Accueil Espace Bouddhiste Voyages Voyage sur la rivière du Bonheur

Voyage sur la rivière du Bonheur

100
0

09.08.2010

bonheur_1.jpg

Six semaines pour atteindre le Bonheur en traversant la France à pied. Dernière étape : de La Jouissance au Bonheur, en passant par La Beauté et Conscience, des lieux-dits au nom évocateur. Olivier Lemire nous emmène dans sa quête.

Au-delà de la Ville rose, le chemin longeait le canal du Midi sur 200 km. Il y avait une sorte de magie à suivre à pied le canal à la vitesse des bateaux qui y naviguaient. La répétition des mêmes gestes et le lent défilement des platanes plongeaient dans une sorte de torpeur bienheureuse. L’ennui n’en était pas forcément absent, mais, au final, c’était une méditation, un grand calme au-dedans comme au-dehors.

Le canal était un monde en soi. Toutes sortes de gens y cheminaient : marcheurs, pèlerins, cyclistes, et bien sûr des touristes occupés à manœuvrer leur péniche ou leur bateau de location. Il y avait des odeurs de barbecue, des hommes assoupis dans leur voiture, des maisons dont les habitants vaquaient à leurs occupations au son de rengaines connues : « For me, for me, for me, formida… ble ». C’était bientôt l’été, et des grands-mères venaient chercher la fraîcheur au bord de l’eau. L’une d’entre elles prenait le vent, les yeux fermés, adossée à un arbre. Sans doute, égrenait-elle des souvenirs heureux, mais parce qu’il ne s’agissait plus que de moments passés, il y avait en elle une mélan­colie : elle semblait vivre un moment de bonheur malheureux.

Les journées passaient au rythme des bateaux croisés… Un plaisancier me lança : « Alors, Saint-Jacques ? » et je lui répondis : « Non. Le Bonheur. » Je le vis hocher la tête, comme si ce cheminement-là recelait de bien grandes difficultés. Au fil des jours, le canal n’en finissait pas d’être lui-même, avec ses berges fleuries de coquelicots, le cérémonial des écluses et les enfants s’essayant à la pêche. Le paysage changeait peu à peu, avec les premiers cyprès vers Castelnaudary, la montagne Noire ourlée de nuages d’orage, et, en se rapprochant de la Méditerranée, tout ce qu’on prend dans la main, que l’on écrase et renifle : aiguilles de pin, amandes amères et fenouil sauvage. Un matin, je pris conscience, en croisant une femme particulièrement avenante, d’un point commun aux personnes rencontrées au bord du canal : elles souriaient. Je décidai donc de sourire, tant ce mouvement des commissures des lèvres semblait faciliter le contact et rendre la vie plus facile. Je finis par me demander si cette atmosphère de bonheur tranquille n’était pas un bien collectif créateur de richesses. Je compris mieux ce que certains appellent le « Bonheur intérieur brut »… Sur cette échelle des valeurs, la marche à pied le long du canal du Midi au mois de juin était très bien placée…

Les rencontres faites en chemin étaient plus courtes et plus légères, calquées sur la façon dont bateaux et promeneurs se saluaient d’un geste rapide. J’ai rencontré François au 1 200e km. Pour lui, le bonheur était une nouvelle religion, et la foi n’est pas son fort. Alban fut le premier à me parler du bonheur comme d’une prise de conscience. Je l’écoutai avec attention, car mon chemin me menait bientôt au lieu-dit Conscience. À La Beauté, un hameau de Haute-Garonne, Romuald et Julie considéraient qu’il n’était déjà pas si mal de ne pas avoir de soucis. Signe de sagesse ou de désespoir ? Au 1 265e km, Marie-France évoqua pour la première fois de mon périple l’idée de la responsabilité de chacun au regard de son bonheur. Au 1 345e km, David parla de plénitude et Olivier de vide absolu, et ces états qu’ils décrivaient semblaient de courts instants dans leur vie d’homme. Un peu plus loin, Justine venait de tout lâcher pour faire du miel bio à la campagne. Elle ne savait pas si cette reconversion la rapprocherait du bonheur, mais elle assurait que ne pas la tenter en éloignerait l’échéance.

