Cheminement du christianisme au bouddhisme
par Jean Vailhen
Extrait de « Lumière et Vie », No 193, Août 1989
Entrer dans le texte qui suit, par delà l’énigmatique citation de Blanchot, c’est écouter le transit d’un christianisme intensément vécu vers les rives silencieuses du bouddhisme. Partir d’un catholicisme tranquille, éprouver l’intrusion de la pensée mystique, recevoir puis un jour quitter l’affirmation thomiste de la vérité sereinement tenue et mesure de toute pensée, s’interroger sur le dualisme qui court de l’Inde à la Sorbonne, percevoir de secrètes convergences entre le shivaisme et la phénoménologie, éprouver la séduction de la révolution de pensée existentialiste mais découvrir les impasses d’une équation entre la conscience et l’existence: diverses étapes qui sont ici esquissées. Au terme (mais est-ce un terme ?), rencontrer le bouddhisme, accueillir sa drastique extinction de la conscience dans la suppression de tout désir, mais recevoir aussi la paix et l’ouverture à tout être dans ce qui s’appelle la compassion. Tel est l’itinéraire, ici philosophiquement présenté, dont le lecteur est convié a être discrètement témoin.
» Bien plus traître qu’elle, en sa loyauté, on le sait bien… toujours accueillante pour ce qui lui échappe et se laissant volontiers détourner d’elle-même, mais pour tout ramener à elle en ce détour-vaincue d’autant plus invincible.., dans le cercle magique où elle nous enferme et nous enferme toujours à nouveau chaque fois que nous pensons l’avoir brisé… » C’est de la philosophie que parle Maurice Blanchot, et c’est en elle, au sens le plus large et le plus profond, que s’inscrivent ces cheminements de pensée.
D’abord, l’enseignement catéchétique élémentaire, bien connu dans l’Eglise catholique romaine en France, avec la pratique docile qu’il appelle, l’un et l’autre s’imposant à l’esprit, tout en répondant à l’avance aux doutes, voire aux objections, qui pourraient surgir. Mais survint une intrusion, qualifiée de pieuse ou de mystique, par le texte à la fois austère et brûlant de Thomas a Kempis. Cela provoqua un vif désir de retrait du monde, de dépouillement. S’élabora pour lors un élargissement du champ mental, une mise en oeuvre des facultés intellectuelles, conjointement à une pratique de ce qu’on appelle la vie spirituelle, au sein d’une communauté érudite et ouverte, pratiquant une ascèse bien tempérée.
C’est dans ces temps que surgit aux regards, à la pensée, ce qu’un penseur autrichien, contemporain d’Ernst Cassirer, désigne comme la » formidable forteresse de la philosophie chrétienne « . Celle-ci n’était autre que le thomisme sous la forme du néo-thomisme de Jacques Maritain. Mais, qui dit forteresse dit un enclos contre un agresseur et, éventuellement, une sortie pour repousser celui-ci et, consciemment ou inconsciemment, le vaincre, soit en le convertissant, soit en le détruisant, le vouant ainsi aux Gémonies. Quoi qu’il en soit, cette philosophie et cette théologie chrétiennes étaient, et demeurent, une fascinante structure intellectuelle et, dans le même élan, une source de réflexion et de vie intérieure qui furent assidûment explorées. Mais qu’en était-il des bases, rationnelles ou autres, de cet édifice, de son esprit, de son authenticité, de sa vérité? A l’étude, il ne fut pas difficile d’y trouver l’apport énorme des philosophies platonicienne, aristotélicienne, néo-platonicienne. On se donna donc pour tache de les étudier, et de discerner l’usage et l’adoption qui en furent faits au Moyen Age, par les docteurs chrétiens, mais aussi juifs et arabes. Elargissement considérable du champ de la pensée, laquelle dut aussi – toutes ces doctrines religieuses s’appuyant sur des textes sacrés considérés comme révélation divine – s’intéresser de près à l’exégèse biblique, à la linguistique, à l’herméneutique, à l’archéologie, à l’histoire… Bien entendu, de telles recherches faisaient surgir des doutes et, en tous cas, relativisaient fortement les affirmations plus ou moins péremptoires apportées à ce qui était considéré comme Vérité absolue de Dieu. Certes, dans cet immense enseignement, le plus souvent fort intelligemment pensé, on n’ignorait pas les objections, ni les doctrines divergentes et adverses; pourtant, en toute bonne conscience, on les présentait aux étudiants sous un angle choisi, accompagnées de la réfutation appropriée. Cette présentation » intermédiaire » n’ouvrait le champ intellectuel de l’auditeur ou du lecteur qu’en le fermant subrepticement. Que suppose une telle conduite? Ou que l’on est convaincu, intellectuellement ou sentimentalement, d’avoir raison – ou bien qu’on obéit à une autorité considérée elle-même comme la mesure de toute vérité, donc la Vérité absolue.
