PORTRAIT. A quoi ressemble Dieu au XXIe siècle ? Moins personnel, plus maternel… Chacun le façonne selon ses attentes et son histoire.
Commençons par les présentations : « Je suis le Tout-Puissant », annonce Dieu sans détour (Genèse 17, 1). Voilà Abraham au parfum. « Je suis celui qui suis », précise-t-Il plus tard à Moïse (Exode 3, 14). Ni une invention de l’homme, ni une puissance éthérée, donc, ce « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », mais une personne, éternel présent et Créateur de toute chose. Et Dieu poursuit : « Je suis un Dieu jaloux, châtiant la faute des pères sur les fils, sur la troisième et quatrième génération pour ceux qui me haïssent, mais qui témoigne fidélité à des milliers pour ceux qui m’aiment et observent mes commandements » (Exode 20, 5-6). Dieu parle. Et continuera à se révéler dans l’histoire. Par la voix des prophètes, comme le raconte l’Ancien Testament, et par celle du Christ ensuite. Mais, les croyants n’ont jamais cessé de Lui redessiner un visage. À quoi ressemble le Dieu du XXIe siècle, en particulier pour les 66,1 % de Français qui se déclarent chrétiens (sondage Ifop 2003-2006) ? Quelles qualités Lui accordent-ils encore ? De quels attributs L’ont-ils dépouillé ? Et quelle relation entretiennent-ils vraiment avec Lui ?
Pour Frédéric Lenoir, sociologue des religions et directeur du Monde des religions, auteur d’un passionnant travail sur les Métamorphoses de Dieu (Hachette littératures), le Dieu personnel, « qui s’adresse personnellement aux hommes, s’immisce dans leurs affaires, fait alliance avec eux, parle par la voix des prophètes », ne convainc plus nos contemporains, et de moins en moins les catholiques de base, au grand dam de Benoît XVI.
D’après la dernière enquête sur la situation religieuse des pays d’Europe de l’Ouest, 38 % des Européens croient en un Dieu personnel. Et seulement 21 % des Français. À l’échelle européenne, 21 % des chrétiens qui pratiquent régulièrement croient en une sorte d’esprit ou de force vitale plutôt qu’en un Dieu personnel. « La plupart des adeptes français du bouddhisme que j’ai pu rencontrer affirment avoir rejeté le christianisme ou le judaïsme de leur enfance à cause de cette conception trop réductrice, estime Frédéric Lenoir. L’Absolu ineffable et indéterminé du bouddhisme leur paraît infiniment plus crédible que ce Dieu objectivé et personnalisé. Nombre de nos contemporains ne veulent plus d’un Dieu compréhensible par la raison et auquel on s’adresse comme à une personne. » À la source de ce changement de représentation, tout sauf une quête théologique, rétorque Nicolas de Brémond d’Ars, également sociologue des religions et prêtre à l’église de la Madeleine à Paris. « On se demande plutôt ce que Dieu peut nous apporter comme bienfaits et comment Il peut s’y prendre ? Ce n’est pas parce qu’on ne croit plus en un Dieu personnel qu’on devient bouddhiste, mais parce que le bouddhisme – tel qu’il est pratiqué en France en tout cas – propose un accès au bien-être et à la paix intérieure qui séduit. Dès lors, on adopte l’idée de Dieu qui va avec cette proposition. »
Ce Dieu que même les chrétiens ont du mal à circonscrire en une personne fait par ailleurs écho à une tendance ancienne de la théologie chrétienne, que le XXe siècle a redécouverte avec intérêt : celle de l’apophase, qui consiste à définir Dieu par tout ce qu’il n’est pas. Comment dire Dieu après Auschwitz et Hiroshima, comment penser son infinie bonté, sa toute-puissance ? En niant tout ce qui lui est inférieur, c’est-à-dire tout ce qui est. En écartant tout ce qui est connu pour s’approcher, par l’ignorance, de l’Inconnu, du Dieu inconnaissable par nature…
La figure de Dieu change de contours au gré des évolutions de la société, de ses excès, de ses réactions aux modèles des générations passées. Parmi ces modèles, celui d’un patriarcat social longtemps relayé par l’Église. Avec le rejet du système patriarcal, dont Mai-68 fut un des déclencheurs, la crise de l’autorité et la difficulté de l’Occident à penser la paternité, a émergé une figure maternelle de Dieu d’ailleurs réhabilitée par certains théologiens. En témoigne, par exemple, le travail du Suisse Othmar Keel publié l’an dernier sur l’Éternel féminin, une face cachée du Dieu biblique. « Le patriarcalisme est mort, le mariage a été complètement détricoté et les fondamentaux de la relation homme-femme bouleversés. On a besoin des deux pôles de Dieu pour repenser ce rapport », constate Nicolas de Brémond d’Ars. Pour Frédéric Lenoir, « les monothéismes ont imposé la figure divine très masculine d’un père “tout-puissant” et parfois tyrannique. Cette représentation a de moins en moins cours chez les croyants occidentaux. À elle se substitue l’image d’un Dieu protecteur, miséricordieux, enveloppant, qui a finalement toutes les qualités d’une bonne mère ». Quand la personne de Dieu y survit… Car, observe le sociologue, la recherche du sacré peut aussi s’orienter dans cette perspective, vers un « divin maternel » plus panthéiste et « des croyances liées à un cosmos vivant assimilant la terre à un organisme vivant féminin de type Gaïa ».
