Jon Kabat-Zinn explique comment il a commencé son travail de pionnier en introduisant la méditation dans le monde médical classique et dans la société. Dans sa jeunesse, se rappelle-t-il, la méditation « était perçue comme quelque chose de nébuleux réservé aux fous marginaux, au-delà même de la contre-culture… Il y avait le sexe, les drogues, le rock-and-roll, la méditation et le yoga, et tout ça, c’était loin, bien loin de la réalité. C’était ma génération. »
Une carrière basée sur la méditation n’était donc pas le choix le plus logique pour un jeune Américain respectable qui avait étudié auprès d’un lauréat du prix Nobel et obtenu un doctorat en biologie moléculaire au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Mais les treize années de pratique bouddhiste de Kabat-Zinn l’avaient convaincu que la méditation pouvait être utilisée comme un outil puissant pour aider les gens à faire face au stress, à l’anxiété, à la douleur et à la maladie. Ayant lui-même étudié auprès de maîtres des traditions zen et théravada, il décida de s’appuyer sur sa propre expérience afin d’aider ceux qui, comme il le dit, passaient à travers les mailles du filet du système de santé.
« Beaucoup de gens n’étaient pas satisfaits par le système médical en 1979, dit-il. Alors, j’ai fait le tour des médecins et j’ai commencé à leur parler et à leur demander : “Si nous mettons au point un programme de réduction du stress basé sur la méditation, et même si vous pensez que la méditation est quelque chose d’insensé, est-ce que vous nous enverrez des patients ?” Beaucoup de médecins m’ont dit : “Je pourrais penser spontanément à une centaine de personnes qui ne se portent pas mieux avec mon traitement. Peut-être que vous pourriez leur apporter quelque chose.” »
Kabat-Zinn mit en place une clinique de réduction du stress à la faculté de médecine de l’Université du Massachusetts et commença à organiser des cours de huit semaines basés sur des techniques de méditation et de yoga. L’objectif du cours était simple : la conscience du moment présent. « Il fut évident, presque tout de suite, que si l’on mettait l’accent sur l’exercice d’une attention et d’une conscience, sur une présence sans jugement, non réactive, instant après instant, alors ce serait quelque chose que tout le monde pourrait faire, dit-il. Si l’on ne l’alourdissait pas d’un bagage culturel, spirituel ou idéologique, les gens qui ont eu de nombreuses expériences de douleur et de souffrance physique sont prêts à tout essayer.
Dans notre cas, les patients étaient envoyés par des anesthésistes, par la clinique de la douleur, par des chirurgiens orthopédistes, des médecins généralistes et des neurologues. Ils étaient adressés à un service au sein de l’hôpital qui les entraînait à la méditation bouddhiste sans bouddhisme… Dès que les médecins ont vu ce qui se passait avec leurs patients, ils nous en ont envoyé davantage. » Ainsi est née la « Réduction du stress basée sur la pleine conscience ».
Kabat-Zinn est prompt à souligner que le « M » dans MBSR (la réduction du stress par la pleine conscience) ne correspond pas directement à une définition traditionnelle bouddhiste de l’attention. C’est, dit-il, « un terme qui désigne à la fois Dharma, conscience, compassion ; parce que si nous devions faire le genre de distinctions faites dans l’Abhidharma ou dans n’importe quelle philosophie bouddhiste au sujet de la nature de l’esprit, la réduction du stress par la pleine conscience n’aurait jamais pris son essor. Tout le monde se serait enfui en courant, en disant « ça n’a aucun rapport avec moi ». Par contre les gens peuvent se relier au moment présent.