Assez tôt cependant, les perspectives du champ de la pensée et des connaissances s’élargirent grandement par l’autorisation de lire directement ce que disaient d’autres philosophes, d’autrès théologiens, d’autres exégètes, d’autres savants, fussent-ils à l’Index, hérétiques, libres-penseurs, agnostiques, matérialistes, marxistes, existentialistes… Dans la même foulée furent rencontrées, grâce à l’histoire des religions, les philosophies religieuses de l’Inde, de la Chine, de’ l’Extrême-Orient.
Hors le fait d’être orientales géographiquement, y avait-il quelque point fondamental qui les différenciât des religions d’Occident? Les similitudes, les parallélismes, sont nombreux et d’un grand intérêt. Ce qui leur est propre, soit par le fond soit par la forme qu’elles adoptent, est enrichissant pour l’esprit, émouvant pour la sensibilité, suscitant même des états de ravissement, des processus intuitifs, des courts-circuits d’ordre esthétique ou voluptueux, sans pourtant je ne sais quelle indigence intellectuelle et rationnelle que certains leur reprochent pour les réfuter, sinon pour les condamner sans autrement les connaître. Cette constatation, dont la pente naturelle est vers le syncrétisme, n’a pas grande portée. Une autre se laisse entrevoir, s’affirme, se précise, s’étend.
Toutes les religions, toutes les philosophies, lesquelles ne sont qu’une même démarche de l’esprit en dépit de leur distinction épistémologique, sont des visions du monde plus ou moins, ou différemment, élaborées. Elles présentent toutes une origine, une évolution, une fin de ce monde considéré comme un tout. En outre, elles impliquent toutes un comportement des humains. Ainsi en elles rencontrerait-on, par des approches différentes, ce que l’Occident appelle le problème moral, qu’il soit considéré sous l’angle philosophique ou religieux. Quand les Thomas d’Aquin, Albert le Grand et autres, campés sur la Montagne-Sainte-Geneviève et à la Sorbonne, aperçurent, venant du Sud et montant la rue St-Jacques, Aristote habillé en Arabe ou en Juif, ce fut de mirifiques empoignades philosophico-théologiques rappelant celles de Byzance. Que les penseurs fussent Byzantins, Grecs, Romains, Parisiens, Germaniques, Scots ou An-dalous, leurs disputes, leurs divergences comme leurs convergences intellectuelles, morales et politiques, laissent lire, comme en filigrane, un univers radicalement dualiste, dont l’apparition, le décours et la fin ont pour cause efficiente et finale un Principe appelé de différents noms, radicalement différent de ce monde.
Un trait constant dans ce triple volet dynamique affecte, dans toutes les doctrines, la phase médiane, évolutive, du décours il s’agit d’un flux, non pas paisible mais conflictuel. On voit les choses, les êtres vivants, y compris les hommes, s’opposer, lutter, se détruire. Quels sont la cause, le où les responsables de ce » désordre » pénible pour les corps et les esprits ? » Les hommes détruisent par l’antagonisme des forces, Dieu construit par l’harmonie des contraires « , dit un adage gnostique tiré probablement du Zohar: fort beau et très suggestif, appelant la méditation, non la contemplation. Reste le dualisme, dont la présence multiforme se retrouve, à l’évidence, dans la pensée spéculative et l’élaboration théologique de toute la culture gréco-romaine et islam-chrétienne. ainsi que dans la pensée indienne et celle de la Perse zoroastrienne et mazdéenne. Alors, syncrétisme à tout va? Ce n’est pas si simple.
