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Les enfants du Gange — par Jean-Charles Rey

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Un ronflement motorisé venu du fleuve inonde le quartier depuis l’aube. Peu de risques que ce soit une course de offshore. Le Gange est un fleuve sacré, il s’écoule de l’orteil de Vishnu et il est de bon augure pour un hindou de venir y mourir.
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Mais d’abord on y vient en pèlerinage. Quelques coutumes religieuses y ont cours : se faire décorer d’un point sur le front, s’immerger dans le Gange pour y pratiquer des ablutions, être immolé ou satisfaire à toutes sortes d’activités mystiques mais néanmoins nécessaires. Les rituels se pratiquent avec passion le long d’escaliers aux marches de géant qui bordent une rive du fleuve pendant sa traversée de la ville : les ghats.

Outre ses qualités métaphysiques, la rivière apporte l’eau nécessaire à la vie quotidienne et un peu de fraîcheur descendue tout droit des monts du Tibet. « Ganga », le Gange : aussi volumineux que miséricordieux, sorte de sablier liquide peu pressé, est inapte à l’atermoiement. Ses eaux ont de telles vertus purificatrices que l’on s’en sert à la fois d’égout, de baignoire et de bénitier… Ici, pas vraiment de centre-ville, l’activité citadine est tendue vers la rive gauche du cours d’eau qui s’étire au ralenti d’un bout à l’autre de l’agglomération.

L’autre rive, de l’autre côté du large fleuve n’a pas la même allure, ni gath, ni ancien palais de maharadjah, ni même aucune construction ; on distingue juste une étendue infertile et boueuse qui s’éloigne à l’infini. L’autre berge n’est pas sacrée, de fait, elle n’est même pas habitée. Le territoire qui s’étend au-delà s’appelle « la plaine des voleurs ». Sauvage et inhospitalière, peuplée d’insectes repoussants et de bêtes peu courtoises, même les voleurs ne s’y risquent pas, ça ne serait vraiment pas bon pour le karma, m’a t’on dit.

Le bruit de moteur provient de grosses motopompes diesel qui alimenteront pendant des jours et des jours les tuyaux qui serviront à renvoyer dans le Gange les alluvions apportées pendant la saison des pluies. Les boues agglomérées depuis le début de la mousson recouvrent généreusement les berges constituées de ces paliers larges comme une avenue sur lesquels, pendant la saison sèche, se déroule une activité fournie et cosmopolite. Le bruit lancinant des pompes converge jusque dans les ruelles intérieures, il s’accommode en chemin avec les éclats de voix des habitants, les tambourinements de tabla et le son des sitars, les incantations religieuses, les meuglements de buffle, la volaille caquetante et les postes de radio. Plus loin, il est englouti dans la grande fureur auditive de l’avenue principale qui alimente le reste de la ville en moult engins pétaradants dont l’incontournable Hindusta n Ambassador, scooters, taxis, et autres deux roues Royal-Enfield à soupapes latérales.

Images traditionnelles de l’Inde, il y a des piétons multicolores et de multiples petits commerces alignés sur les trottoirs, des enfants « de riches », en uniforme, sont conduits à l’école dans un rickshaw hors d’âge. D’autres enfants, hilares, analphabètes et crasseux, transportent du lait dans des seaux d’inox clinquants ou restent accroupis le long des murs, promenant un regard à la fois sombre mais lumineux d’un étonnement sans cesse renouvelé sur la vitalité exubérante de leur environnement.

Le quartier est constellé de fermes, de commerces plus ou moins ambulants, d’habitations de briques et torchis. L’architecture, joyeuse et simpliste, est élaborée à partir de la même matrice, le cube. Imbriqué l’un dans l’ autre (ça tient mieux), on le relie par des terrasses, des cours intérieures, des ruelles encombrées de pisse ou de bouses de buffles dont on fait un élevage immodéré par ici. Un agglomérat d’habitations multidimensionnel à faire pâlir tous les urbanistes. Un agrégat exubérant imprégné de ce mélange d’humanité bestiale, d’humus animal, puant et bruyant, de pourriture sanctifiée et de vie et de mort intimement mêlées que l’on rencontre dans les cités les plus pauvres de la planète.

