17.11.2010
Dans l’ancien royaume du Siam, bouddhisme, superstitions et pratiques occultes cohabitent en parfaite harmonie. Les sak yan témoignent de l’importance accordée au surnaturel par les Thaïlandais. Chaque année, à Nakhon Chaisi, une cérémonie mystique unique au monde est dédiée à ces tatouages protecteurs.
Six heures du matin, le jour se lève sur les rizières de la province de Nakhon Pathom, au cœur de la Thaïlande.
Bus, songtaew et motos encombrent la petite route qui mène au wat Bang Phra. Ce temple a fait la renommée de Nakhon Chaisi, bourgade calme, mibanlieue mi-campagne, à 60 km à l’ouest de Bangkok. Comme chaque année, à la fin du mois de février, le temple est envahi par des milliers de fidèles, venus participer à son célèbre wai khroo, rituel de gratitude célébré par les élèves pour leurs maîtres. Il est ici dédié à Luang Phor Phern. Abbé du temple pendant quarante ans, jusqu’à sa mort en 2002, c’est la figure la plus révérée par les amateurs de sak yan, les tatouages magiques.
Ils sont dix mille, au bas mot, assis dans la cour du temple, en face de l’estrade où se dresse la statue du « vénérable maître », et d’où quelques bonzes psalmodient des prières.On vient des quatre coins du pays pour prendre part au rituel, au prix d’éprouvants voyages en bus, en train ou dans la remorque d’un pick-up. Priant sagement, torses nus ou en T-shirts, tous les participants arborent des sak yan sur le dos, les épaules, parfois sur la nuque ou le crâne. Ils ont pour motifs des animaux (tigres, lions, serpents…) ou des personnages de la mythologie bouddhique, accompagnés de diagrammes, pentacles et autres symboles mystiques, et de prières écrites en khom (khmer ancien). Régulièrement, des cris s’élèvent de la foule. L’esprit d’un tatouage se réveille et vient posséder un des participants. Assis, l’homme hurle de douleur. Pris de convulsions durant quelques instants, il se contorsionne, défiguré, puis se lève. Clou du spectacle, il imite la démarche d’une des figures qu’un de ses tatouages représente. On croirait voir des hommes changés en tigres, en oiseaux ou en sangliers. Plus étrange, ceux, dos courbé, qui adoptent le pas lent d’un ermite bouddhiste ; ou les pirouettes effectuées par un jeune homme, possédé par le singe tatoué sur son corps. Ces courtes scènes de possession fascinent les rares étrangers présents, et semblent amuser les locaux, plus habitués au spectacle. Les bonzes, dans leur carré de chaises réservé, demeurent impassibles. Ceux pris de cette transe mystique se dirigent vers la statue de Luang Phor Phern. Ils bondissent, rampent ou foncent droit devant eux, bousculant tous ceux qui se trouvent sur leur passage. Un cordon de sécurité protège la statue de leurs assauts continus. Quatre ou cinq personnes sont nécessaires pour les maîtriser. Une fois bloqués, il faut, pour les délivrer de la transe, leur parler, les rassurer, ou leur tirer les oreilles… A plusieurs reprises, l’estrade est assiégée par d’énormes vagues d’hommes déchaînés, tous possédés en même temps. S’ensuivent de violentes mêlées générales, que les agents contiennent difficilement. Dix heures du matin, après la dernière prière des bonzes, à peine audible dans le vacarme assourdissant des ultimes attaques, la cérémonie touche à sa fin. Les bonzes aspergent les fidèles d’une eau sacrée, censée les bénir. Tout rendre dans l’ordre. On se presse aux échoppes et buvettes installées un peu partout. Certains participants sont déjà repartis. Les plus chanceux arriveront chez eux dans l’après-midi, les autres, venus des provinces les plus éloignées, seulement le lendemain.
