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« Éprouver la fleur de l’instant », par Christian Bobin

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Bobin le solitaire, reclus au Creusot, qui préfère la compagnie des pissenlits aux trottoirs des grandes villes : c’est sans doute l’image un peu romanesque – car chargée d’un mystère propice à l’entendement du génie – que caressent ses lecteurs, tant les apparitions publiques du poète demeurent parcimonieuses. Mais voilà un homme affable, d’une grâce quasi hypnotique lorsqu’il s’élance pour nous livrer son idée du bonheur, après avoir déplié avec soin la feuille de papier qu’il a griffonnée en chemin.

bobin.jpgVous avez préparé, en venant, un libre propos sur le thème du bonheur, je vous laisse commencer…

J’ai pensé qu’on était tous plein de citations, un peu surnourris par les livres. Pour moi, la plus belle parole, la seule qu’au bout du compte je garderai, c’est celle qu’a dite un prêtre à Malraux. Malraux demande à ce prêtre : « Vous qui avez entendu les hommes des ténèbres, vous qui avez pu voir les ténèbres jusque dans les cœurs, qu’est que ça vous a appris ? ». Après un temps de silence, le prêtre a répondu deux choses : « D’une part, il n’y a que des enfants, et d’autre part, nous sommes tous beaucoup plus malheureux que nous le croyons. »

Et puisqu’il n’y a que des enfants, malheureux, alors il faut les consoler : ce que l’on appelle le bonheur, c’est tout simplement une consolation, mais une consolation non-illusoire, qui s’appuie sur le réel. Il me semble que la plus belle consolation, c’est de regarder ce qu’il y a en face de nous, qui vient ; de regarder ce qui existe, sans chercher à le voiler ou à l’occulter, par nos projets, par nos idées, par notre mental, voire même par nos espérances. Simplement regarder ce qui est : c’est la porte ouverte à la vie la plus heureuse qui soit.

La racine de la vie, c’est la contemplation, pas l’action. La vie heureuse, pour moi, a la forme d’un livre ouvert. Les choses, les visages, les nuages, les paroles même viennent à nous pour être déchiffrées, et l’état de vivant est l’état de lecture, qui ne passe pas forcément par un livre mais par l’attention extrême à ce qui nous fait face.

Je pourrais donner un exemple récent, je crois qu’il faut toujours donner des exemples ou appuyer ce que l’on dit sur un socle d’images ou de visions : il y a quelque temps, je suis sorti d’une maison de retraite, et à la sortie de cette maison, il y avait un cerisier, dont le bois était encore noir, car le printemps n’était pas encore venu. Et sur une des branches de ce cerisier, au moment où je suis passé, un merle s’est mis à chanter. Toutes les eaux du Paradis sortaient de sa gorge, inondaient la terre. J’ai assisté, pendant quelques secondes, en l’écoutant, à la défaite de tous les nihilismes. Et ce que j’appelle être heureux, c’est juste avoir essayé d’attraper ces anges qui passent et qui ont des tas de formes. En l’occurrence, là, il avait la forme d’un merle, et du chant vital, de la profonde vitalité d’un tout petit être comme ça, qui valait plus que dix mille prières.

La poésie est la seule voie d’accès au réel, la voie la plus profonde et la seule. La poésie n’est pas un genre un peu vieillot au fond, c’est une affaire vitale et c’est la vision même de cette vie mortelle, qui passe, et qui passe à travers nous. C’est une manière de la saluer. Et la poésie n’est pas seconde, elle ne vient pas après coup, c’est-à-dire que ce n’est pas un arrangement, on ne cherche pas à faire joli. Dans l’Église orthodoxe, un voile sépare les fidèles de l’invisible, au fond de l’église. Et bien je pense que ce voile qu’on a sous les yeux tout le temps, c’est le voile même des apparences, qui parfois se déchire. Et je crois que la poésie passe par cette déchirure. C’est être là à l’instant même où ça s’ouvre.

Il y a une phrase de Pascal, qu’on a trouvé dans son mémorial, qu’il avait cousu dans son pourpoint, c’était une sorte d’extase ou d’illumination qu’il a eue, qu’il a daté – il a même donné le temps exact où ça s’est passé, de 10 heures à minuit. Ce mémorial de Pascal se termine par une phrase sublime, une phrase qui donne ce qu’elle dit, c’est-à-dire qu’elle donne une joie très profonde aux yeux de celui qui la lit, dans les yeux et dans le cœur. Elle dit ceci, exactement : « Éternellement en joie, pour un jour d’exercice sur Terre. » Le seul fait d’avoir éprouvé la pointe du vivant donne une joie. Et pourtant, savoir qu’on est vivant, c’est savoir qu’on va disparaître. Mais paradoxalement, cette fleur même de l’instant, cette haute conscience brûlante de la vie passagère est un accès au plus éternel et donne un état paisible, donne une paix qui ensuite demeure par-dessous tous les accidents de la vie.

Que vous ont appris les philosophes sur le bonheur ?

