Longtemps, Nara a vécu dans l’ombre de Kyoto. Elle fut, elle aussi, capitale du Japon, une petite centaine d’années, au VIIIe siècle. Mais en dépit de la beauté de ses temples et de la richesse des oeuvres d’art, Nara reste une sorte d’appendice au tourisme à Kyoto, à une cinquantaine de kilomètres au nord, qui la supplanta en 794 comme capitale et le resta jusqu’en 1868. Avant de perdre cette place au profit de Tokyo.
Le tourisme à Nara, 365 000 habitants, est souvent affaire d’une journée pour admirer le Grand Bouddha du Todai-ji, un ou deux autres temples, et arpenter les allées du parc du centre-ville en compagnie des daims sacrés, messagers des dieux, habitués à la présence humaine. Depuis avril et jusqu’à la fin de l’année 2010, à l’occasion de la célébration du 1 300e anniversaire de sa fondation, Nara attire des dizaines de milliers de visiteurs supplémentaires.
Un tourisme de masse « drivé » par une mise en scène de l’histoire. Sur le large site du palais impérial, dont il ne reste que des fondations, a été reconstitué le pavillon principal (Daigoku-den) où étaient conduites les affaires de l’Etat, reçus les dignitaires étrangers et pratiqués les rites de la cour. La grande salle aligne des colonnes peintes en rouge ocre et en vert sous une toiture de tuiles grises.
Une réplique grandeur nature d’un navire des ambassades envoyées en Chine, alors foyer de civilisation, et l’essayage par les visiteurs des costumes de l’époque complètent ce « parc à thème » dont la mascotte « mangaesque » est plutôt kitsch : Sento-kun, un enfant bouddha coiffé de cornes de daim.
Tout cela ne sied guère à une ville dont le charme réside dans une beauté paisible. Par ses sites, Nara conte elle-même l’histoire d’une époque qui fut le creuset de la civilisation japonaise.
Première capitale permanente du Japon (auparavant, la cour en changeait à la mort du souverain en signe de deuil et d’avènement d’une ère nouvelle), Nara s’appelait alors Heijo-kyo. A l’école de la Chine, le Japon se constituait en un Etat centralisé doté d’une législation et d’un système administratif qui subsistèrent jusqu’à la réforme de Meiji (1868).
Le Japon, qui avait adopté le bouddhisme, arrivé au VIe siècle et devenu religion d’Etat, entendait avoir une capitale digne de ses prétentions. Ce fut Nara « aux couleurs éclatantes, comme fleurs qui s’épanouissent odorantes, dans sa pleine beauté », dit un poème de l’anthologie Manyo-shu, grand héritage littéraire de l’époque.
Reproduisant le plan en damier de Xian (capitale de la dynastie Tang), mais moins étendue, Nara reflétait les splendeurs d’une civilisation, certes tributaire de la Chine, mais qui avait reçu aussi les influences de l’Inde, de la Perse et de la Grèce: la capitale japonaise était en effet l’extrémité orientale de la Route de la soie.
Les grands intermédiaires entre la Chine et le Japon furent les moines bouddhistes. C’est ainsi que l’illustre maître chinois Ganjin consentit à se rendre au Japon. Il lui faudra dix ans et six tentatives infructueuses, bravant vents et tempêtes, pour y parvenir : odyssée que conte le romancier Yasushi Inoue (1907-1991) dans La Tuile de Tenpyo (Presses orientalistes de France). Ganjin, devenu aveugle, fonda en 759 le Toshodai-ji, temple élégant et austère, au lourd toit de tuiles grises soutenu par des piliers de bois sombre dans un paysage bucolique.
Les temples en bois de Nara sont les plus anciens du monde. Les pagodes sont qualifiées parfois de « musique figée » pour en souligner la forme harmonieuse. Cette architecture porte l’empreinte chinoise, mais la statuaire, qui atteignit des sommets dans la technique du bronze et de la laque sèche, dénote une variété d’influences, dont celles arrivées par la Route de la soie dont est révélatrice la Kannon (divinité de la Miséricorde) du Horyu-ji (620), aux yeux en amandes largement ouverts et au sourire qualifié d’« archaïque » qui rappelle le style grec. Par la suite, les yeux seront plus allongés et les lèvres plus charnues.
Un siècle plus tard, la statue à trois visages juvéniles et à six bras de la divinité Ashura du Kofuku-ji révèle, elle, des influences indiennes. A partir de la période Nara (en gros le VIIIe siècle), le Japon s’emploiera – comme il le fera un millénaire plus tard dans son rapport à l’Occident – à assimiler ces emprunts pour élaborer une culture spécifique.
À la périphérie des circuits touristiques, Nara, qui accueille déjà 35 millions de visiteurs par an, avait néanmoins conservé un charme tranquille, goûté du voyageur comme des habitants des venelles de la vieille ville, dont beaucoup aujourd’hui s’inquiètent des conséquences de cette inopinée et tapageuse célébrité.
Source: Le Monde