne voulait pas être coincé ni dans un extrême ni dans l’autre.

La vacuité comme processus

nagarjuna-nagas2-2.jpgCeci nous mène à Nagarjuna lui-même et c’est ici que nous commençons à trouver une façon de parler de la vacuité beaucoup plus claire.

Voici un verset de Nagarjuna :

« Les Bouddhas disent que la vacuité consiste à renoncer aux opinions. Ceux qui croient à la vacuité sont incorrigibles ».

C’est le cœur de la matière. En effet, la vacuité n’est pas une chose, ce n’est pas un état, ce n’est pas une réalité ultime, absolue qui se cache derrière les apparences, ce n’est pas un vide mais plutôt un processus de se vider.

En anglais, on dirait : ce n’est pas une « emptiness », c’est une « emptying ». On se vide de ses attachements, de ses préoccupations, de ses crispations et ce processus de se vider, c’est la vacuité. Encore une fois, on a un problème de langage. On parle avec des substantifs. Le Bouddha aussi parlait avec des substantifs. « Shunyata », c’est un substantif abstrait comme le vide ou la vacuité. Et immédiatement, parce que nous sommes construits ainsi, nous pensons que ce mot vacuité doit correspondre à quelque chose dans le monde, à quelque chose de profondément caché en nous-mêmes ou derrière les apparences, un peu comme Dieu ou le Tao. Mais cette façon de penser est précisément ce que la philosophie et la vacuité veulent détruire.

Car la vacuité, c’est exactement le contraire.

Mais c’est très facile et même inévitable de faire ça. Il y a alors un problème avec le langage, les mots. Il faut qu’on se méfie de toutes ces expressions, ne pas les utiliser dans un sens littéral. Il faut peut-être voir ce mot vacuité plutôt comme un outil que comme une vérité. C’est simplement une façon d’indiquer une autre stratégie de vivre qui consiste à renoncer à des opinions, à laisser tomber des idées fixes et encore une fois, si nous essayons de lier ceci avec la méditation, c’est ce que nous faisons. Quand nous sommes attentifs au corps, à la nature changeante, contingente, à des choses interdépendantes, c’est une stratégie, un outil pour transformer nos attitudes habituelles qui, instinctivement, regardent les choses comme existant intrinsèquement en elles-mêmes.

On commence évidemment avec soi parce que c’est la chose la plus proche, la plus intime dans notre expérience. On pense toujours à soi. Enfin moi, je fais ça. On est toujours préoccupé par ses sentiments, ses idées, son futur, son passé et c’est dans un sens naturel, enraciné dans la survie biologique. Mais en même temps, pour les êtres qui cherchent une vérité dans leur vie, une libération de leurs compulsions instinctives, ça devient un piège, nous nous trouvons enfermés dans des idées qui ne sont pas libératrices du tout mais qui nous font tourner en rond, en cercle. On a cette idée dans l’hindouisme et aussi dans le bouddhisme de « samsara ». Samsara, c’est littéralement le cercle de mort et de renaissance. Si nous interprétons ceci de façon plus psychologique, c’est la répétition habituelle dans nos esprits des pensées, des attachements, des émotions, des identifications. Le but du bouddhisme, c’est de sortir de ce cercle. Et quand on sort d’un cercle, on trouve une voie, un chemin. Le chemin est le contraire d’un cercle. Un cercle n’a pas de but, c’est une continuation répétitive. Un chemin, c’est une ouverture vers d’autres possibilités qu’à présent nous ne comprenons pas mais qui nous donnent le sentiment d’avoir vraiment un but dans la vie. Et ce n’est pas simplement un but que le chemin nous donne mais aussi une liberté de bouger, de vivre sans obstacle.

Une voie, un chemin

Nagarjuna dit aussi que la vacuité, c’est la voie médiane elle-même. Ca veut dire que la vacuité est une voie. Ça n’a peut-être pas beaucoup de sens. Mais si on réfléchit un peu, une voie, un chemin, un sentier, c’est une vacuité. Par exemple, si nous regardons une colline et apercevons un chemin qui traverse cette colline, nous avons l’impression que le chemin s’est surimposé sur le champ. En réalité le sentier, c’est simplement l’absence de gazon, de plantes, de rochers qui nous permet de traverser le champ. Même chose avec une forêt. Les voies qui nous permettent de traverser une forêt ne sont que des écarts entre les arbres, les rochers, les buissons. Dans un sens littéral, un chemin, un sentier, c’est une vacuité, une « emptiness », c’est un manque de quelque chose et c’est un manque qui nous permet de bouger, de marcher sans obstacle. Le bouddhisme parle beaucoup des obstacles et surtout des obstacles psychologiques comme la haine, la paresse, etc. Ces obstacles sont les choses en nous-mêmes qui nous empêchent de suivre le chemin. Ils nous bloquent. Et ces blocages sont des choses qui nous forcent à tourner en rond. Quand on se sent bloqué par quelque chose, on se sent incapable de sortir de ce dilemme. On ne peut pas bouger. On ne peut pas faire de progrès. On se sent vraiment coincé, agrippé, crispé. Mais dès qu’on trouve une façon de sortir d’un certain blocage, et ce pourrait être par exemple par une analyse psychanalytique, on ressent tout de suite une libération. On voit encore une fois la connexion, le lien entre le chemin, le lâcher prise et la vacuité.