Il ajoute : « Je n’ai jamais évité le mot “méditation”, mais il ne semblait pas pertinent de dire que c’était bouddhiste. Je disais d’où cela provenait si les gens me le demandaient, mais il ne semblait pas approprié d’insister sur ce point. Ce qui était important, c’était d’avoir une approche empirique : essayez, voyez comment vous vous sentez quand vous commencez à cultiver ce qu’on appelle la pleine conscience. Voyez ce qui se passe. Ce qui s’est produit, c’est que les gens ont commencé à ressentir des changements dans leur douleur et des changements dans leur relation à la douleur, même quand la douleur ne changeait pas. Des changements vers plus de liberté, de libération, de réalisations que “ma douleur n’est pas moi”. »
Grâce à sa formation scientifique, Jon Kabat-Zinn avait compris que le programme MBSR ne serait largement accepté que s’il était capable d’évaluer et de documenter les résultats dont ses patients avaient fait état. Après avoir fait ses premières armes sur les virus bactériens, il se mit à élaborer des études pour des êtres humains réels. Il le fit avec peu de moyens, au départ, car il était impossible d’obtenir des financements pour des essais cliniques randomisés dans un domaine qui n’existait même pas pour les institutions médicales. En 1982, Kabat-Zinn envoya un groupe de cinquante-et-une personnes souffrant de douleur chronique suivre un cours de huit semaines comportant une session hebdomadaire de deux heures sur la pleine conscience. L’étude, publiée dans le Journal of the American Medical Association, montra que le niveau de la douleur ressentie par les sujets avait réduit de manière significative, la moitié d’entre eux faisant part d’une réduction de cinquante pour cent ou plus.
D’autres études suivirent et, en 1993, la pleine conscience fut soudain portée à la connaissance du grand public lorsque quarante millions d’Américains purent regarder à la télévision un documentaire intitulé Healing and the Mind (La guérison et l’esprit), réalisé par le journaliste chevronné Bill Moyers. Le programme filmait Kabat-Zinn et son équipe menant des recherches sur des patients qui recevaient un traitement aux ultra-violets pour une maladie de peau, le psoriasis. Les patients de l’un des groupes recevaient uniquement le traitement aux ultra-violets et ceux de l’autre écoutaient des cassettes de pratique guidée de pleine conscience pendant leur séjour dans la cabine à ultra-violets. On constata que le taux de guérison des méditants était environ quatre fois supérieur à celui des non-méditants.
En 1997, Kabat-Zinn fit équipe avec un chercheur en neurosciences, le Dr. Richard Davidson pour tester la façon dont des employés de bureau ordinaires répondaient à l’entraînement à la pleine conscience. Kabat-Zinn et Davidson ont tous les deux été des acteurs essentiels du développement de l’Institut Mind and Life qui, sur les conseils et l’inspiration de Sa Sainteté le Dalaï-Lama, est devenu un lieu important de débats pour la recherche scientifique sur les bienfaits de la méditation. En 1997, ils lancèrent une étude dans une entreprise de biotechnologie à Madison, Wisconsin. Pendant huit semaines, un groupe de scientifiques, de responsables du marketing, de techniciens de laboratoire et de directeurs se réunirent régulièrement dans l’une des salles de conférence de l’entreprise pour pratiquer la méditation. Des mesures de leur activité cérébrale avant et après le cours montrèrent une augmentation significative de l’activité dans plusieurs régions du cortex préfrontal gauche, une zone du cerveau associée aux émotions positives. Cette activité accrue persista pendant au moins quatre mois et ces résultats furent confirmés par les employés eux-mêmes, qui déclarèrent que l’entraînement à la pleine conscience leur avait permis de se sentir moins stressés et plus heureux dans leur travail.
À l’issue du cours, les employés reçurent un vaccin antigrippal. Un examen neuf semaines plus tard permit de constater que les méditants avaient eu une réponse immunitaire au vaccin significativement plus forte que les non-méditants, ce qui tend à prouver que la réponse immunitaire est liée à la façon dont nous traitons nos émotions, en particulier en période de stress.
Comme davantage d’études apportaient la preuve de l’efficacité de la pleine conscience dans des contextes très différents, les premières ramifications de la MBSR commencèrent à apparaître. La Thérapie cognitive basée sur la pleine conscience (Mindfulness-Based Cognitive Therapy), par exemple, fut développée pour aider les personnes souffrant d’épisodes répétés de dépression. En 2000, un groupe de chercheurs, comprenant les cliniciens-chercheurs Zindel Segal, Mark Williams et John Teasdale, publia une étude qui révéla que huit séances hebdomadaires de pleine conscience réduisaient de moitié le taux de rechute chez les personnes ayant eu au moins trois épisodes de dépression.