Le Dieu Père se serait donc éclipsé au XXe siècle, au profit du Christ, dont la figure d’homme souffrant a trouvé de dramatiques échos dans les affres de l’Histoire, des génocides aux guerres fratricides. Dans son temple du IVe arrondissement de Paris, où se retrouve une communauté toujours plus nombreuse, le pasteur Gilles Boucomont, de l’Église réformée, travaille, dans l’accompagnement des personnes croyantes ou en recherche, à réinvestir cette figure paternelle et son « autorité spirituelle ». « D’un point de vue anthropologique et psychanalytique, c’est la parole de la mère qui rend un homme père. Le père est celui dont la mère dit qu’il est le père. C’est l’Église, l’institution, qui est mère et qui dit que Dieu est Père », avance-t-il. Pour le jeune pasteur, « un juste milieu reste à trouver après le trop-plein d’autorité abusive des Églises au XIXe siècle, et l’effacement des pères et l’abandon par l’État d’un certain nombre de ses prérogatives : le XXe siècle a essayé de nous faire croire que le père est fatalement abusif et lâche. Alors que celui que Jésus nous présente est ferme et tendre. »
Il faut dire que l’autorité de Dieu a longtemps relevé de l’autoritarisme, cantonnant le Père dans le rôle d’un juge implacable. Selon l’expression de l’historien Jean Delumeau, dans son ouvrage le Péché et la Peur, l’Occident s’est installé entre le XIIIe et le XVIIIe siècle – avec encore de beaux restes au XXe – dans un « christianisme de la peur », issu d’une vraie réflexion théologique sur le péché mais fondé sur les ressorts de la culpabilité. Dans le sillage de Vatican II, cette pastorale a peu à peu cédé la place au Dieu de miséricorde que Jean Paul II a mis au centre de la théologie, avec sa deuxième encyclique Dives in misericordia (le Dieu « riche en miséricorde »). Parallèlement, le rapport à la loi, à l’autorité, à la culpabilité, à la réalisation personnelle a poursuivi sa course dans la société. « Je n’entends plus mes patients évoquer le Dieu qui juge, note le psychanalyste et chroniqueur de La Vie, Jacques Arènes. Même parmi les croyants, on est dans la déculpabilisation et les codes de la société victimaire. Au final, on ne se demande pas si on a fait le bien ou le mal mais si on a réussi sa vie, si on est allé au bout de ses possibilités. On ne se demande pas non plus si on peut être pardonné, mais si on va réussir à pardonner les offenses qui nous sont faites. Le Dieu juge est devenu inacceptable. Le Dieu qui guérit les blessures, en revanche, a sa place dans ce contexte. »
Si l’on veut bien entendre que Dieu guérit et s’en remettre à sa douceur, l’énigme de la souffrance et du mal n’en est pas pour autant résolue. Il suffit de tendre l’oreille dans un groupe de parole en paroisse ou de se promener sur les forums de spiritualité pour comprendre à quel point cette question hante toujours l’époque. Certains croyants sont tentés d’y répondre par un Dieu qui intervient et descend nous soigner, tout-puissant dans sa bienfaisance. Les miracles fascinent : 9 millions de pèlerins ont fait le voyage jusqu’à Lourdes pour le 150e anniversaire des apparitions mariales, les évangéliques, dont beaucoup mettent l’accent sur les guérisons intérieures mais aussi physiques, n’ont jamais accueilli autant de fidèles… D’autres reconsidèrent à cette lumière la puissance de Dieu. « Les gens sont très embêtés par la souffrance et considèrent que le Dieu tout-puissant s’est retiré, constate Jacques Arènes. De nombreux patients me citent la phrase d’Etty Hillesum : “Ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes”, et vivent avec l’image d’un Dieu faible. Mieux vaut penser que Dieu n’habite pas le monde quand on voit toutes ces souffrances, se dit-on. » Une question dont le père Jean-Hubert Thieffry, précurseur en France des parcours Alpha de découverte de la foi chrétienne, constate aussi le poids. « Mais, peu à peu, les personnes que nous accueillons sentent qu’il y a du mal dans le monde mais que la réponse à cette énigme, l’amour, passe aussi par elles, et que l’action de Dieu en elles les rend acteurs contre la souffrance. »
Si Dieu n’intervient plus et n’habite plus l’Histoire, il se réfugie alors à l’intérieur de l’homme. « On entend dépasser le conformisme religieux, le ritualisme, une pratique impulsée par un simple sentiment identitaire, en s’impliquant personnellement, en redécouvrant le sens profond et la symbolique du rituel, mais aussi réaliser une expérience personnelle et intérieure du divin. L’expérience est au cœur des quêtes spirituelles contemporaines. Une spiritualité apparaît authentique parce qu’elle s’éprouve », écrit Frédéric Lenoir. Pour preuve, le succès des communautés et groupes fondés sur la convivialité et les liens fraternels, et la remise au goût du jour de certains courants, comme le soufisme islamique, ou de certaines pratiques, comme l’oraison chrétienne, qui fait toute place au dialogue intérieur entre Dieu et l’homme.
Ce besoin d’expérimenter la foi, au-delà de la pure intériorité d’ailleurs, le père Thieffry le constate quant à lui dans les parcours Alpha. Intuitivement, c’est de cette manière que la foi y est transmise, explique-t-il. « Nous n’annonçons pas Dieu par de grands discours devant 600 personnes. Nous faisons vivre aux gens une expérience de Dieu, or on sait à quel point il est important aujourd’hui de pouvoir sentir, vivre les choses… Parce que les hommes et les femmes qui viennent sont accueillis personnellement, soigneusement, autour d’un bon repas, que des liens se tissent au sein du groupe, parce qu’ils viennent quand ils veulent et que personne n’ira les rappeler si on ne les voit plus, alors ils découvrent un Dieu personnel, ami des hommes, qui n’est pas austère, qui respecte profondément leur liberté. Qui les rejoint
dans leur histoire. »
Par Constance de Buor
Source : www.lavie.fr