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Le Ballet royal du Cambodge en France

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06.10.2010

Anéanti par les Khmers rouges, le Ballet royal du Cambodge, porteur d’une culture millénaire, est ressuscité grâce à la foi de quelques survivantes du génocide et danse aujourd’hui sous la direction de la sœur du roi, la princesse Bopha Devi.

L'une des danseuses (Photo : Borin Kor)
L’une des danseuses (Photo : Borin Kor)

« Nous nous sommes revues, comptées et nous avons pleuré ». C’était en 1991. Il y a bientôt vingt ans. La princesse Bopha Devi, fille aîné du roi du Cambodge, Norodom Sihanouk, regagnait son pays où la monarchie venait d’être restaurée. Elle relatait en ces termes pudiques, après les horreurs du génocide, la douleur des retrouvailles entre les danseuses du Ballet royal du Cambodge. Lorsque tomba la monarchie, en 1970, elles étaient près de quatre cents à animer le Palais royal de leurs silhouettes légères. Mais après les massacres perpétrés par les Khmers rouges, de 1975 à 1979, quand elles se dénombrèrent, effarées, à l’issue du désastre, elles n’étaient plus qu’une trentaine de survivantes. En quatre ans d’apocalypse, le fanatisme des Rouges avait tenté d’abolir mille ans d’histoire du Cambodge.

Descendantes des apsaras

Elles ont été déportées, humiliées, torturées. Elles qui, au coeur du Palais royal de Phnom Penh, sous leurs scintillantes tiares d’or et la soie écarlate de leurs sampots, reproduisaient avec une grâce ineffable ces mêmes gestes sculptés depuis mille ans dans le grès roses des temples d’Angkor, ont été jetées sur les routes dès avril 1975, condamnée à s’exténuer dans les rizières, à y périr de misère morale et physique. Ou à mourir, pour les moins (ou les plus) infortunées d’entre elles, sous les balles de leurs bourreaux. Depuis des siècles que leur art subtil représentait l’essence même de l’âme khmère, lointaines descendantes des apsaras, ces danseuses célestes qui peuplaient le paradis d’Indra, les danseuses royales avaient été des myriades à danser pour leurs dieux et leurs rois. Et si elles avaient été si cruellement visées, c’est que plus que tout autre, dans leur pays, elles symbolisaient quelque chose d’éternel et de sacré remontant à la nuit des temps qui ne pouvait que faire horreur à l’idéologie sanglante et dévastatrice de Pol Pot et de ses sbires. Peut-être étaient-elles aussi trop belles et raffinées pour les paysans abrutis et analphabètes avec lesquels on fabriqua les Khmers rouges.

La princesse Bopha Devi

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Aujourd’hui, au Palais royal de Phnom Penh, réédifié en 1913, dans le style khmer, par des architectes français – c’était au temps du roi Sisowath, trisaïeul du roi actuel, le demi-frère de Bopha Devi – à deux pas de l’exquis pavillon Napoléon III où s’était reposée l’impératrice Eugénie lors de l’inauguration du Canal de Suez, et remonté là du temps du protectorat de la France sur la Cambodge, dans la Salle des Banquets ouverte à tous les vents, visages impassibles, regards fixes comme celui des statues, doigts retournées au mépris de l’imaginable, les apsaras éternelles sont revenues en ces lieux où flotte l’âme de leurs aînées. Très vite après son retour, la princesse Bopha Devi qui avait été première danseuse du Ballet royal de Cambodge, aura pris la direction de cette compagnie en ruine. Elevée par sa grand-mère, la reine Kossamak, qui régentait alors la troupe royale, Bopha Devi avait fait preuve de dons remarquables. La reine fit alors parfaire son initiation à la danse par d’anciennes grandes maîtresses de la cour du roi Sisowath. Mais son rang ne lui permettait alors de ne se produire qu’en présence du roi et des princes étrangers. Et quand en 1964, Norodom Sihanouk, redevenu roi après l’une de mille péripéties de la Couronne, se rend en France, en visite d’Etat, c’est devant lui et devant le Général de Gaulle que Bopha Devi danse à l’Opéra de Paris où alternent Ballet royal et Ballet de l’Opéra.

L’exil

En 1970, le coup d’état de Long Nol chasse la vieille reine, la princesse et une infinité d’autres princes de la famille des Norodom de la résidence royale. Trois ans plus tard, c’est l’exil à Pékin où meurt la reine Kossamak. Bopha Devi, danseuse, a alors atteint une telle renommée en Asie qu’on en parle encore aujourd’hui avec admiration. A Paris, elle met la main à l’organisation de cours pour les enfants cambodgiens exilés. Puis s’installe à trois reprises dans les camps de réfugiés en Thaïlande, pour contribuer, avec les danses sacrées, à restituer à ses compatriotes un peu de cette âme que les Khmers rouges se sont acharnés à détruire.

