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S’avouer le « paradoxe de la joie » — entretien vidéo avec Clément Rosset

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29.07.2010

Septembre 1958, dans une station balnéaire. Face à la mer montante, un étudiant de 19 ans est submergé d’un bonheur étonnant. Avant de se retirer, elle lui laisse l’écume de sa Philosophie tragique (PUF, 1960), son premier essai. « Voilà comment, en une nuit, je suis devenu philosophe! » Dès ce livre de jeunesse, Clément Rosset inaugure le « paradoxe de la joie » : « Etre heureux, c’est toujours être heureux malgré tout. » Car « la joie, nécessairement cruelle de par l’insouciance qu’elle oppose au sort le plus funeste », est « l’approbation inconditionnelle de l’existence ».

Sans raison, ni pourquoi elle est « alogon ». « La joie est, par sa définition même, d’essence illogique et irrationnelle. » Et c’est là sa force majeure. L’homme joyeux demeure incapable d’expliquer son bonheur, indicible. Faim d’un réel inappétissant, la joie tragique est « une folie qui permet paradoxalement – et est seule à le permettre – d’éviter toutes les autres folies ». Telles que les passions, qui se toquent d’amour fou. « La passion marque l’emprise ordinaire du fantasme du double sur la perception du réel », qui pourtant est « idiot », soit, étymologiquement, simple. Tant chez Euripide que chez Racine, la passion a pour effet « d’éloigner de soi l’objet de ses vœux, […] de transformer un objet présent en un objet absent ». « Phèdre ne désire pas. Elle est totalement indifférente à Hyppolite », s’amuse Rosset, qui a le goût du paradoxe.

Un « appoint » du bonheur

Calciné en abstraction, l’objet absent continue pourtant d’enflammer la passion, par négation : « Ma faim qui d’aucun fruit ne se régale », regrette, amer, Mallarmé. Dans la fine bouche de Rosset, la passion garde le même arrière-goût que la privation du poète. Pourquoi alors cette « petite lettre » glissée sous le paillasson peut-elle rendre fou ? L’épreuve de la rupture morcelle le moi, jusqu’à ce que cette « expulsion hors de soi » engendre une cessation d’être. N’étant plus le moi que je pensais être, je ne suis plus rien.

« Tu m’aimes donc je suis », ferait battre un cogito transi. Mais loin de tout repli narcissique, le bonheur repose bien loin de soi. « Qui souvent s’examine n’avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte », provoque Rosset dans Loin de moi (Minuit, 2001). Demeure alors une joie qui n’a plus d’objet privilégié, tel l’amor fati. Cet « appoint » du bonheur demeure pourtant le punctum pruriens de la philosophie, le point où toutes les pensées viennent « pourrir ».

Car, au fond, l’homme joyeux « est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi, ni en vue de quoi il vit – et cependant il tient désormais la vie pour indiscutable et éternellement désirable ». Si, depuis Hésiode, « les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes », c’est que la joie demeure un « mystère ». Et dans ce secret dissonant de l’homme au réel, Rosset souffle la dernière note à Mozart : « Au moment du couperet, Mozart sera mon dernier mot » car « une joie comprise est toujours moins profonde qu’une joie incomprise ».

Le bonheur, un mystère ?

La joie, tragique ?


Le bonheur, loin de moi ?

Le régime sec des passions ?

La musique, une joie aveugle ?


Source: Le Monde des Religions

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