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La lèpre et la tradition bouddhiste

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La lèpre et la tradition bouddhiste

Élise Anne DeVido *

Lèpre et karma

mains-10.jpgA première vue, on est choqué par la conception apparemment dure et fataliste de la lèpre propre au bouddhisme. Cette maladie, de même que plusieurs handicaps physiques congénitaux et certaines maladies mentales ou encore les virus de la fièvre Ebola et du Sida, est un exemple caractéristique de ce que les bouddhistes appellent un « type karmique » de maladie (les autres types étant des maladies qui proviennent d’une « disharmonie
physiologique », d’une consommation immodérée d’aliments ou de boissons, d’une rupture dans le rythme quotidien de vie, de bactéries, de virus, ou d’un « malaise spirituel »).

Un « type karmique » de maladie est considéré comme une « rétribution » évidente du fait de péchés graves commis au cours de vies antérieures. A côté de la liste habituelle des péchés mortels tels que le meurtre et les manquements à la piété filiale, la lèpre apparaît comme une punition pour des transgressions telles que le fait de calomnier ou de faire du mal à des moines, le fait de dénigrer les soutras ou d’endommager des temples. Se soigner de maladies karmiques demande de se livrer à une pratique spirituelle rigoureuse, de se repentir et d’entreprendre de nombreuses bonnes actions.

En outre, dès le début de la tradition bouddhique dans l’Inde du 6ème siècle avant J.C., toute personne qui souffrait de la lèpre, de furoncles, de teigne, de tuberculose ou d’épilepsie ne pouvait prendre l’habit et devenir un religieux. Cette règle est toujours appliquée aujourd’hui.

Une autre façon de « considérer » les lépreux dans le bouddhisme sert de base à un type très répandu de pratique contemplative. Ici, les lépreux sont conçus non pas comme des alter ego du fait de leur humanité qui méritent notre sympathie et notre attention, mais d’abord comme un outil pédagogique pour la méditation bouddhique dans la quête de l’Illumination. A travers la méditation sur les corps défigurés des lépreux et sur leurs souffrances, nous pouvons diminuer notre attachement au corps, ce qui constitue une part importante de l’objectif plus large de mettre fin à tout désir de plaisirs sensuels. Car ce sont nos désirs qui créent l’attachement à ce monde d’illusions, engendrant par là-même nos douleurs et nos souffrances. C’est ce qu’illustre l’image bien connue des lépreux évoquée par le Bouddha :

« Imaginez un lépreux dont les membres seraient couverts de plaies et de boursouflures, grattant de ses ongles les croûtes recouvrant ses blessures, cautérisant son corps au-dessus de charbons brûlants. Il trouverait malgré tout un certain soulagement à se gratter et à cautériser ses blessures. De même pour les êtres qui ne se sont pas libérés de leur appétit de plaisirs sensuels, plus ils cèdent à leurs passions, plus leur convoitise augmente et plus ils sont brûlés par leur fièvre. »

Bouddha, le roi des médecins

Et pourtant, on trouve souvent l’éloge du Bouddha dans les Soutras, en tant qu’homme versé dans l’art médical traditionnel de son temps. Dès le début, le bouddhisme a lié la spiritualité bouddhiste aux méthodes de soin et a montré comment le corps et l’esprit sont inextricablement liés. Connu dans le canon bouddhiste comme « le roi des médecins », le Bouddha recommandait le Dharma, à travers lequel nous nous débarrassons des « trois poisons » que sont la convoitise, la colère et l’ignorance. Nous nous soignons de la convoitise par la contemplation de l’impureté, de la colère par la contemplation de la douceur, de l’ignorance par la contemplation de la vraie nature des choses (le vide) et la culture de la sagesse. De cette façon, la pratique bouddhique prétend « soigner » nos souffrances, quoique certaines maladies physiques ne puissent pas être guéries.

De fait, les religieux devaient étudier la médecine (soit dans le but de se soigner soi-même, soit dans celui de porter secours à d’autres moines), celle-ci étant l’une des « cinq sciences » qui comprennent par ailleurs le langage, les arts, les mathématiques, la logique et la philosophie bouddhique. Il n’est pas surprenant dès lors que les moines et les nonnes aient acquis une certaine popularité parmi les laïcs du fait de leur savoir médical. Inversement, les religieux étaient souvent critiqués pour leur vie de travail qui ne les différenciait en rien de professionnels laïcs, au lieu de se concentrer sur le prêche et la propagation du Dharma.