Quand on médite, les moments les plus bénéfiques sont ceux où on sent une certaine ouverture mais il ne s’agit pas d’une ouverture passive, ce n’est pas un état où on est complètement à l’aise. On a l’impression qu’après une méditation qu’on considère comme une « bonne » méditation, que quelque chose se débloque. Cette méditation nous a aidés à nous ouvrir. Toutes ces métaphores d’ouverture, de vacuité ne sont que des métaphores mais qu’il faut toujours lier avec l’expérience. Autrement, il reste des idées philosophiques, bouddhistes qui sont peut-être très intéressantes et très profondes mais n’ont aucun effet sur la qualité de notre vie ici et maintenant qui est la chose centrale. Les enseignements, les pratiques doivent avoir un effet de transformation maintenant, et non dans un certain avenir où on deviendra bouddha après plusieurs vies progressives. Ceci est peut-être un contexte utile à avoir mais pour nous, la méditation doit agir sur ce que nous ressentons ici et maintenant.

Le questionnement

Je voudrais terminer en parlant des liens entre la vacuité, cet emptying, ce processus de se vider, et le questionnement dont Martine a parlé ce matin et la créativité.

Pour moi, une idée très centrale dans la méditation et c’est quelque chose que nous trouvons surtout dans le Zen, c’est le fait que nous-mêmes et le monde dans lequel nous vivons ne sont pas quelque chose que nous pouvons prendre pour acquis, mais plutôt un mystère, quelque chose de profondément mystérieux.

Dans l’état de samsara, dans cet état de crainte et d’habitudes, le monde ne se présente pas comme mystérieux mais comme quelque chose que l’on connait déjà. Et dès qu’on pense qu’on connaît quelque chose, très rapidement ça commence à être un peu ennuyeux, pas très intéressant, un peu terne, fade. La vacuité ou ce lâcher prise est une ouverture à un sentiment assez vivant du mystère des choses et de soi-même. Le questionnement que Martine a introduit ce matin : « Qu’est-ce que c’est ? » « Qu’est-ce que ceci ? » est une façon d’exprimer cette impression de mystère. Effectivement, si on continuait une pratique Zen, on perdrait le sentiment qu’il y a un méditant qui pose une question vis à vis d’une réalité. Mais on découvrirait qu’il n’y a pas de séparation entre le questionnement et le mystère de la vie elle-même. En un sens, nous commençons à comprendre que la vie se présente comme question tout le temps à nous. Ce questionnement est simplement l’expression du mystère de la vie et sans aucune séparation entre celui qui pose la question et cette réalité, la vie, le monde, qui est l’objet de ce questionnement.

Cette ouverture qu’on appelle la vacuité est donc une ouverture au mystère. Ce n’est pas une ouverture à une réponse, à une solution, à une certitude définitive de la nature des choses. Mais chaque fois que la vacuité devient un objet philosophique, on se dit qu’à ce moment-là, si on comprenait la vacuité, on connaîtrait alors la réalité ultime du monde et tous les problèmes seraient résolus.

Ça, c’est l’imagination religieuse de beaucoup de personnes et on pourrait remplacer le mot Dieu ou Tao par vacuité dans le bouddhisme. N’importe quel système religieux a cette tendance à ultimiser quelque chose comme objet privilégié qui est au-delà de notre expérience et probablement quelque chose qui est bien connu par les experts, les adeptes, les lamas, les prêtres et dans un sens caché de nous. Mais cette façon de penser est erronée.

En effet, quand on commence à comprendre ce qu’est la vacuité, ça ne donne pas de certitudes finales, un éveil qui serait finalement le but après lequel on n’aurait rien à faire. Au contraire, c’est le début, c’est là où la voie commence. Et ce début de la voie, cette idée que l’expérience de la vacuité est le début de la voie, est un enseignement qui se trouve dans les textes les plus anciens. Pour le Bouddha, l’expérience de ce qu’on appelle en pali Sotapana, veut dire entrer dans le courant, c’est à dire avoir l’expérience de l’éveil, de la vacuité, et ce moment-là correspond au premier pas du chemin octuple. C’est la vision juste. Et ce n’est que quand on voit les choses d’une façon juste qu’on peut vraiment entrer dans le chemin. Avant ce moment-là, on n’est pas vraiment dans le chemin. On le cherche toujours.

