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Freud et le Bouddha, le face-à-face

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Le psychanalyste lausannois Eric Vartzbed, ancien mécanicien et champion de motocross, se livre à une analyse comparée de deux voies très fréquentées dans la quête du bonheur. Un vrai délice d’intelligence et de liberté d’esprit.

Eric Vartzbed.
Eric Vartzbed.

Quels sont les points communs entre le zen et la psychanalyse? On vous l’accorde, la question ne s’impose pas comme des plus urgentes. Pourtant, en lisant l’élégant ouvrage1 du psychothérapeute et psychanalyste lausannois Eric Vartzbed, on se rend compte qu’on se trouve au cœur d’une préoccupation très contemporaine – comment être heureux? Et que le divan comme le bouddhisme sont des voies très fréquentées pour y répondre. Sur l’une et l’autre, Eric Vartzbed propose un regard plongeant extraordinairement éclairant, car il permet de discerner des ressorts qui demeurent, de trop près, invisibles.

La prise de distance, le voyage, c’est toute l’affaire de ce jeune docteur de 37 ans, qui a commencé par être pilote de motocross avant d’effectuer un virage biographique radical. Et qui trouve merveilleusement les mots pour dire qu’il faut se méfier des mots.

Le Temps: Un des livres cultes des années 70 s’intitule «Traité du zen et de l’entretien des motocyclet­tes» 2. Mais le lien entre le zen et la moto reste obscur. Vous qui avez été champion de motocross, vous allez enfin pouvoir nous éclairer?

Eric Vartzbed: Désolé! La seule relation que je peux établir entre la moto et le bouddhisme est très personnelle, c’est l’idée de réincarnation: je peux dire que j’ai eu plusieurs vies! (Il rit) Dans la première, j’ai fait de la moto, très tôt, dès 14 ans, pour faire comme mon grand frère. Puis comme mon père, qui était mécanicien. Ma première formation est un CFC de mécanicien.

Comment avez-vous viré psychanalyste?

– Certaines rencontres réorganisent l’existence. Je suis tombé amoureux. J’avais 17 ans, mon amie était gymnasienne, et son père un grand historien de l’art. Elle m’a déniaisé érotiquement, et lui intellectuellement. J’ai fait le gymnase du soir, puis un doctorat en psychologie sur les racines philosophiques de la psychanalyse. Mais, si je suis devenu psychanalyste, c’est aussi parce que j’ai eu personnellement besoin d’une cure et que j’en ai fait l’expérience.

Dans votre livre, vous parlez aussi du bouddhisme comme d’une «cure». Est-ce cela qui vous a amené à vous y intéresser?

– Oui, je cherchais un point de vue extérieur sur ma discipline, pour éviter de réciter un catéchisme freudo-lacanien. L’aspect le plus intéressant du bouddhisme, à mon avis, est qu’il propose une méthode pour guérir la souffrance humaine. C’est une démarche très empirique, où il ne s’agit pas de croire, mais de faire des expériences.

Tout de même: la réincarnation, la spiritualité?

– Au cœur du bouddhisme, il y a la méditation. Face aux spéculations sur l’au-delà, le Bouddha répondait par un noble silence.

Le zen suppose de «renoncer au sacré», écrivez-vous: on est à l’opposé de la religion?

– Très loin, oui. Le chrétien traite sa souffrance par l’imaginaire et le sens, l’identification au Dieu incarné qui dépasse sa souffrance dans la résurrection. La thérapeutique bouddhiste propose au contraire de se dégager de tout sens, de toute croyance, de toute idéologie. De tout ce qui, en fait, relève de la représentation. L’idée est de libérer la perception, d’être simplement en contact avec ce qui est. C’est ce que j’appelle un scepticisme sensualiste. Finalement, on a davantage affaire à une hygiène qu’à une religion. C’est ma vision des choses bien sûr. Mais elle est étayée.
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La quête de sens n’est-elle pas aussi au centre de la cure psychanalytique? Qu’est-ce qui vous fait dire que la psychanalyse, comme le zen, vise à s’en détacher?

– Il y a des étapes dans une analyse. Mais le but est bien d’arriver à décoller de son fantasme, à se libérer de la croyance que l’on s’est forgée sur ce qu’il faut être, à ne plus être figé dans une représentation. Il y a des moments magnifiques dans une cure. Lorsque ce décollement opère, c’est un peu comme dans Les Ailes du désir, le film de Wim Wenders: on passe du noir et blanc à la couleur, le vivant circule à nouveau. La grande différence avec le zen, c’est que ce décollement s’opère ici grâce au langage plutôt que grâce à la méditation.

Ce qui n’empêche pas l’analyste de mettre fin, quand il le faut, au «bavardage mental»…

– Oui, car on peut faire mousser indéfiniment la machine du sens. A un moment donné, l’analyste peut intervenir pour arrêter l’éternel jeu des questions et des réponses. Les réponses tautologiques du maître zen ont la même fonction.

Si je suis «zen», sans désir ni idéal, qu’est-ce qui fait que je me lève le matin?

– Vous avez raison, on ne peut pas vivre sans idéal. D’ailleurs, le zen surfe sur un paradoxe: il critique les idéaux mais il en constitue un lui-même. L’enjeu est probablement de vivre avec sans trop y adhérer. Dans les deux traditions, le malaise tient aux fixations.

Parlez-nous du bonheur selon le Bouddha et selon Freud.

– On a affaire à deux visions de l’homme très différentes, l’une tragique, l’autre optimiste. Pour Freud, notre moteur principal est le désir. Constamment confrontés à ses impasses, nous bricolons dans l’incurable, ce qui explique, entre autres, notre inventivité. Pour le Bouddha, notre essence réside dans une zone du psychisme qui est a-conflictuelle et qui peut être en quelque sorte «musclée» par la méditation. Cela nous permet d’atteindre une satisfaction stable et profonde.

Celui qui a atteint la paix, en quoi est-il utile à l’humanité?

– Votre question renvoie à l’histoire du bouddhisme. A l’origine, le but visé était uniquement la libération personnelle. Plus tard est apparu le souci collectif avec la figure du bodhisattva, le pratiquant qui, juste avant d’atteindre le Nirvana, y renonce pour se consacrer à la libération de son prochain.
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D’une certaine manière, on rejoint le christianisme?

– Oui, d’une certaine manière.

Mais si la plénitude est possible et qu’on sait comment y arriver, pourquoi tout le monde ne se précipite-t-il pas dans la méditation?

– C’est la question des résistances à l’engagement. J’en vois plusieurs: la peur du changement d’abord, et aussi la crainte de manquer de manque, autrement dit la confusion entre force et tension. Notre ambivalence fondamentale également, et enfin notre besoin de punition: l’idée que le malaise comble une culpabilité inconsciente.

Là, on repart dans la psychanalyse à fond la caisse…

– Indubitablement.

1. «Le bouddhisme au risque de la psychanalyse», d’Eric Vartzbed,
Ed. Seuil, 197 p.

2. De Robert Pirsig, Ed. Seuil, réédité en 1998.


Par Anna Lietti

Source : www.letemps.ch




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