Quoi qu’il en soit de la pénétration historiquement avérée des conceptions indo-persanes chez les peuples du bassin méditerranéen, nous restons fortement sollicités de prêter attention à l’humain concret que nous sommes, biologique aussi bien que psychique, de considérer l’apport et les énigmes de l’analyse des profondeurs, dévoilant, à la racine des émotions et des passions, quelque chose de si étrange que cela fait chavirer, presque sombrer, l’identité personnelle, le soi et le quant-à-soi: la psychè humaine semble n’être rien d’autre qu’un équilibre vertigineux entre la paranoïa et la schizophrénie. Il y a aussi les rêves du sommeil et de la veille, tout le foisonnement de l’imaginaire qui, dans ses projections hallucinatoires subies ou volontairement construites, met en suspicion la solidité du clivage entre sujet et objet, idée ou image et réel. Ici, une formulation heureuse trouvée chez Bergson : » Au fur et à mesure que la réalité se crée, imprévisible et neuve, elle se projette dans le passé indéfini et nous croyons qu’elle a toujours existé; mais il y faut un miroir… « . Avant que de mesurer l’impact de ce raisonnement par l’image, rappelons que les philosophies de l’inde, toutes — même celles qui sont matérialistes (il en est, comme il en fut aussi dans la Grèce antique) —présupposent, certes, une dualité originelle d’où jaillit une pluralité, un foisonnement différencié, luxuriant, de tous les » êtres » de l’Univers. Toutefois, ces » êtres » sont sans hypostase essentielle; de ce point de vue ils sont » irreliés « , sauf à être engagés dans une sorte de ballet cosmique dont les figures sont changeantes, imprévisibles, un grand Jeu où s’ouvrent et se ferment, devant ou derrière les marionnettes qui y jouent (fussent-elles humaines), des trous, des chausse-trapes, des abysses insondables.
Cette conception puissante n’est pas tellement celle de l’époque védique ni du brahmanisme, mais celle de l’hindouisme, et tout particulièrement du shivaïsme bengali et cachemirien. Cette fois, la rencontre de l’inde vivante et pensante ne se fait plus tellement avec la pensée hellénistique, fût-ce dans la variété de ses doctrines, mais avec la phénoménologie husserlienne, la psychanalyse, Hegel, l’existentialisme. Où, comment, sur quels points s’opère cette rencontre, se nouent des contacts? Principalement en ceci: Husserl met entre parenthèses les objets pour les étudier dans la conscience pensante; les objets, donc ce que nous qualifions de Réel. Hegel ne voit pas de matière ou d’objets subsistant à quelque degré que ce soit: le mouvement dialectique de l’histoire, déroulement du flux temporel, va réaliser l’Esprit absolu. La psychanalyse, dans ses recherches en profondeur, n’atteint que des pulsions, des phantasmagories plus ou moins ordonnées entre elles qui dévoilent, en les masquant, des énergies irrationnelles, un désir…
Et voici une sorte de révolution de la pensée philosophique occidentale. Pour celle-ci, depuis très longtemps sûrement, tout ce qui existe est fondé sur un antécédent, sinon temporel du moins métaphysique, qui est le modèle qui établit en quelque sorte dans l’existence concrète. Dans cette conception, la réalité, la vérité de la chose ou de l’être, est cet antécédent: l’Etre, l’essence. L’existentialisme sartrien renverse les facteurs : l’existencé précède l’essence. Cette formulation » renversante » est le fruit d’un constat: exister, c’est être conscient. Les conséquences de cette permutation sont considérables. L’existence est une donnée immédiate de la conscience; tout le contenu variable, diversffié, de la représentation est existant par la conscience et, réciproquement, la conscience n’existe que par son contenu. Il existe des communications, des liaisons. D’autres consciences qui, semble-t-il, existent elles aussi, nous révèlent que nous sommes un point de vue singulier sur le monde et nous-mêmes, et que pour fonder en essence, en réalité absolue, les représentations, il nous faudrait opérer une totalisation exhaustive de tous les points de vue, et œ en un instantané immobile, alors que le contenu expérimental est éprouvé dans l’espace-temps. Ainsi, voilà des spectateurs-acteurs d’un jeu où ils sont jetés, mêlés, sans pouvoir jamais, ni par la pensée ni par l’action, lui donner réalité, constance et vérité. Beaucoup pourtant s’y sont employés et, ce faisant, n’ont rencontré que des jeux de miroirs, ce qui d’ailleurs ne constitue pas nécessairement la conscience en conscience malheureuse et dolente.