La MBSR est maintenant utilisée dans plus de 200 centres médicaux à travers les États-Unis et dans le monde. Au cours des trente dernières années, plus de 18 000 patients sont passés par la seule Clinique de réduction du stress, et Jon Kabat-Zinn a donné des formations sur la pleine conscience à des milliers de professionnels de santé. Le nombre d’articles sur l’application clinique et la neuroscience de la pleine conscience est en croissance exponentielle. « On finance maintenant la recherche sur la pleine conscience à hauteur de centaines de millions de dollars par an, dit Kabat-Zinn. Dans le contexte que nous avions en 1979, il aurait été plus probable que l’univers cesse subitement son expansion et commence à s’effondrer. »
Kabat-Zinn a introduit la pleine conscience auprès de gens de tous les horizons, des prisonniers et des sans-abris aux chefs d’entreprise, aux avocats et aux athlètes olympiques. Dans les années 1990, son ancien collègue George Mumford a enseigné la pleine conscience à la légende du basket-ball, Michael Jordan et à son équipe triomphante des Chicago Bulls. Sous l’entraînement de Phil Jackson, les Bulls ont remporté trois titres NBA d’affilée, et quand Jackson est passé chez les Los Angeles Lakers, il a pris Mumford avec lui et remporté trois autres titres. « Est-ce la raison pour laquelle ils ont gagné tant de championnats ? » demande Kabat-Zinn en faisant référence à l’entraînement des joueurs à la pleine conscience. « Bien sûr. Ils ont grandi de cinq centimètres en méditant ! »
L’année dernière, l’armée américaine a demandé à Kabat-Zinn de l’aider à former ses soldats à la pleine conscience, afin de leur permettre de mieux faire face au stress du combat et à ses séquelles psychologiques. « Nous avons des jeunes de dix-neuf, vingt ans qui une fois rentrés chez eux souffrent de stress post-traumatique parce qu’ils ont vécu toutes sortes de choses horribles, impensables, indicibles et y ont pris part, dit-il. Ils s’en prennent à leur femme (ou leur mari) et à leurs enfants et l’armée demande une formation à la pleine conscience. » Un programme appelé « Remise en forme mentale basée sur la pleine conscience » (Mindfulness-Based Mental Fitness Training) a été spécifiquement développé pour l’armée américaine, et des soldats revenant des guerres d’Irak et d’Afghanistan reçoivent maintenant une formation à la MBSR dans des hôpitaux pour anciens combattants à travers les États-Unis.
Malgré son succès, Kabat-Zinn exprime une certaine prudence quant à la croissance du mouvement de la pleine conscience. « Il y a tous ces rejetons basés sur la pleine conscience qui naissent partout : la thérapie cognitive basée sur la pleine conscience, l’entraînement à l’alimentation en pleine conscience, les soins aux personnes âgées basés sur la pleine conscience, dit-il. C’est un épanouissement fantastique. Le risque est que cela devienne aussi un choix de carrière très malin pour les psychologues − la pleine conscience par ci, la pleine conscience par là − et que la pleine conscience soit perçue comme un concept : « Eh bien, être dans le moment présent, un peu sans jugement, c’est ce que j’ai toujours fait” et ne pas comprendre que ce n’est pas un concept, c’est une façon d’être. »
Il ajoute : « Nous insistons auprès des enseignants : si vous ne le vivez pas, alors ce n’est pas la pleine conscience, et vous ne devriez jamais demander à un de vos patients ou de vos étudiants de faire quoi que ce soit si vous n’en faites pas au moins autant vous-même, tous les jours. Si vous leur demandez de pratiquer quarante-cinq minutes par jour, six jours par semaine, alors vous feriez mieux, vous aussi, de pratiquer quarante-cinq minutes par jour, six jours par semaine. »
L’objectif de Jon Kabat -Zinn, quand il a fondé la Clinique de réduction du stress en 1979 était de soulager les souffrances de ses patients. Mais, dit-il, il est impossible pour un individu de pratiquer la pleine conscience sans s’ouvrir également à une approche plus éthique, altruiste et compatissante de la vie. « Mon opinion personnelle, c’est que lorsque vous ne portez aucun jugement sur quoi que ce soit, alors vous passez automatiquement dans l’acceptation. Parce que l’acceptation n’est possible que si vous cessez de juger, et accepter, c’est voir les choses comme elles sont, ce qui signifie voir l’interdépendance de toutes choses. Dès qu’il y a interdépendance, l’amour-tendresse et le lien avec autrui s’élèvent naturellement. Nous entraînons bel et bien ces personnes à la méditation fondée sur les metta et à la pratique d’amour-tendresse, mais mon sentiment a toujours été qu’il vaut mieux incarner la bonté et la compassion qu’en parler. »
La pratique ultime, dit-il, « ce n’est pas d’être assis en posture de “lotus complet”, mais dans la vie quotidienne, de vivre en accordant de l’importance à sa vie, d’instant en instant en instant, et de faire ce qui est approprié dans le moment présent et bien sûr ce doit être éthique. Regardez combien de gens sont en difficulté parce qu’ils font des choses qu’ils savent ne pas être justes. Ils choisissent un chemin − que ce soit l’alcool, la drogue ou le sexe − quel qu’il soit, parce qu’ils se sentent seuls, blessés, confus ou quoi que ce soit d’autre et il leur semble qu’ils retireront un peu de plaisir de ce moment particulier. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que derrière ce petit moment de plaisir, il y a un champ infini de douleur, pour eux-mêmes et pour tous ceux avec qui ils sont en contact, tous ces gens dans leur vie qu’ils ont peut-être trahis en se trahissant eux-mêmes.