Le but de ce rituel peu commun est la réactivation des pouvoirs des sak yan. La transe est censée permettre l’expiation des péchés. La magie des tatouages ne pourrait fonctionner sans cette purification préalable. A chaque figure tatouée correspond une vertu : force de persuasion, charme, sagesse, puissance, acharnement. Les moines, pour les transmettre, doivent posséder des pouvoirs magiques. Personne ici n’en doute. En témoigne Boy, 37 ans, venu de Samut Prakarn : « Je viens très souvent. J’ai des tatouages de tigre, de lion, de serpent, et un ermite. Ils me protègent et rendent les gens autour de moi bienveillants. Ici, tous les bonzes ont des pouvoirs magiques. » Comme Boy, beaucoup de participants restent vagues quant à leur profession. Et pour cause. Populaires parmi les gens du peuple, les sak yan sont avant tout recherchés pour une raison particulière : ils sont censés protéger des balles et des armes en cas d’agression. Les soldats et les combattants de muay thaï en portent fréquemment… et les «mauvais garçons » en raffolent. Le sujet ne gêne pas Seksan, un des bonzes tatoueurs. « Nous ne savons pas qui nous tatouons », admet-il volontiers, « mais les tatouages ne fonctionnent pas si ceux qui les portent font du mal aux autres. Ils ne marchent que dans des situations d’urgence, en cas de danger. » On se fait aussi tatouer pour d’autres raisons, plus matérielles celles-là. Interrogés sur leurs attentes en matière de magie, les tatoué(e)s fournissent, presque invariablement, les mêmes réponses : « richesse », « réussite dans les affaires », « prospérité », « puissance ». Certains viennent de très loin pour profiter de la magie des tatouages. « De Chine, de Hong Kong, de Singapour. Des gens qui font des affaires et qui souhaitent qu’elles marchent », précise Seksan. KK Wa, 48 ans, a fait le voyage depuis la Malaisie. Il exhibe fièrement ses sak yan : sur le torse, le dos, les bras et les cuisses. Lui aussi « fait des affaires ». Il voue un culte à Luang Phor Phern et assure qu’ici, « ce n’est pas du business. Les tatouages sont gratuits. Je viens pour avoir du succès, pour gagner de l’argent, et pour rester en bonne santé. »
Nichapaa, 41 ans, est plus représentative du public présent aujourd’hui. Elle est femme de ménage à Phuket, à mille kilomètres d’ici. Elle porte un tatouage représentant Nang Kwak, divinité du folklore thaïlandais, symbole de prospérité. « Parfois je sens que mon tatouage se réveille. Je le touche, et je sais qu’il va me révéler les chiffres gagnants de la loterie. Ensuite, ils sont très faciles à deviner. J’ai gagné plusieurs fois. » Le recours à la magie pour gagner à la loterie n’est pas anecdotique, dans un pays accro aux jeux d’argent. Certains frottent interminablement les arbres « magiques » pour se voir révéler les bons numéros. Une autre croyance veut que les somnambules, lors de leurs marches nocturnes, soient en mesure de fournir les chiffres recherchés… Le rituel des sak yan n’est qu’un des innombrables exemples de l’importance accordée aux superstitions par les Thaïlandais. Pratiques occultes, magie, croyances dans les esprits, divination et exorcisme font partie de la vie quotidienne ; fantômes, esprits maléfiques et monstres peuplent l’imaginaire. Le bouddhisme theravada a intégré les croyances populaires des villages et des campagnes et les pratiques qui leur sont liées, teintées d’animisme, au point que, dans la vie de tous les jours, elles prennent souvent le pas sur bon nombre de principes religieux, plus difficiles d’accès. Les rituels de protection sont nombreux. Les Thaïlandais consultent des bonzes pour se procurer des formules magiques protectrices à réciter. Beaucoup portent des amulettes à l’effigie de religieux, dont on dit l’efficacité proportionnelle aux pouvoirs magiques de ces derniers. En outre, chaque village possède son guérisseur traditionnel, qui soigne avec des décoctions à base de plantes et de produits rares. Certains ingrédients peuvent faire frémir. Des sorciers utilisent par exemple le nam man phrai, une graisse prélevée sous le menton des défunts ayant eu une morte violente… Dans les campagnes, des cérémonies d’exorcisme sont pratiquées régulièrement. Elles varient en fonction des croyances locales, et, comme lors du wai khroo du wat Bang Phra, on entre parfois en transe pour se libérer des mauvais esprits. Le voyageur se trouvant au bon endroit au bon moment peut ainsi assister, dans le sud de l’Isan, à une mae mot (littéralement, « sorcière »), cérémonie d’exorcisme des villages khmers réservée aux femmes, ou à d’autres rituels de ce type, témoins de la survivance de pratiques animistes millénaires dans un pays engagé de plein fouet dans la modernité.
Il semble que le tatouage ait été pratiqué il y a plus de deux mille ans par certaines minorités de Chine pour se protéger des mauvais esprits. Puis de nombreux peuples d’Asie du Sud-est les ont utilisés comme médecine, ou comme offrandes faites aux esprits, bien avant l’implantation du bouddhisme Theravada en ces terres. Les sak yan, ou des tatouages semblables, sont portés dès le XVIIIème siècle par les soldats du roi siamois Taksin, souverain de Thonburi. Les soldats cambodgiens et thaïlandais en portent encore aujourd’hui, ainsi que les rebelles karens de Birmanie. Ces tatouages protecteurs, comme les amulettes, ne vont pas sans susciter le débat en Thaïlande. Des observateurs, religieux ou non, critiquent l’aspect mercantile de l’événement du wat Bang Phra, et laissent entendre qu’il n’est qu’un moyen de plus pour le temple d’attirer les fidèles. La course à la renommée et aux financements menée par certains temples thaïlandais est bien connue. Des scandales financiers les concernant sont même régulièrement révélés par la presse locale. Bien que les tatouages du wat Bang Phra soient gratuits, les dons personnels affluent. Lors du wai khroo, chaque fidèle donne 100, 200, 500 bahts, parfois davantage. Si des critiques apparaissent ici ou là, rares sont celles qui touchent aux fondements de ces croyances. Et les Thaïlandais qui rejettent en bloc toutes pratiques liées à la magie ou aux superstitions sont peu nombreux. Ces traditions sont bel et bien vivaces, et rien ne semble annoncer leur abandon dans un futur proche. Le wai khroo du wat Bang Phra évoque une Thaïlande ancienne, profondément religieuse et superstitieuse, où les croyances populaires ont une importance considérable.
Pierre Pellicer
Source : www.gavroche-thailande.com