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Cambodge — On ne peut plus compter sur les bonzes !

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25.02.2010 | Pierre Manière, Ung Chansophea

Courrier International

Paisiblement installée sur une natte avec ses cinq enfants, Pich Thoeun vit depuis huit mois dans une résidence de bois et de tôle au sein de la pagode de Samaki Raingsey, communément appelée “pagode Kampuchea Krom”, en périphérie de Phnom Penh. Elevés par les moines, ces murs tiennent lieu de refuge à sept familles, qui ont toutes été contraintes de quitter leur foyer. “J’ai fui mon mari, qui me frappait chaque jour, confie Pich Thoeun. Voyez cette entaille sur la tête de mon fils, c’est le résultat des deux coups de hache qu’il lui a assénés.” A son arrivée dans la capitale, sans emploi ni proches, elle se résout à dormir dans la rue, avant de solliciter l’aide des moines. Yoeun Sin, le vénérable de la pagode, accepte sur-le-champ de lui offrir un toit. En plus de bénéficier du gîte et du couvert, ses enfants suivent des cours, une fois par semaine, dans une classe aménagée dans le réfectoire.

Sans piston, impossible de devenir bonze

Cambodge_moine.gif“Les bonzes ne peuvent fermer les yeux lorsqu’ils sont confrontés à la misère, assène Yoeun Sin. Sinon, à quoi donc sert la pagode ?” Cette politique d’accueil et de soutien constitue à ses yeux une priorité. Et ce même si ses cinquante moines ne mangent pas tous les jours à leur faim. Du côté des laissés-pour-compte, ce lieu fait figure d’exception. “Les pauvres ne sont pas les bienvenus dans les autres pagodes”, proteste Pich Thoeun. En d’autres termes, les pagodes khmères auraient, au fil des ans, renoncé à leur mission sociale. Une accusation que rejette Sim Sor Yun, à la tête du Wat Saravann, à Phnom Penh, lequel compte 265 bonzes et 300 étudiants. Même s’il avoue “interdire aux pauvres de loger ici, pour éviter que le chaos ne s’installe”. Idem pour le Wat Langka, près du monument de l’Indépendance [au cœur de la capitale].

D’après Hour Sariddh, un bonze de 38 ans, “les plus démunis sont généralement priés de s’adresser aux ONG”. Pourtant, dans ces deux dernières pagodes, les fonds ne manquent pas. Sim Sor Yun aurait ainsi collecté plus de 70 000 dollars [52 000 euros] de dons l’an passé. Un “budget moyen”, pour une “pa gode moyenne”, sourit le vénérable, qui affirme que “les plus grandes peuvent réunir plus de 200 000 dollars par an”. Outre les petites donations des particuliers, de riches hommes d’affaires et des personnalités du gouvernement offrent régulièrement des sommes importantes aux temples qu’ils parrainent. Pour la pagode Saravann, les noms de ces donateurs figurent sur le mur extérieur de la demeure du vénérable. Et les notables du Parti du peuple cambodgien, la formation du Premier ministre Hun Sen, y figurent en bonne place.

Loin d’être utilisés pour des projets caritatifs ou éducatifs, ces fonds financent la “modernisation” des lieux, comme l’explique Sim Sor Yun. A l’instar de ses homologues dans tout le royaume, le vénérable s’est lancé dans une course à la plus belle pagode. “Il faut montrer aux mécènes que leur argent est bien utilisé”, lance-t-il. Son prochain projet ? “La rénovation du mur d’enceinte, car le nôtre, qui n’a coûté que 100 dollars le mètre, se fait vieux. Le mur que je souhaite édifier coûte 500 dollars le mètre, comme celui du Wat Langka”, précise-t-il.

D’après Sim Sor Yun, la pagode remplit son rôle social puisque ces aménagements profitent aux bonzes et aux étudiants, issus en majorité de familles rurales déshéritées. S’il se garde bien de critiquer cette politique de grands travaux, Yoeun Sin, le vénérable de la pagode Kampuchea Krom, déplore toutefois “une influence croissante du matérialisme”. De fait, la foi ne constitue pas toujours la motivation première des candidats bonzes. Titulaire d’un double master de gestion et de finance, Hour Sariddh, pensionnaire du Wat Langka, conçoit son engagement religieux avant tout comme un ascenseur social. “Je suis issu d’une famille d’agriculteurs très pauvres. J’ai d’abord choisi de devenir moine pour faire des études, avoir la possibilité d’aller à l’université”, explique-t-il dans un anglais parfait. “Je ne serai pas moine toute ma vie. Par la suite, j’envisage de travailler dans le privé. C’est le cas de la majorité des 220 bonzes qui vivent ici…”, poursuit-il. Lorsque l’on évoque la façon dont il est entré à la pagode, Hour Sariddh se montre évasif. Tout juste reconnaît-il avoir bénéficié de “contacts” avec certains moines. Pourtant, au dire de plusieurs étudiants, être issu d’une famille pauvre ne suffit pas. Pour By Veasna, un étudiant en agronomie du Wat Saravann, les places sont chères et il n’y a point de salut sans réseau ni piston. “Comme beaucoup, j’ai décroché ma place ici, car ma famille connaissait le chef de ma cellule, originaire de Kampong Cham, comme moi.”

Ces vocations dépourvues de sincérité donnent lieu à des dérives. A la pagode Saravann, un étudiant de 20 ans, qui souhaite garder l’anonymat, sort de ses gonds. “Je vis ici depuis quatre ans. C’est l’anarchie, ils ne se comportent pas comme de vrais bonzes. Certains discutent au téléphone avec des filles jusqu’à minuit, d’autres jouent de la musique jusqu’à n’importe quelle heure”, s’emporte-t-il. D’après lui, il arrive même que des moines utilisent leur position pour leur profit personnel. “Si un bonze veut le dernier Nokia, qui coûte entre 200 et 300 dollars, il se contente de faire la quête pendant un mois !”

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