Si vous êtes réellement présent, vous n’avez pas besoin d’une grosse boussole morale, parce qu’à chaque instant la vue vous protège, naturellement. Nous constatons cela chez nos patients. Ils viennent et ils nous disent qu’ils voient les choses différemment et agissent différemment, ils ne réagissent plus suivant leurs anciens schémas. Ils apprennent à répondre plutôt qu’à réagir, ils font preuve d’un plus grand sens de l’humour, et se prennent moins au sérieux. »
En définitive, Jon Kabat-Zinn espère que l’acceptation croissante de la valeur de la méditation pourra contribuer à déclencher ce qu’il appelle une renaissance de la conscience et finalement conduire à une société plus attentive et bienveillante, dans laquelle les enfants apprendront la pleine conscience et la vigilance très jeunes. « La pensée est la force la plus puissante du répertoire humain, sauf en ce qui concerne la conscience. On vous entraîne à la pensée à l’école, mais on ne reçoit jamais aucune formation à la conscience. Donc, si vous voulez vraiment trouver un contrepoids à l’esprit pensant, qui est très beau à certains moments et vraiment horrible à d’autres, la seule chose qui puisse y parvenir, c’est la conscience. Elle devrait être enseignée aux enfants à la maternelle, mais d’une manière qui leur soit adaptée ; il ne s’agit pas d’essayer de les transformer en bouddhistes.
Nous pouvons rêver un peu sur ce que cela signifierait pour l’humanité et la planète si l’on pouvait réunir ce que nous avons appris grâce à la science et la pensée d’une part, et grâce au fait de cultiver son cœur dans le Dharma d’autre part, de façon à comprendre ce qu’est le véritable intérêt de tous les êtres, sans le trahir au profit de notre petit intérêt personnel.
Pourquoi ne pas avoir des lois qui régulent dans une certaine mesure le niveau de cupidité ou de richesse qui est acceptable dans le monde…? Je pense qu’il est possible, avec beaucoup de délicatesse, de mettre plus de sagesse dans nos institutions, afin qu’elles soutiennent la vie, plutôt que la cupidité, la haine et l’illusion. Les universités ont toujours fait cela dans une certaine mesure, et d’un autre côté, elles sont également des demeures gigantesques pour les ego, où “mon travail est meilleur que le vôtre”. Bien sûr, ceci est vrai dans toutes les professions.
Si chacun de nous se prenait en charge, nous deviendrions alors comme les cellules d’un unique corps auquel nous apporterions notre cœur, notre esprit ainsi que nos opinions et nos craintes. Et plus nous pourrons faire preuve de conscience et de bonté dans notre contribution, plus ce corps sera sain.
La non-violence, ce que l’on appelle ahimsa en sanskrit, est le principe cardinal absolu du Dharma, et c’est aussi le principe cardinal du serment d’Hippocrate en médecine. Tout d’abord, ne pas nuire. Afin de ne pas nuire, il faut être conscient. Sans conscience, vous allez faire du mal partout, parce que vous ne serez pas en mesure de voir l’effet que vous avez sur les autres. »
Source: La revue View, le Journal de Rigpa.