Heureusement, il y a le Gange purificateur avec ses ghats de marbre, ses sorties d’égouts et sa multitude d’engins flottants amarrés les uns aux autres. C’est là que l’on fait le ménage depuis ce matin. C’est ici que la ville puise ses origines millénaires (Bénarès est une des plus ancienne cité du monde) mais aussi trouve la régénération nécessaire à son fonctionnement spirituel et hygiénique.

Allons voir ça. Il y a cinq cents mètres d’un inextricable labyrinthe urbain et piéton à franchir pour accéder aux ghats depuis la grande avenue. Au risque de se perdre dans le dédale de ruelles étroites, mal pavées et inclinées, s’ajoute celui de marcher dans de la bouse de buffle. La littérature religieuse locale ne précise pas si ça porte bonheur ou si ça aussi, c’est bon pour le Karma. De toute façon, à certains endroits on n’a pas le choix. Il faut aussi enjamber le fatras de paniers d’osier, de volailles diverses, de récipient en attente de pressage des pies que chacun dépose n’importe où selon une logique qui échappera toujours à un esprit occidental.

La température ne dépasse pas dix degrés à cette heure matinale. Féerique densité visuelle que cette palette grandiose, depuis les saris portés les femmes constellés de miroirs qui renvoient aux hommes leurs regards impurs, jusqu’à la peinture des portes d’entrée, les fresques dont certaines maisons sont décorées, sublimée par une lumière… pure, lumineuse, violente… et des ombres à rendre cauchemardeux le plus aguerri des photographes.

Les habitants du quartier me connaissent désormais et beaucoup me saluent déjà chaleureusement : hochement de tête, mains jointes devant le menton, mains portées sur le cœur, devant la bouche… c’est selon la religion. A se demander s’il n’y en a pas une par habitant ! D’autres, par un regard appuyé me font comprendre que je ne suis pas le touriste lambda. Il est vrai que des touristes par ici, même si on en rencontre beaucoup, une infime minorité fréquente le vieux Bénarès, ils se cantonnent en général à la seule visite de Main-gath, le gath le plus typique. Les seuls que je croise dans le voisinage s’empressent de me demander leur route. J’en déduis qu’ils se sont perdus.

gange_1.jpgJ’ai aussi quantité d’amis dans le quartier, ils me sautent parfois au cou ou s’accrochent à ma main dès qu’ils me rencontrent, ils me demandent de leur apprendre des mots en français et les oublient presqu’aussitôt. Le plus vieux doit avoir une douzaine d’années. Un peu moins ou un peu plus, il ne le sait pas lui-même. Le rite des anniversaires avec gâteaux et bougies n’a pas cours par ici. A Bénarès, ville sainte parmi les villes saintes, les enfants des rues, angelots anonymes, disséminés au hasard des rues se partagent les mille petits boulots qui leur sont réservés : travaux trop peu rentables ou trop dangereux. Ces gosses issus des couches les plus indigentes ponctuent l’environnement urbain de leur présence juvénile avec simplicité et spontanéité. Fauchés mais souriants, lumineux mais modestes : ils ne connaissent ni l’angoisse du lendemain ni celle du temps qui passe. Leurs journées s’écoulent avec une fatalité rendue banale tant il n’existe que peu d’issues, à l’image des eaux chargées d’immondices charriées par le fleuve, ils se dirigent béatement vers un avenir inéluctable, delta aux ramifications variées et miséreuses d’une société généreuse mais incapable de donner ce qu’elle n’a pas. Chacun des gamins de mon quartier pourrait d’être le héros joyeux d’un compte d’Andersen moderne. Leurs stratégies de survie sont des fables pour enfants de pays riche. Il y a Avinesh, petit gardien de buffle, Sunita, petite vendeuse de thé, Estha petite ramasseuse de bouses de vache, Kerran vendeuse de bougies et bien d’autres encore. Malgré les risques connus de contamination, la précarité de leur situation, les misères physiques, intellectuelles et autres tares, mes enfants de Bénarès rayonnent néanmoins d’une vie amusée. Fils de Bouddha, de Mahomet ou de Vishnu, jamais ils ne se plaignent ou ne tendent la main : ce sont des enfants-soleil.

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Source: reportagesphotos.fr

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