Cependant, alors que le bouddhisme se propageait à partir de l’Inde en Asie du Sud-Est et en Extrême-Orient, les abbés bouddhistes encourageaient leurs disciples à étudier la médecine comme un excellent moyen de conversion. Les temples bouddhistes ont ainsi créé les premiers « hôpitaux » ainsi que des institutions caritatives pour les religieux et les laïcs.

Pratiquer la compassion

Les bouddhistes ont toujours mis l’accent sur la pratique empreinte d’abnégation de la compassion envers les malades et les personnes handicapées, non seulement afin d’aider autrui mais aussi pour « soigner » sa propre souffrance spirituelle et réduire les charges négatives pesant sur son karma.

Le canon bouddhiste indien contient de nombreux récits de moines et de nonnes bouddhistes travaillant parmi les lépreux, s’occupant de leur maladie physique tout en leur prêchant le Dharma. Ces récits hagiographiques racontent en détail comment les religieux entouraient de soins et encourageaient leurs patients lépreux, changeant leurs bandages, drainant leurs plaies, les nourrissant et les lavant.

Dans la Chine médiévale (du 5ème au 9ème siècle), les histoires dynastiques officielles datant de cette période décrivent comment les religieux bouddhistes soignaient les lépreux en rendant par exemple visite à des communautés de lépreux qui existaient déjà (dans les campagnes ou dans des régions montagneuses…) et en prêchant le Dharma, en prodiguant un soutien émotionnel, en lavant leurs vêtements, ou même en suçant le pus des lésions des lépreux (l’ultime action montrant la profondeur de leur engagement compassionnel au soin des lépreux). Certains temples bouddhistes ont conservé des refuges pour accueillir des patients lépreux, avec des dortoirs séparés pour les hommes et pour les femmes : certains y étaient soignés physiquement, d’autres pas.

Paradigmes de la compassion

Les soutras bouddhistes ne sont pas remplis d’histoires du Bouddha accomplissant lui-même des guérisons miracles, procédant à l’apposition des mains et soignant des lépreux, comme Jésus dans le Nouveau Testament. Mais il y a, dans la tradition bouddhiste, d’innombrables exemples historiques présentés comme des paradigmes de compassion que tout le monde doit suivre :

* Le roi Ajatashatru, un contemporain du Bouddha, au 6ème siècle avant J.-C., était destiné à mourir un jour donné. Cependant, la rencontre du Bouddha et la mise en œuvre de ses enseignements lui ont permis de guérir de sa lèpre, de surmonter ses souffrances spirituelles (il avait causé la mort de son père) et de prolonger sa vie de nombreuses années.

* Le troisième patriarche du bouddhisme chan, Jianzhi Sengsan (520-612), qui était lépreux, aurait été guéri par sa foi et sa pratique bouddhiques.

* Le bouddhisme japonais est aussi rempli d’hagiographies de moines, tel qu’Eizon (1201-1290), qui aurait été très actif dans l’organisation d’ œuvres caritatives, y compris l’aide aux lépreux.

* L’abbé Dao-chi dans la Chine du 7ème siècle a ouvert son temple à de nombreux lépreux. Il vivait et mangeait avec eux, habillait leurs plaies et les aidait à se laver. Certains de ses disciples essayaient d’éviter tout contact avec les lépreux et se demandaient pourquoi l’abbé ne craignait pas d’être lui-même infecté. L’abbé leur expliqua que « ce que nous appelons ‘propre’ ou ‘sale’ est le résultat de notre esprit discriminant. Si nous n’avons aucune répugnance dans nos esprits, comment l’aversion pourrait-elle naître ? Lorsque notre esprit est pur, la pureté est en tout et partout. Si un moine tel que moi ne peut même pas se débarrasser de cette illusion pour laisser la place à la compassion, je devrais avoir honte de ne pas vivre en conformité avec le Dharma. »

* Les Tibétains parlent du grand maître Gelongma Palmo qui vécut au 10ème ou 11ème siècle. Du fait de son ancien karma, elle attrapa la lèpre et fut chassée dans la forêt par les gens. Mais sa dévotion et sa diligence dans sa dévotion au Bodhisattva Kuanyin lui permit de guérir de la lèpre. Son amour et sa compassion ne cessèrent de grandir pour tous les êtres. Cette nonne atteint ainsi l’Illumination et elle guida de nombreux disciples.