Je fis un bout de chemin avec Charles, qui préférait la joie au bonheur, et j’appris de quatre marcheuses en route vers Saint-Jacques que deux d’entre elles s’étaient mises en chemin à la suite d’un deuil. Finalement, bien peu de mes dernières rencontres se souciaient du bonheur, contredisant ainsi Pascal, persuadé que tous les hommes étaient à sa recherche, et me donnant le statut d’un privilégié se payant le luxe de chercher à être heureux. Pour beaucoup, il s’agissait d’abord de vivre sans trop de dégâts, de résister aux aléas de l’existence, et peut-être, un jour, de se sentir heureux d’être au monde. Au 1 366e km, j’arrivai à Conscience. L’endroit était un lieu-dit mystérieux, avec deux maisons en travaux ouvertes à tous les vents, sans âme qui vive. J’y restai longtemps, photographiai Conscience de l’intérieur, écoutai son silence. Nourri par ce temps de repli du monde, je pris conscience que la vie que je menais depuis deux mois me plaisait, et j’en fus heureux.

bonheur_3.jpg

Je pénétrai peu à peu dans la masse sombre des Cévennes. En arrivant sur le plateau du Larzac, je vis un temple bouddhiste sortir subitement du brouillard. Je me souvins de cette phrase de Bouddha : « Il n’y a pas de chemin vers le bonheur. Le bonheur, c’est le chemin. » J’entrai dans le temple et tombai sur le livre du dalaï-lama, L’Art du bonheur. Je savais que pour les bouddhistes, le bonheur était le but ultime de l’existence, mais un bonheur conçu comme une paix intérieure, intégrant l’idée d’une mort tranquille. On m’offrit des drapeaux à prières. C’est donc un chapelet de tissus colorés accroché à mon sac à dos, que je parcourus les derniers kilo­mètres avant la vallée du Bonheur.

Le chemin rejoignait les crêtes de l’Aigoual où sourdent tant de rivières. L’Aigoual n’était pas une montagne à gravir mais un massif à pénétrer. La pluie, le vent, le froid et le brouillard, la solitude des lieux transformaient le parcours en une épreuve que je n’avais pas supposée. Plus d’une fois, je perdis ma route, imaginant les titres des journaux après que l’on m’eut retrouvé inanimé dans la forêt : « Disparu dans la vallée du Bonheur ! » Ou après avoir été emporté par la rivière en crue : « Il se noie dans le Bonheur ! » Dans un fond de vallon, j’eus même peur de me croiser moi-même, tel un fantôme. Devenais-je fou ? J’avais espéré nager dans le Bonheur, mais j’étais convoqué à un face-à-face avec moi-même. J’étais assailli de questionnements sur les raisons de ces 1 500 km parcourus en solitaire. Je faisais et défaisais le fil de mon cheminement personnel et avais un peu honte, aussi, d’avoir cédé à ce que certains que j’avais rencontrés en chemin appelaient la nouvelle religion du bonheur.

Tous les visages de celles et ceux qui croisèrent ma route repassaient devant moi, et avec eux la vision qu’ils avaient du bonheur : non seulement, il n’y avait pas de consensus sur les moyens d’être heureux, mais en plus certains considéraient que la question du bonheur était sans objet, lui préférant celle de la vertu, de l’utilité sociale, de la foi. Nombreux avaient été ceux ayant évoqué la question du rapport à soi dans la quête du bonheur, et d’autres encore la prise de conscience préalable à son accession. Tout semblait séparer, aussi, ceux qui considéraient le bonheur comme un objectif, et même comme un devoir, de ceux qui se réjouissaient de quelques pépites ramassées en chemin. Les chrétiens que j’avais croisés m’avaient parlé de l’amour de Dieu. Cette phrase que j’avais souvent lue, « Est heureux celui qui cherche Dieu », m’apparaissait de plus en plus plausible, dès lors que la diversité des chemins pour le trouver était assurée.

Je passai la ligne de partage des eaux vers la vallée du Bonheur, assailli par toutes ces questions. Mais en descendant les interminables pentes douces vers le lit de la rivière, une sensation m’envahit : j’étais certes heureux d’arriver, mais aussi satisfait du chemin parcouru. Je pus vérifier par l’expérience la séparation entre l’état de bonheur et les conditions à son accession. Rien ne semblait fait pour être heureux dans ces forêts pro­fondes, et nul n’y vivait. Mais jamais le bonheur ne me sembla davantage tangible qu’en ces sombres contrées. De toute évidence, c’était un cheminement intime et accessible à tous.

bonheur_2.jpg

Je m’installai quelque temps à l’Auberge du Bonheur, située non loin de la rivière du même nom et à quelques mètres d’un lieu qui stimulait mon imagination depuis des semaines : la Perte du Bonheur. Le cours d’eau, après un parcours de cinq kilomètres, disparaît en effet dans un abîme pour ressortir un kilomètre plus bas, en ayant perdu au passage son joli nom. À le voir entrer ainsi dans un gouffre sans fond, le Bonheur paraissait bien fugace. L’Auberge du Bonheur était une excellente base pour croiser les habitants et les visiteurs de la vallée. Tous affirmèrent trouver le bonheur dans la paix. Paix des lieux ou paix intérieure. Nul ne me parla, en revanche, de la Paix de Dieu, fruit de sa volonté et condition de la paix dans le monde. Ici, la paix n’était pas évoquée comme un fruit de l’union des hommes avec Dieu, mais comme un état de tranquillité intime. Comment avais-je pu négliger, au cours de mon périple, de passer par La Paix ? Comment avais-je pu éviter ce lieu-dit situé dans le Gers à quelques kilomètres de L’Inquiétude ? J’avais négligé ce mot, le cantonnant à une simple condition du bonheur et à l’antonyme de la guerre. Aldous Huxley n’affirmait-il pas que le bonheur n’est jamais grandiose ?