Toutefois, le long du déroulement indéfini des tentatives, par des pistes et des cheminements où l’on ne sait plus si c’est le chercheur qui est caméléonesque ou bien le théâtre-de-nature qui mime le chercheur, on ne trouve rien que la conscience propre érigée en personne, c’est-à-dire: un individu qui se réfléchit dans sa précarité étourdissante. En outre, enfermée en elle-même, la conscience, paradoxalement, s’éprouve libre en ce sens que rien ne la détermine dès lors qu’elle n’est pas totale, survolante (on dit équivalemment: transcendante). Est-elle à ce point prisonnière? Dans le jeu cosmique où l’existence prend conscience, ne se dévoilent pas seulement des pensées et des actes, mais aussi des sentiments, des émotions. Une investigation, une réflexion à leur sujet montre ceci: émotions et sentiments se répartissent sur une échelle allant d’une intense douleur qui peut être paroxystique, à un intense plaisir qui peut aussi être tel.
Autre remarque: douleur et plaisir peuvent être éprouvés simultanément. Lorsque l’une ou l’autre atteignent le paroxysme, la conscience se vide, progressivement ou instantanément de son contenu, elle disparaît, s’abîme. Le même phénomène se produit dans la fascination. C’est ainsi que l’amour, la haine, la concentration intense, peuvent amener l’extinction, provisoire ou définitive (aux yeux des autres) de la conscience, laquelle ne peut précisément en être consciente. Le soi, la » personne « , sont conscients de soi, c’est-à-dire du monde et du corps. Cette perspective rejoint les constatations expérimentales, tant de la biologie que de la psychologie analytique: on ne peut voir ni expérimenter, non plus que conjecturer, une disjonction quelconque entre corps et conscience, et les recherches ainsi que les expérimentations dans le vaste champ de la parapsychologie n’apportent rien qui soit hors de la conscience du corps et du monde. Si un corps existe, ce n’est que pour et dans une conscience, il n’est pas de conscience sans corps ni sans univers. Ce n’est pas elle pour autant qui crée, qui projette son corps et le monde.
Certes, l’être humain s’éprouve, voire se pense, comme action, projet vers une fln, et ce projet est un choix puisque, lui, il est singulier. Ainsi modifie-t-il, transforme-t-il son corps et le monde. La singularité de son point de vue et de sa situation fait qu’il rencontre des résistances et des imprévus. Au moyen de la raison, il cherche à comprendre celles-Jà et à éliminer ceux-ci: élaboration de systèmes, s’élargissant vers une totalisation inaccessible chaque fois que surgit un imprévu, non intégrable au système, le hasard. Pour parvenir à ce succès, il lui faudrait » avoir » simultanément tous les points de vue de toutes les consciences existantes. Mais ce jour-là serait le jour ultime de
» sa » conscience, qui s’évanouirait à devenir une conscience universelle et transcendante qui » est « , mais n’existe pas. Voilà la conséquence majeure de l’équation entre la conscience et l’existence. Du même coup, ai l’on ose dire, s’éprouver soi-même personne est un contenu de conscience aléatoire quant à l’épaisseur et à la pérennité qu’on lui souhaite. Ajoutons encore que les impératifs moraux, quels qu’ils soient, cessent eux aussi d’avoir un » être » métaphysique ou sacré. Tout, absolument tout, est caduc, irréel, relativisé. Alors, plus de morale, plus de préceptes, plus de bien ou de mal? Non pas: simplement, plus rien ni personne ne peut prétendre à être le Vrai, le Bien, la Valeur-Etalon, ni non plus parler avec autorité en leur Nom, vis-à-vis des actions, des choses, des pensées, des consciences.
Jeu illusoire dont nous sommes la proie, les acteurs et les animateurs, il suscite la conscience dans la mesure même où il n’existe qu’en elle. Apparaissent pourtant dans ce » cirque » qui semble plus pensé qu’éprouvé, une mer, des plages, des couleurs, des images… Cela existe dans la conscience qui découvre et éprouve, conscience tantôt calme tantôt tumultueuse. Ce sont les passions, les désirs, le désir. Ils ne cherchent pas la vérité ni ne la postulent, comme le fait l’intelligence, mais la félicité. Désir, tension, pulsion, aspiration. Le désir rencontre-t-il un obstacle, la conscience est tumultueuse, tourmentée, douloureuse ou exaspérée. S’il n’est pas d’obstacle, la conscience est calme. » Interminabilis vitae plena simul et perfecta possessio, la possession plénière en même temps que parfaite de la vie sans fin » : célèbre définition, par Boèce, qui cerne, en fait, un au-delà du conflit qui en rejoint l’en-deçà; avec toutefois cette différence qui sépare la conscience latente de l’individu existant, de la prise de conscience par réflexion totale. Un au-delà de la mort? Peut-être. En tout cas, la meilleure qualification d’une vie consciente qui soit pur désir.