La renaissance

Dès la fuite des Khmers rouges, quand après quatre ans de terreur les survivants peuvent regagner la capitale qu’ils avaient cru devoir quitter pour trois jours seulement, le gouvernement communiste mis en place par les Vietnamiens favorise à sa façon la renaissance du Ballet. Les rescapés se regroupant dès 1980, on décide en 1981 de rouvrir l’école où naguère se formaient les futures danseuses. Plus question toutefois de Ballet royal en République populaire du Kampuchéa. Musique, danse, théâtre, tout est regroupé au cœur du Théâtre national. Et de sacrées les danses khmères deviennent « folkloriques ». Treize ans plus tard, après les dix à douze années d’enseignements requis, formée par les survivantes, une nouvelle génération de danseuses apparaîtra, prête à briller sous la conduite de la princesse Bopha Devi entre temps revenue avec la famille royale. Et à danser au sein du Ballet royal du Cambodge qui recouvre enfin son nom, le sens du sacré et ressuscitera officiellement à Paris..

Velours de France

Dès que le Ballet royal du Cambodge fut prêt à danser à nouveau, ce fut la Maison des Cultures du Monde, en 1994, qui le réinvita dans la capitale française, au Théâtre du Rond Point. Un grand gala d’ouverture, sous l’égide de Bopha Devi, fut patronné par un flot d’altesses européennes, des princesses d’Orléans à la princesse Napoléon. La Maison des Cultures du Monde envoya alors du velours de France, comme pour suivre cette longue tradition qui voulait, depuis le XVIIIe siècle, que ce fussent les ambassadeurs ou les marchands français qui fournissent cette étoffe dont on confectionne les justaucorps des héros masculins que l’on coud à même le buste. Le vêtement des femmes – en fait de très jeunes filles, car la carrière de danseuse royale est brève comme la vie d’une fleur – leur découvre l’épaule droite, en réminiscence de ces reines guerrières, des Amazones khmères, dont la légende veut qu’elles aient régné sur un Cambodge alors soumis à un régime matrilinéaire. C’était bien avant les splendeurs d’Angkor.Mais de l’animisme au bouddhisme, en passant par les rituels védiques du brahmanisme, les danses khmères auront subi bien des influences.

Des figures établies au temps d’Angkor

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« Les manuscrits relatent que nos figures, issues des mudras indiens, remontent au VIIe siècle. Elles n’ont été fixées toutefois qu’au IXe siècle, à l’époque où justement surgissait Angkor, explique Bopha Devi. Tout comme en France la danse de cour, qui est à l’origine de la danse classique, se vit codifiée au moment où s’élevait Versailles. « Depuis, souligne la sœur du roi, uniquement transmis par tradition orale, le vocabulaire en est resté inchangé ».

Le vocabulaire, mais pas le répertoire du Ballet royal. Rois, reines, princes, maîtresses et plus maîtres de ballet se sont ingéniés au cours des siècles à inventer de nouvelles chorégraphies en puisant leurs thèmes dans la mythologie, les légendes. C’est ce qu’a fait la princesse Bopha Devi en créant une pièce nouvelle dans une langue millénaire. Elle s’est inspirée d’une légende hindouiste contant la naissance du Cambodge. Celle où le dieu Vishnou se métamorphose en femme à la beauté irréelle et où la reine des apsaras, réincarnée en princesse Méra, en s’unissant au prince Kambu, donnera naissance au peuple des Kambuja, autrement dit au Cambodge.

La multitude des danseuses

Elles étaient jadis légion, les danseuses d’Angkor. Tel temple, à lui seul, et il y en avait d’innombrables, en abritait plus de six cents. Aujourd’hui encore, caressées par l’or assourdi du soleil couchant, il est à Angkor Vat une apsara de pierre au sourire plus énigmatique que celui de ses milliers de compagnes, lesquelles, un pied reposant sur une fleur de lotus, dansent pour l’éternité sur les murailles de l’énorme édifice ou sur celles des cent autres qui peuplent la forêt. Sur sa face minérale luit autre chose qu’une sérénité divine. Et ses lèvres découvrent un semblant d’ironie. « Indécent, presque sacrilège, murmure un maître cambodgien. Car chez les apsaras comme chez les humains, rien ne permet devant les dieux ou les rois, de dévoiler les replis de l’âme. Si nos danseuses ne portent pas de masque, c’est que leur visage impassible en a la fonction. Le corps, lui, suggère seul une sensualité secrète, quand bien même ces gestes d’envol défiant l’équilibre, le déboîtage périlleux du radius et du cubitus, l’hyperextension des membres ou l’impossible retournement des doigts, tout veut rapprocher l’homme du dieu. Mais cette extrême retenue ne cache-t-elle pas une volonté d’extrême séduction ? Et la non-violence d’une gestuelle suspendue dans l’espace et le temps, pétrifiées par les canons d’une indestructible harmonie, ne rejoint-elle pas la plus grande des violences, celle que l’on s’applique à soi-même ? »

Violence

« C’est cette violence enfouie sous une apparence extrêmement policée qui recèle peut-être l’énigme du peuple khmer, le constant paradoxe de son histoire tragique » reprend en écho celle qui fut la responsable artistique de la Maison des Cultures du Monde, Françoise Gründ, et qui invita le Ballet royal du Cambodge à Paris en 1994. « Alors que la révolution prométhéenne de certains peuples les a conduits à abandonner leurs luttes intestines, jamais les Khmers au cours de leur histoire ne se sont soulevés contre le divin. N’est-ce pas ce dialogue ininterrompu avec le supra-humain qui a bloqué celui des hommes pour les précipiter dans une guerre fratricide ? »


Raphaël de Gubernatis

Source : tempsreel.nouvelobs.com

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