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Pierre Massein — Le Theravada ou École du Sud

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Extrait d’un article de l’Encyclopédie des Religions sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier

Encyc_religions.gifLa naissance de « sectes » à l’intérieur du bouddhisme s’explique aisément: d’une part, le Buddha n’avait pas désigné de successeur pour diriger la communauté après lui, et aucune autorité suprême n’avait été instituée pour préserver l’unité doctrinale; d’autre part, l’individualisme inné des Indiens les porte à rechercher un salut personnel en suivant un sage renommé, d’où la multiplication des maîtres et la prolifération des écoles, non seulement dans le bouddhisme, mais aussi dans l’hindouisme et le jaïnisme.

Ainsi, durant les six premiers siècles de son histoire, le bouddhisme ancien a vu se développer en son sein une trentaine de sectes différentes. Or, de toutes ces écoles, une seule a subsisté jusqu’à nos jours, et elle est encore florissante à Ceylan (Sri Lanka) et dans plusieurs pays du Sud-Est asiatique: la Birmanie, la Thaïlande (autrefois le Siam), le Laos et le Cambodge (aujourd’hui le Kampuchéa). C’est pourquoi on l’appelle souvent l’École du Sud. Mais son nom traditionnel est theravada, ou « Voie des Anciens »; ses adeptes, les theravadin, ont produit une littérature considérable en langue palie ; leurs textes sacrés constituent le « canon pali ».

Les deux formes de bouddhisme les plus connues en Occident depuis quelques décennies sont le zen et le bouddhisme tibétain, chacune comprenant à son tour plusieurs écoles. Mais ces formes de bouddhisme ont tout de même quelque chose d’extrême, car elles représentent l’aboutissement d’une longue évolution au cours de laquelle des influences extra-indiennes ont fortement coloré les doctrines et les pratiques. Alors que, paradoxalement, l’École du Sud, qui est la plus proche du bouddhisme ancien, reste pratiquement ignorée du plus grand nombre. Il convient donc, avant de décrire les événements qui ont marqué son histoire, de commencer par dire ce qu’est le bouddhisme theravada.

Un bouddhisme de sagesse

La sagesse consiste à voir les choses telles qu’elles sont, et à les apprécier à leur juste valeur. Du point de vue bouddhiste, l’idéal de la sagesse est de voir les choses telles que le Buddha lui-même les a vues grâce à son illumination. Le rôle de l’enseignement et de la pratique est justement de faire avancer sur une « voie » qui conduit à cette expérience suprême. Tant qu’il marche sur la voie, le disciple progresse dans la sagesse: sa vision des choses se clarifie et se purifie dans la mesure où la docilité à l’enseignement reçu et l’énergie développée dans l’observance des préceptes et la pratique des différentes formes de méditation transforment et purifient sa vie.

Cette « voie de purification » comprend plusieurs étapes. La place nous manque pour les décrire, mais il faut insister sur l’étape ultime, car c’est elle qui constitue l’idéal du theravadin: l’état d’arhat (en sanskrit) ou d’arahant (en pali).

L’arhat est celui qui a parcouru la voie bouddhique de façon tellement parfaite, qu’il est dépouillé de tous les liens et de toutes les passions: le karma en lui est éteint, il est libéré du samsara : pour lui, il n’y aura plus de renaissance; il obtiendra l’Extinction complète à la fin de cette dernière vie phénoménale.
Les tenants du mahayana opposent souvent cet idéal de l’arhat, considéré par eux comme marqué par la recherche d’un salut purement individuel, à l’idéal du bodhisattva: cet « être promis à l’Éveil » qui a mûri spirituellement au cours d’un grand nombre d’existences, et qui, sur le point d’accéder à l’Éveil, y renonce en faisant le vœu de demeurer dans le flot des renaissances – et donc dans le monde de la souffrance – tant qu’il restera des êtres à secourir et à aider sur la voie de la délivrance totale et définitive. Le Theravada inclinerait donc vers la sagesse, et le mahayana vers la compassion. Mais cette présentation est caricaturale, car, dans le bouddhisme, quelle que soit l’école considérée, il existe un lien essentiel entre la sagesse et la compassion: ces deux aspects, vus dans leur complémentarité, constituent ensemble la voie bouddhique. Sans la compassion, en effet, la sagesse ne serait que vue intellectuelle froide et désabusée, et ne pousserait pas l’adepte à vivre en solidarité avec tous ceux qui souffrent. En retour, c’est le non-attachement aux réalités transitoires et relatives – intérieures ou extérieures – procuré par la sagesse qui garantit l’authenticité de la compassion: car c’est grâce à elle que la compassion est libérée de tout mouvement passionnel égocentrique.