* Les bouddhistes tibétains font aussi l’éloge de Geshe Chekawa qui enseigna aux gens d’une communauté de lépreux la pratique du tonglen (respirer la souffrance d’autrui et expirer un souffle d’amour et de compassion afin de soigner). Cette pratique permit à plusieurs d’entre eux de guérir. Selon l’histoire, Geshe Chekawa avait un frère connu pour son scepticisme et un opposant à toute forme de pratique spirituelle. Cependant, lorsqu’il apprit que des lépreux avaient été guéris, il se glissa jusqu’à la comunauté et se cacha derrière une porte pour écouter Geshe Chekawa enseigner la méthode du tonglen. Lorsque Geshe Chekawa remarqua les améliorations dans le caractère de son frère, il comprit ce qui était arrivé : son frère avait commencé à pratiquer le tonglen. Ce changement intervenu dans la personnalité de son frère, plus encore que la capacité de guérison de cette méthode, convainc Geshe Chekawa de propager son enseignement. La pratique du tonglen avait changé la motivation même de son frère qui, de l’objectif de préserver sa propre santé, était passé à celui plus altruiste d’en faire bénéficier autrui.

La situation aujourd’hui

Durant les cent dernières années environ, le bouddhisme et la médecine bouddhique, les traditions de charité chrétienne et de services médicaux financés par l’ Église ainsi que la médecine occidentale se sont mutuellement influencés dans un sens positif puisque leur interaction a permis des progrès dans les domaines des soins, de la médecine et de la protection sociale. De nos jours, les bouddhistes de l’Inde, du Japon, de Taiwan, de Chine et du Vietnam sont actifs dans tous ces domaines professionnels, pratiquant la compassion à travers l’expression de leur sympathie ou la prise en charge directe de victimes de la lèpre, de personnes handicapées ou de malades mentaux. Toutefois, des personnes touchées par la lèpre au Japon, par exemple, doivent toujours se battre contre la discrimination et le rejet de la part de leurs familles et de la société. L’ostracisme dont elles sont victimes peut se traduire par le fait d’être forcé d’abandonner son nom de façon à ne pas « polluer » sa famille ! Les bouddhistes japonais qui rendent visite et donnent des cours à des patients lépreux au Japon citent l’exemple du poète japonais Pontaro. Celui-ci avait perdu la vue ainsi que l’usage de ses bras et de ses mains du fait de la lèpre. Il désirait pourtant continuer de vivre et de lire : il apprit à lire le Braille avec sa langue…

« Au bout de la langue,

Comme happé,

Un mot surgit … »

Pontaro exprimait toujours son espoir de vivre, malgré sa colère et sa douleur à l’égard de son destin. Mais afin de continuer, on doit pratiquer le bouddhisme : c’est une voie difficile et que l’on doit suivre tout au long de sa vie, par laquelle on apprend à se détacher de son ego.
Cependant, sur cette voie, le Bouddha nous fait signe et dit : « Venez comme vous êtes, je vous
protégerai. »

Bibliographie

1) Birnbaum, Raoul. The Healing Buddha. (Boulder, CO : Shambhala Publications, 1979)

2) “Buddhism and Health : Healing the Ills of Body and Spirit.”
http://en.sokagakkai.or.jp/html13/viewpoint3/today3budd_health3.html

3) “Buddhism, Medicine and Health.”
http://www.blia.org/english/publications/booklet/pages/37.htm

4) Conze, Edward. Buddhist Texts through the Ages. (Boston : Shambhala Press, 1990)

5) Daoduan Liangxiu. Zhongguo fojiao yu shehui fuli shiye [Chinese Buddhism and Social Service Work ] Translated into
Chinese by Guan Shiqian, (Kaohsiung: Fo-Kuang Shan Press, 1981)

6) Florida, Robert E. “The Lotus Suutra and Health Care Ethics.”
http://jbe.la.psu.edu/5/flori981.htm

7) Goodwin, Janet R. Alms and Vagabonds : Buddhist Temples and Popular Patronage in Medieval Japan. (Honolulu :
University of Hawaii, 1994).

8) Matsuo, Kenji. “What is Kamakura New Buddhism : Official Monks and Reclusive Monks.” Japanese Journal of
Religious Studies, 24.1-2 (Spring 1997) pp. 185-88.

9) Redmond, Geoffrey P. “Concepts of Disease in Buddhism,” in Buddhist Studies Present and Future, ed. Ananda W.P.
Guruge. (Paris : The Permanent Delegation of Sri Lanka to UNESCO, 1992).

10) Tatz, Mark. Buddhism and Healing: Demiéville’s Article ‘Byo’ from Ho-bo-girin. (Lanham, MD: University Press of
America, 1985)

* Ph. D, Professeur associé d’Histoire, Ecole normale nationale de Taiwan
Chercheur à l’Institut Ricci pour les études chinoises de Taipei

Traduction de l’anglais : Christile Druhle.