Là se profile ce que, communément, on appelle le bouddhisme. Fondamentalement, par une démarche pragmatique existentielle, celui-ci refuse toute spéculation sur un Au-delà quelconque et sur la Nature des choses. Il considère la conscience malheureuse, veut persuader celle-ci qu’il n’y a d’issue à son malheur qu’à se rendre compte, existentiellement et non intellectuellement, que son malheur est justement d’exister — ce qui est illusoire, c’est-à-dire: n’a aucune réalité, aucune substance. Cependant il affirme (le Bouddha historique ou le bouddhisme) que la racine de cette illusion serait le désir indifférencié. Dans cette logique, car c’en est une, il faut couper, éteindre le désir; pour atteindre où? Nulle part. Le motif de la démarche est la souffrance de la conscience; le moyen est drastique: éteindre la conscience, qui sombre dans la nuit de l’abîme. C’est la volonté qui emploie ce moyen d’éteindre le désir considéré comme feu de la conscience qui alimente la vie. C’est à ce point même qu’il doit être éliminé: désirer le paranirvana (extinction définitive de la conscience) ou désirer devenir Bouddha, c’est demeurer dans l’illusion de l’existence. Rappelons cette saisissante sentence venue dans le Zen japonais par le Tchan chinois: » Si tu rencontres le Bouddha, tue-le « . Inutile d’insister. Le parallélisme, certaines convergences, des croisements, de l’existentialisme sartrien avec le bouddhisme radical sont flagrants. Alors, le bouddhisme apporte-t-il quelque chose? Certes, beaucoup. Sur le plan de notre existence, pour y agir et conduire notre action, c’est la doctrine la plus universaliste qui soit. Pousser les conceptions hindoues de l’advaïta et de l’illusion cosmique jusqu’à anéantir le soi personnel, ouvrait toute conscience humaine à toute autre conscience et à toute la » Nature » dans ce que l’on a appelé: la Compassion. On peut exprimer celle-ci par une image: nous sommes tous dans le même bateau, pourquoi ne pas s’aider puisqu’il n’y a rien à attendre?
Cette attitude existentielle explique sans doute que, dans l’histoire, le bouddhisme a été pacifique. Dans les autres religions, particulièrement les monothéismes où l’être humain, comme son Dieu, est personnel et immortel, on trouve des fidèles qui, ai large que soit leur amour du prochain, leur fraternité agissante ou leur tolérance, sont persuadés, dans leur foi sincère même, qu’ils sont dans la Vérité, par grâce, par mérite ou par révélation. Confrontés dans la vie quotidienne et sociale à des conduites, à des actes et à des pensées en eux-mêmes ou chez les autres, ils les rangeront dans les catégories antagonistes du bien ou du mal, du vrai ou du faux. Où sera alors la paix universelle puisque, pour eux, il n’y a de paix, de salut et de bonheur que dans le choix de leur Dieu personnel, Vérité et Vie?
Le clivage est là: entre la pensée philosophico-religieuse de l’Occident hellénistique judéo-chrétien, et celle, indienne et chinoise, d’Orient et d’Extrême-Orient. Plus précisément: l’immortalité de l’âme. On se rappelle que Platon parlait de celle-ci comme d’un » beau risque » à courir, un peu le pari de Pascal; en effet, assez vite les philosophies pensèrent l’avoir démontrée en même temps que l’existence de l’âme, tandis que les religions monothéistes en faisaient un dogme révélé.
Dans tout ce qui a été évoqué, à peine effleuré, » il s’agit de voyages très incertains, de départs tellement départs qu’aucune arrivée ne pourra jamais les démentir « . En effet, les états de conscience éprouvés de calme, de félicité, de ravissement, de fulgurance, de lumière, ne sont pas dans le temps. La conscience qui les éprouve ne les vit pas, fût-ce furtivement ou longuement aux yeux des autres. Nul n’en peut rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils existent; encore moins qu’ils soient vrais et attestent la vérité de ce que croit ou professe la communauté religieuse, vaste et ayant pignon sur rue ou petite et ignorée, au sein de laquelle cela se produit. Comme le disent les bouddhistes, la vérité vraie c’est le silence.
– Jean Vailhen
– Source : cusi.free.fr