Ils m’ont d’abord rendu heureux de les lire. Ils ne m’ont pas appris au sens d’un savoir qui pourrait être mis sur un tableau ou résumé comme ça. J’ai eu une jubilation à les lire. Les philosophes fabriquent des boîtes à outils mais le problème, c’est que ça ne marche que pour eux. C’est comme si le plombier, ses outils ne marchaient que pour lui. Les deux philosophes que j’ai le plus aimés, et que je continue à aimer, sont Kierkegaard et Spinoza. Ils sont de tonalité très différente l’un et l’autre.

Spinoza est quelqu’un de paisible, patient, lumineux, méthodique. Kierkegaard est quelqu’un d’écorché, de brutal, de vif et d’un petit peu voyou. C’est la même chose que j’aime à travers leurs différences. Ils ont tous les deux une manière très humaine de parler du spirituel, qui fait même comprendre finalement que le spirituel n’est que l’humain à son maximum, à son ouverture maximum. Ce que je pense aujourd’hui, c’est que l’esprit, ce sont deux personnes qui se parlent, mais qui se parlent vraiment. Deux personnes passantes sur cette Terre et qui se parlent. Et se parler, ça peut aussi parfois être s’affronter. L’esprit, c’est l’avènement de la plus grande humanité possible. Il ne faut pas chercher le ciel dans le ciel, il faut chercher le ciel dans le lien entre les humains, dans un courage à vivre. Le courage est important, même très important, c’est une composante essentielle d’une vie heureuse, me semble-t-il. On pourrait en nommer une autre, la patience. La patience et le courage, voilà.

Et la foi ?

Je ne sais pas trop ce que c’est. C’est un mot qui est encombré de beaucoup de choses. Je sais que cette vie n’est pas vaine et qu’elle n’est pas vouée au néant, aux ténèbres : ça serait là toute ma croyance. C’est-à-dire que par la parole, par une certaine présence à la vie, tout peut être ressuscité, tout peut être repris à la mort qui l’a avalé. C’est ce que je crois, est-ce une foi ? Dès qu’on met les mots de « foi », les mots de « Dieu », on se trouve tous assis dans des fauteuils Louis XV et on est un petit peu gênés aux entournures. On ne sait plus trop comment faire. J’essaie de nommer ces choses-là mais avec d’autres mots, pour les ranimer.

Je crois que c’est un devoir d’avoir un langage toujours vivant, le plus vivant possible. Je ne parle pas d’une quête désespérée et désespérante de la singularité, d’être à tout prix original, parce que cela, ce n’est rien, tout le monde peut être original. Je dis simplement qu’il n’y a aucune distinction entre le langage et le cœur. Si on éteint le langage, on éteint le cœur aussi. Et je crois que pour traverser cette vie, il faut un cœur battant et pour ça, il faut avoir un langage vif, présent, sans cesse ranimé. Ce serait peut-être un des travaux, la mission de la poésie. Peut-être, je ne sais pas si ce serait une mission, je n’aime pas trop ce mot. Ce serait une de ses fonctions : laver le langage.

Cette vie ne va pas comme un carrosse qui aurait perdu ses chevaux, elle ne roule pas dans les fossés du noir. Je le sais, je le sens, je l’éprouve et certaines pages de certains livres, certains visages, et des petits prophètes comme le merle sur son cerisier non-fleuri me confirment dans ce que je sais : les choses sont peut-être vouées à disparaître, mais elles sont aussi vouées à réapparaître autrement et à jamais.

Que retenez-vous de l’enseignement de l’Évangile ?

Être heureux, c’est être présent. Et je ne sais pas de présence plus vivante que celle qui passe dans les évangiles. C’est aussi simple que ça, le lien est direct. être heureux ne veut pas dire ne plus rien souffrir, être épargné. Il y a comme un tout petit fil d’or de la vie qui circule dans les évangiles, et qui est aussi dans nos veines. Et les évangiles permettent de le retrouver en nous. Ce sentiment donne une certaine légèreté de la vie, qui ne vous quitte pas, malgré les obstacles, malgré les erreurs, malgré les impasses, malgré l’adversité, malgré la mort certaine, à venir. Il y a quelque chose qui n’est démenti par rien, comme un bruit de source, comme un chant d’oiseau qui ne se laisse pas convaincre par le crépuscule, il y a quelque chose dans la vie qui ne s’éteint jamais et dont on peut trouver l’éclat dans les évangiles, plus que dans aucun autre livre. On peut trouver aussi cet éclat en nous, car je pense qu’on le porte en nous. Je pourrais dire que paradoxalement, la vie la plus sainte serait la plus heureuse, et inversement, que la vie la plus heureuse serait la plus sainte.

Comment interprétez-vous le Sermon sur la montagne?