Il faut ajouter encore que l’on trouve une grande dévotion à certains bodhisattva dans le bouddhisme ancien (par exemple, Maitreya, qui est le prochain Buddha à venir). En outre, Buddhaghosa consacre tout un chapitre du Visuddhimagga à la description des Brahma-vihara, les « états sublimes » au nombre de quatre:

metta, la bonté toute d’amour: il s’agit de vouloir du bien à tous les êtres, affectivement et effectivement;

karuna, la compassion, la prise de conscience de la solidarité dans la souffrance avec tous les êtres, et la conviction que le moyen le plus efficace pour se libérer de la souffrance est de travailler à en libérer les autres;

mudita, le fait de trouver sa joie dans la joie des autres: moyen très efficace pour sortir de la préoccupation de soi-même et pour s’entraîner à l’oubli de soi;

upekkha, l’égalité d’âme, qui consiste à ne pas faire de différences entre les êtres, agréables ou désagréables, et à les traiter tous avec une égale bienveillance et un égal dévouement; l’attitude intérieure qui en résulte n’est pas l’indifférence, mais l’imperturbabilité.

La conception du monde et l’idéal monastique

Pour les theravadin, « sabbe dhamma anatta »: « toutes les réalités sont sans Soi « , sans atman; on retrouve ici la doctrine fondamentale de l’anatta. Toutes les réalités phénoménales, fluentes et interdépendantes, se combinent en groupes d’éléments ou d’énergies, et ces agrégats contribuent à former les êtres. C’est à tort qu’on attribue à ces êtres purement phénoménaux une réalité substantielle, existant en soi. Pourtant les éléments dont ils sont constitués ont bien une réalité extramentale, objective, du point de vue du bouddhisme ancien: celui-ci n’est pas idéaliste (au contraire du Grand Véhicule), mais réaliste.

Il en résulte que ce monde phénoménal – qui est identiquement le monde de la souffrance (dukkha) – auquel l’homme est enchaîné par la transmigration, existe bien: s’il veut échapper à la souffrance, tout le problème pour lui est donc d’en sortir! C’est bien ainsi que le theravadin se représente le salut: être sauvé signifie être libéré totalement et définitivement du monde phénoménal; pour ne plus mourir, il faut ne plus renaître. D’où le développement d’une spiritualité du non-attachement, qui n’est accessible qu’aux moines les plus avancés.

C’est pourquoi aussi le Theravada apparaît comme une religion essentiellement monastique: le moine y est considéré comme le disciple parfait du Buddha; lui seul peut accéder au nirvana. Encore aujourd’hui, dans les pays du bouddhisme theravada, l’institution monastique est un élément constitutif de la société bouddhiste, à tel point que le développement – ou même la survie – du bouddhisme semble impossible sans l’existence en son sein d’une communauté de moines.

Il convient de dire un mot des deux formes distinctes que la vie monastique a prises dans les pays du Theravada : celle des moines qui vivent dans les villes et les villages, et celle des moines en forêt. Les premiers mènent une vie mitigée, partagée entre le souci du développement de la vie intérieure et les préoccupations qui découlent de leur insertion dans la société: prédication, enseignement et autres activités. L’osmose entre les laïcs et la communauté des moines est très grande, spécialement dans les pays où le monachisme temporaire est pratiqué: tous les hommes ont été moines pendant un temps plus ou moins long – de quelques semaines à quelques années – et connaissent donc la vie monastique de l’intérieur; cette coutume contribue à imprégner toute la population de l’esprit bouddhique. Les moines en forêt, de leur côté, qu’ils vivent seuls ou en groupe, mènent une vie que l’on pourrait qualifier de strictement contemplative. Retirés de la société, ils ne poursuivent qu’un seul but: pratiquer le Noble Octuple Chemin d’une manière radicale, pour développer une attitude intérieure de non-attachement vis-à-vis des réalités impermanentes qui composent ce monde, condition nécessaire pour que surgisse la lumière intérieure qui fait voir les choses telles qu’elles sont. Leur mode de vie est plus simple et plus austère: ils ne font, par exemple, qu’un repas par jour, alors qu’on en fait deux dans les monastères des villes et des villages. Quant à l’horaire de la journée, il est disposé de telle manière que le moine puisse vaquer à la méditation le plus souvent et le plus longtemps possible.