On risque toujours, quand nous parlons ainsi de donner l’impression que l’éveil est quelque chose de très facile mais le paradoxe avec l’expérience de la vacuité est que c’est quelque chose dont nous sommes très très proches maintenant. On a l’exemple en Zen d’un poisson qui passe toute sa vie à chercher de l’eau. Évidemment l’eau est la chose la plus proche de ce poisson. Il y a beaucoup de récits dans les traditions mystiques, pas simplement bouddhistes qui disent que quand quelqu’un découvre la réalité de Dieu ou d’autre chose, il se rend compte qu’en effet c’est quelque chose qui était déjà très proche de lui-même.

Saint-Augustin a dit une fois que Dieu est plus proche de soi-même que son propre moi. Je crois que c’est la même chose ici. Mais ce serait une erreur de penser que c’est quelque chose de tout à fait évident et simple parce que c’est la chose aussi la plus difficile à comprendre dans la vie. Heidegger, quand il parle du mystère, dit que c’est la chose la plus proche et la plus distante à la fois.

La créativité

Pendant une retraite ou bien dans la vie quotidienne, on a souvent des petits moments, des clins d’œil de choses, une façon de voir ou de sentir qui n’est pas la même que d’habitude. Ces moments-là sont précieux. La méditation est une préparation à ces possibilités qui peuvent s’ouvrir n’importe quand.

Cette vigilance attentive, c’est un training, un apprentissage pour être de plus en pus ouvert à des moments où la vie s’ouvre. Et ça peut arrive n’importe quand. Le Zen met beaucoup l’accent sur ce point-là : l’éveil est quelque chose qui peut interrompre n’importe quel moment. Ceci nous encourage à être toujours prêts pour cette irruption, ce choc qui pourrait arriver. Et cette attente, ce waiting, de rester vigilant, c’est vraiment central dans cette pratique.

Ce que nous faisons ici, c’est nous préparer pour une vie qui est menée dans cette perspective-là. Quand nous laissons tomber nos attachements, nos désirs, nos craintes, nous nous ouvrons aussi à notre créativité. Parce que la créativité, c’est la création. Et la création, c’est donner naissance à quelque chose qui n’existait pas auparavant, à quelque chose de nouveau.

Le problème avec le samsara, c’est qu’on répète toujours les mêmes choses. Rien de nouveau n’entre dans nos vies. Et ça devient très ennuyeux, très frustrant. Dès qu’on entre dans un chemin, on entre dans le champ de possibilités que quelque chose peut arriver. C’est là que l’on trouve l’origine des actes créatifs. La voie elle-même est une ouverture à des possibilités nouvelles, une façon dont on mène sa vie, dont on parle aux autres, dont on réagit au monde, dont on choisit sa carrière, etc. Parce que la vie octuple du Bouddha commence avec la vision et se poursuit avec la motivation, puis la pensée, les actes et sa façon de vivre dans le monde. Et ceci n’est pas un truc de bouddhisme engagé du 20è siècle, c’est une idée de base dans le bouddhisme malgré qu’il n’y ait aucun concept de créativité dans le bouddhisme, chose que nous trouvons peut-être un peu étrange.

Dans notre culture, on pourrait facilement parler de créativité dans ce processus. Tout en étant vigilant à ne pas penser à une créativité comme le domaine de l’artiste ou de certaines personnes douées d’un certain sens artistique. La créativité devrait être quelque chose qu’on peut réaliser dans la vie de famille, dans son travail, au bureau, dans le jardin, dans la vie politique, économique, sociale, partout.

Ce monde a grandement besoin d’idées nouvelles parce que peut-être nous trouvons que notre système économique et politique risque de tourner en rond et n’a pas vraiment un but. Nous avons perdu de vue un but, pas simplement pour nous-mêmes en tant qu’individu mais pour la société en général. C’est une crise réelle que nous expérimentons aujourd’hui. Et j’espère que ces idées de la vacuité et de la méditation peuvent d’une certaine manière contribuer à nous aider à résoudre ces difficultés individuelles et sociales.


Par Stephen Batchelor

Terre d’Eveil-Vipassana

8 rue Crébillon

94300 Vincennes


Cet enseignement est extrait du site www.buddhaline.net

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