Un témoignage sur la perception de la lèpre

par les bouddhistes en Thaïlande

Solide prêtre originaire du Quercy, Edmond Pezet a vécu plus de 30 ans en Thaïlande. Il y a longuement fréquenté les bouddhistes, a suivi les cours des théologiens bouddhistes à Bangkok, a vécu plusieurs années dans un monastère bouddhiste. Sa connaissance du sanskrit, des textes sacrés thaïs, et son expérience spirituelle lui ont donné une compétence rare. Bientôt octogénaire, il vit dans un petit village des environs de Cahors.

Avant les études scientifiques concernant cette maladie, les populations ne pouvaient reconnaître et nommer la lèpre qu’au vu de ses conséquences : « délabrement » des chairs, plaies et mutilations, jusqu’à réduire mains et pieds à de misérables moignons ….

Quelles pouvaient être les réactions des populations bouddhistes à la vue de ce « mal » ? Quelle interprétation en donner ?

Comme pour tout autre « mal », misère ou malheur, le bouddhisme populaire, spontanément, incriminerait le Karma« C’était son Karma !… ». Karma : le « mûrissement » d’ « actes négatifs » dans le passé, dans des « vies antérieures ». Seule issue : le supporter, « faire avec » … Après tout, autant vaut mieux en souffrir maintenant que d’avoir à en souffrir plus tard !…

Une telle interprétation peut aider à assumer son propre sort ….

Certes cette interprétation populaire du Karma peut paraître caricaturale, concernant le bouddhisme et sa spiritualité !

Assumer son mal concerne le lépreux lui-même. Mais, du point de vue des autres, des bien-portants ? la fuite ? la peur de la contagion ? l’exclusion du malheureux de la société des bien portants ?

Comme attitude à l’égard de plus malheureux que soi, le Bouddhisme enseigne : bienveillance, miséricorde, compassion.

D’après ce que j’ai pu constater dans les populations rurales du Nord-Est de la Thailande, les villageois ne manifestaient pas de réactions de peur à l’égard des lépreux et il n’y avait donc pas de mesure d’exclusion de la société. Certains villages étaient connus comme villages où il y avait des lépreux : toute la population n’était pas atteinte de ce mal. Mais de notoriété ancienne, il y avait là des familles dans lesquelles la lèpre affectait quelques membres.
Mais cela ne faisait apparemment pas obstacle aux relations de famille à famille, ni de village à village. Des Services de la santé publique ou des organisations privées s’occupaient de ces familles, apportant régulièrement aux malades les médicaments et contrôlant la régularité de leur prise, en vue de maintenir non contagieux les malades restant dans leur famille. En cas d’épisodes d’aggravation de la maladie, des centres de soin accueillaient ces malades.

Père Edmond Pezet


Les anciens lépreux du Japon obtiennent réparation


Un tribunal a condamné l’état japonais à indemniser les anciens lépreux ayant subi l’internement obligatoire jusqu’en 1996.

Philippe Pons, dans « le Monde » du 05-02-96, rappelait qu’au Japon, l’ « internement » des anciens lépreux n’a pris fin qu’en février 1996, avec l’abrogation de la loi de 1953 sur la prévention de la lèpre et il précisait : « Autrefois, on disait des lépreux, au Japon, qu’ils étaient abandonnés des trois trésors (le Boudha, la loi et les moines). La lèpre était perçue comme une punition pour une faute commise dans une vie antérieure, selon la conception bouddhique de la rétribution des actes, les lépreux faisant alors partie des non-humains ».
Six mille anciens lépreux ont donc été libérés, début 1996. Mais personne ne les attendait. La plupart étaient restés sur les îles où ils avaient été internés, avec ce terrible mot d’adieu : « ne reviens jamais ».

Par The Lancet du 22-08-98 (vol.352, p.631), on apprenait que 13 anciens malades, ne se contentant pas des excuses de l’ancien ministre, avaient intenté une action judiciaire contre le gouvernement, avec demande de dommages et intérêts, arguant que la politique de ségrégation qu’ils avaient subie avait « violé leur droit constitutionnel au bonheur ».

Or dans le Monde du 16 mai 2001, Philippe Pons nous apprend que, le 11 mai 2001, 128 plaignants ont obtenu une amère revanche : le tribunal de Kumamoto, dans le Kyushu, a condamné l’état à indemniser ceux qui ont été victimes de cet enfermement, en versant à chacun 14 millions de yens (environ 917 000 francs). Deux autres procès, intentés par 700 autres malades, sont en cours.

« Nous sommes à nouveau des êtres humains » a déclaré un malade à la suite du jugement.


Source : sfdermato.actu.com




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