Une fois passée l’euphorie de l’arrivée dans la vallée du Bonheur, les moments vécus ici ne furent ni plus ni moins heureux que ceux de mon pé­riple et de ma vie passée. Mon corps s’habituait peu à peu à l’immobilité, et mon esprit assimilait la nouvelle donne : j’étais arrivé. La vie ne défilait plus sur les côtés du chemin : elle me faisait face, à nouveau. Je me sentais à ma place et c’était bien. La diversité des moyens d’être heureux rencontrée en chemin, la relativité du bonheur et l’existence de solutions, ouvraient la porte à une vie plus sereine, à une plus grande adaptabilité aux aléas de l’existence. Si notre bonheur vient davantage d’un cheminement intime que de ce que la vie nous réserve, alors peut-être pouvons-nous nous dire que « tout cela n’est pas si grave ». Cette petite philosophie devrait bien permettre, à l’avenir, de voir venir avec espoir : la paix, la paix intérieure…

Montaigne affirmait que seuls ceux qui réussissent à sculpter leur vie sont heureux. Vraiment ? Et s’il fallait apprendre, parfois, à laisser faire ? Et s’il n’y avait rien de pire que de réaliser tous ses désirs ? Justement, il existe en France six lieux-dits répondant au doux nom de Désir. J’ai bien peur de sentir, déjà, des fourmis dans mes jambes… Histoire de voir !



La Beauté. Lieu-dit de la commune de Gagnac-sur-Garonne (1 635 habitants), en Haute-Garonne. À La Beauté, on ne trouve aujourd’hui que quelques pavillons et un arrêt de bus. Il n’y avait ici autrefois que des vignes et des pâturages. L’endroit dépendait de l’abbaye de Moissac. Un certain monsieur Beaut racheta les terres en 1180. Le nom La Beauté vient donc de celui du nouveau propriétaire des lieux. Le panneau du lieu-dit, unique en France, est accroché haut pour ne pas être volé.

Conscience. Lieu-dit de la commune d’Ornaisons (951 habitants), dans l’Aude. On ne sait rien ici sur l’origine de Conscience, mais le moment passé à Ornaisons conforte l’idée selon laquelle la conscience est la distance qui existe entre moi et moi-même, et entre moi et le monde…

Le Bonheur. La rivière prend sa source sur le versant ouest du mont Aigoual, dans le Gard. Au cinquième kilomètre de son cours, elle tombe dans l’abîme de Bramabiau au niveau de la Perte du Bonheur, avant de ressortir après un parcours souterrain de 1 000 m. Martel a exploré le gouffre en 1888. À l’époque, les paysans prétendaient que tout ce qui y pénétrait était perdu à jamais. La grand-mère de Marie-Claude, l’historienne de la vallée, s’est tuée en tombant dans la Perte du Bonheur. Depuis, Marie-Claude fait des recherches sur l’histoire des lieux. L’origine du toponyme viendrait de l’épouse d’un seigneur local, monsieur de Roquefeuil. Perdue dans la tourmente, un soir de l’an 1002, elle trouva refuge dans une chaumière au bord du cours d’eau. Le cri de soulagement de madame de Roquefeuil, « Oh, quel bonheur ! », aurait donné son nom au ruisseau.

Olivier Lemire a vendu des photocopieurs, fait de la com, bossé chez Veolia… Mais, aujourd’hui, sur sa carte de visite, on lit : « correspondant géographique ». Depuis trois ans, ce quinquagénaire a choisi de devenir ce qu’il est profondément : « Un passionné de nature, un drogué du ciel autant que de la terre. » Marcheur obstiné, il s’est d’abord amusé à sillonner la France entre Enfer et Paradis, Haine et Amour, Vie et Mort, autant de lieux-dits bien réels qu’il évoque dans Celui qui marche


Source: La Vie

Previous articleIl y a 65 ans, les Etats-Unis bombardaient Nagasaki
Next article« Bhoutan, art sacré de l’Himalaya » au musée Rietberg de Zurich