Un bouddhisme religieux

Le bouddhisme theravada ne se réduit pourtant pas à une spiritualité du non-attachement: il a une dimension proprement religieuse. Il serait intéressant de développer longuement ce thème, mais il faut signaler au moins l’importance de la foi et de la dévotion dans le bouddhisme vécu.

Comment parler de foi, alors que le Buddha a expressément rejeté la notion hindoue de révélation -la Sruti – et que lui-même ne s’est jamais considéré comme le bénéficiaire d’une révélation qu’il aurait reçue? Et pourtant, le Buddha joue un rôle de « révélateur » envers ses disciples qu’il tire de l’ignorance – l’avidya, état d’obscurité et d’illusion qui rend l’homme prisonnier de la souffrance – en leur dévoilant le sens de la vie. Seule la réalité absolue, permanente et non composée, peut combler l’aspiration au bonheur du cœur humain et par conséquent seul le fait de rejoindre l’absolu, de coïncider pour ainsi dire avec lui, peut sauver l’homme, c’est-à-dire le délivrer de toute souffrance. La révélation qu’il apporte est celle de la voie qui mène à la délivrance totale et définitive: le « Noble Octuple Chemin » qu’il avait découvert lors de son Éveil, et « qui conduit à la paix, à la sagesse, à l’Éveil et au nirvana « .

La foi – Sraddha (en pali: saddha) signifie donc la confiance avec laquelle le bouddhiste s’en remet au Buddha et à son enseignement (dharma), en raison de l’autorité qui lui vient de son Éveil (bodhi). La première qualité du disciple sera donc la docilité. Mais celui-ci est invité à vérifier par son expérience personnelle ce qui lui est enseigné; et progressivement la connaissance directe que procure l’expérience spirituelle remplacera la connaissance indirecte que donne la foi, qui fait encore confiance à un témoignage, à la connaissance directe d’un autre. Un texte du bouddhisme ancien éclaire bien ce processus:

« Celui, ô moines, qui a foi et confiance en cette doctrine de l’impermanence s’appelle un marcheur dans la foi… Celui, ô moines, chez qui, par sa pénétration, cette doctrine est modérément approuvée, s’appelle un marcheur dans la foi. Celui qui connaît vraiment, qui voit ces doctrines, est appelé « un homme qui a passé le fleuve » : il est destiné à l’illumination ».

Le comportement religieux des bouddhistes se manifeste aussi par la dévotion, qui s’exprime tant personnellement que communautairement dans les offices célébrés dans tous les monastères du theravada. L’office du matin commence toujours par une louange des « Trois Joyaux », ces trois trésors précieux en lesquels le cœur du bouddhiste se confie, et qui sont le Buddha, modèle parfait de l’homme spirituellement éveillé, le dharma, l’enseignement religieux qui favorise l’accès à la réalité ultime, et enfin le sangha, la communauté des moines et des disciples véritables qui sont en marche vers l’Éveil.

Mais les « Trois Joyaux » ne sont pas seulement objet de louange et de vénération: en eux le bouddhiste « prend refuge ». La prise du Triple Refuge, formule d’engagement utilisée pour recevoir la profession de foi d’un nouveau bouddhiste, est aussi répétée solennellement au cours de certains offices:

« Je vais au Buddha comme Refuge

Je vais au dharma comme Refuge

Je vais au sangha comme Refuge. »

Chaque phrase est d’abord prononcée par le moine prédicateur assis sur la « chaire », puis reprise par l’assemblée, lentement et avec recueillement.
Tout cela met en lumière la dimension communautaire, élément constitutif du bouddhisme, comme d’ailleurs de toute religion.


Par Pierre Massein [[Pierre Massein est spécialiste des religions asiatiques]]

Source : www.vipassana.fr

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