Ce sermon est extraordinaire, car c’est comme si la main de l’ange prenait la terre entière et la renversait comme un sablier: toutes les valeurs sont renversées. Si on le lit avec bienveillance et en oubliant à peu près tout ce que l’on croit savoir, si on le découvre comme pour une première fois, comme s’il venait d’être dit, on comprend que la vraie surabondance, c’est d’être dépouillé et ainsi de suite. Je pense qu’il n’y a pas d’interprétation particulière : un cœur simplifié va comprendre tout de suite, je crois. Ca parle au plus profond, et le plus profond, c’est le plus simple, et le plus simple ne demande pas à être interprété. Il suffit de se rendre assez simple pour faire résonner tous les tambours de cette parole, pour les entendre soi-même.

Quel rapport entretient votre écriture à la nature?

On ne sait pas toujours ce que l’on fait, on n’est pas toujours le meilleur spectateur, le meilleur lecteur de sa propre écriture. C’est certain que la parole de la nature est toute droite. Si on regardait vraiment la moindre fleur des champs, on aurait honte. Parce que si on la regarde, on voit immédiatement sa générosité. C’est incroyable cette endurance qu’ont les fleurs, dans les prés, jour et nuit. Regardez, je suis enrhumé, un rien m’a enrhumé, mais elles, elles n’ont pas le choix, elles sont là et elles subissent tout. L’avalanche des étoiles, la tourmente des vents, le silence total, l’abandon, la sécheresse, les intempérances du soleil, elles supportent tout et elles continuent de proposer quelque chose de magnifique et de très secret.

Mais c’est un secret qui est exposé au vu et au su de tous. C’est quelque chose de très précieux et de très secret qui est proposé au premier promeneur venu. Il n’y a pas de livre plus riche que celui des forêts, des prés, des campagnes, voire même des jardins, voire même – car c’est un peu ma fleur emblématique, fétiche – les pissenlits, qui réussissent à pousser par les fissures des trottoirs des rues. Il n’y a pas de livre plus riche que celui-là et c’est une parole qui est illuminée, très modeste, très profonde et qui ne désespère pas de ne pas être lue.

C’est une parole qui attend qu’on l’entende, tout simplement. C’est le livre le plus profond qui soit. Et on l’a toujours à disposition, même dans une ville comme Paris : il suffit de lever la tête, on a toujours du ciel et il y a énormément à lire, à entendre et à recevoir de cette incroyable légèreté, de cette allure insouciante des nuages qui passent par-dessus les immeubles hausmanniens. Les nuages passent, les immeubles restent, mais ce sont les nuages qui, parce qu’ils passent, disent la chose la plus importante.

La contemplation de la nature constitue-t-elle une partie du bonheur?

C’est au-delà. Comment ne pas être heureux quand on est devant le livre le plus enluminé du monde, le plus bienveillant, malgré les tempêtes – je sais aussi l’autre face de la nature – malgré les choses violentes qui peuvent parcourir la terre parfois ? C’est le livre foncièrement le plus bienveillant. Comment ne pas être heureux quand on se découvre soi-même à l’intérieur de ce livre ?

Vous évoquiez le pissenlit, vous faîtes aussi souvent référence au tournesol dans vos chroniques, ce sont des symboles solaires. Y a-t-il une raison particulière à ça ?

Le soleil, c’est le grand maître. Sans lui, il n’y a rien. Et puis c’est un peu mon maître d’écriture. J’aimerais que chaque page – je n’y arrive pas – ait la densité d’un soleil. C’est vers quoi je tendrais. La plus grande leçon nous est donnée par cet astre. Si on le regarde même du point de vue des savants, c’est très beau. De lui, vient la lumière, et pourquoi vient la lumière ? Elle vient des sacrifices qu’il fait. Puisque, sans arrêt, des explosions se produisent en sa surface : c’est un astre qui perd sans arrêt de sa force pour nous donner une lumière vitale, indispensable. C’est le grand maître et je crois qu’on peut comprendre que les Égyptiens en aient fait un dieu.

Pourriez-vous faire un inventaire à la Prévert de petits riens qui font le bonheur quotidien ?

Le bonheur, ce ne sont pas des choses qui peuvent faire partie d’une liste.

Rien n’est plus important qu’autre chose ?

Rien n’est prévisible et rien ne vient jamais qu’une fois. Il n’y a pas de méthode, je ne crois surtout pas aux méthodes pour être heureux. Je pense qu’il faut même ne pas chercher à être heureux. Je pense qu’il faut chercher juste à voir le mieux possible cette vie, à la voir comme elle est, parce qu’elle va nous quitter, parce qu’on va la quitter, donc ce serait dommage de ne pas l’avoir rencontrée. Je crois qu’il faut chercher à la voir, vraiment, et que dans cette vue, le bonheur, un état très heureux, très paisible, viendra de lui-même. Je ne pense pas que le bonheur soit une marchandise ou quelque chose qu’on puisse obtenir par une méthode.

Y a-t-il une question que je ne vous ai pas posée ?

Est-ce que le vin est bon ?

Absolument, alors est-ce qu’il est bon ?

Oui, il est bon.


Source: Le Monde des Religions

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