Accueil Espace Bouddhiste Interreligieux Jean-Philippe Barde — La nature a t-elle un caractère sacré ?

Jean-Philippe Barde — La nature a t-elle un caractère sacré ?

85
1

LA NATURE A-T-ELLE UN CARACTERE SACRÉ ?

par Jean-Philippe Barde [[Chef de la Division des Politiques Nationales, Direction de l’environnement de l’OCDE, Conseiller presbytéral, membre de l’Eglise Réformée de France. Les opinions exprimées dans cette note sont propres à leur auteur.]]

Sacre_nature.jpg

Contribution au forum universitaire

Boulogne Billancourt

8 janvier 2005

Pour qui a des interrogations ou une vie spirituelle et se sent interpellé par ce que l’on appelle désormais la « crise environnementale », la question est à la fois cruciale et redoutable.
Que signifie l’adjectif «sacré » ? Selon les dictionnaires, on trouve : « qui appelle un respect absolu », « digne de vénération », mais également, « qui a trait à la religion ».
Il est bien connu que de nombreuses croyances et religions confèrent effectivement un caractère sacré ou divin à la nature ou à certains de ses éléments (eau, arbres, animaux, sites particuliers, etc.). Nature maternelle, source de vie et de fécondité, mais aussi marâtre, exigeante, redoutable et redoutée, habitée de forces bénéfiques et maléfiques, qu’il faut craindre et respecter par le comportement et par un culte. Nature également destructrice, comme le nous rappellent des épisodes dramatiques tels que le récent raz de marée de l’océan indien. De nombreux anthropologues et historiens des religions ont analysé ces croyances, spiritualités et religions.

Depuis l’émergence de la “crise de l’environnement” à la fin des années 1960, les sociétés industrialisées, et singulièrement les Chrétiens, ont développé à la fois une prise de conscience et un véritable complexe de culpabilité. Tandis que se développe une “Théologie de la création”, les églises chrétiennes multiplient les prises de position (notamment les rassemblements oecuméniques de Bâle en 1989 et de Graz en 1997). Des groupes de travail “Sauvegarde et gérance de la création” (par ex. au sein de Pax Christi) s’efforcent de mobiliser les églises pour une prise de conscience, une pédagogie de la protection de la nature et des actions concrètes (ce que font notamment les églises protestantes des pays germaniques et scandinaves).

Pour ma part, je m’interrogerai donc sur les notions de nature, de création et de sacré, dans une perspective biblique, judéo-chrétienne et historique, au moyen de quelques interrogations et interpellations que je me fais à moi-même, avec mon regard de Chrétien Protestant Réformé, mais également d’économiste de l’environnement qui, depuis plus de 30 ans, scrute et fait une analyse critique des politiques de l’environnement des pays de l’OCDE.

Nature et création

La Bible, notamment le premier Testament, nous parle moins de la nature que de la création opérée par Dieu (Gn 1 et 2). Tout commence par un acte créateur de Dieu par lequel il ordonne, en quelque sorte, le chaos initial (« tohu bohu). Mais, le texte de la Genèse « dans un commencement » (berechît), évoque UN commencement, ce qui peut signifier qu’il y en a eu et qu’il y en aura d’autres [[De plus, la première lettre de la Bible est le bet, qui veut dire maison, la création est maison de Dieu.]].

Création en six jours, suivis du très important repos, du Shabbat, temps donné par Dieu et pour Lui, qui devra être consacré au repos de l’homme, de la terre et des animaux.
Il est intéressant de noter que selon la pensée juive, ce septième jour, ce repos, ne signifie pas que l’oeuvre créatricede Dieu soit achevée (quoique le texte nous dise «  »Dieu vit alors tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon (Gn 1, 31). » Car cette première création achevée, le processus continue, mais en alliance avec l’homme. Il y a eu UN commencement, mais il pourrait se produire d’autres «berechit ». Ainsi, la création serait en devenir.
Cette alliance, tumultueuse et plusieurs fois renouvelée, revêt à la fois la dimension spirituelle essentielle de la relation de Dieu avec l’homme, mais également la dimension cosmique d’une création en constant devenir. Ceci se déroule par une interactivité entre, d’une part le dessein de Dieu pour la création, et d’autre part la liberté souvent destructrice de l’homme ; mais liberté entièrement voulue et respectée par Dieu. Il y a là le grand mystère du
« Dieu puissamment faible de la Bible »[[Etienne Babut, “Le Dieu puissamment faible de la Bible “ Le Cerf, Paris 1999.]].

Notons en passant que cette conception d’une création en constant devenir, jusqu’à la fin des temps (la « révélation » /Apocalypse) est en complète harmonie avec l’évolutionnisme darwinien et en opposition directe avec le « créationnisme » enseigné dans certains milieux fondamentalistes, notamment américains.

Cette notion biblique de création va donc bien au-delà de la notion de « nature », au sens où nous l’entendons en général : terre, eau, air, faune et flore etc. La création englobe la nature, l’homme et le cosmos tout entier. A l’instar de la nature, qui est en constant processus de transformation « naturelle », mais aussi sous l’action de l’homme, la création est en devenir,
en interaction avec le dessein de Dieu, dessein toujours contrarié « d’amour fou » (Jean-Paul Gabus) pour l’homme et la création[[Jean-Paul Gabus, « L’amour fou de Dieu pour sa création» Les Bergers et les Mages, Paris 1991.]].

De ce raccourci biblique très succinct, on peut tirer une série de remarques quant à la « sacralité » ou non de la nature.

I. La relation Dieu-homme-nature

Relation Dieu-homme-nature 1.

Toujours dans notre perspective biblique néo-testamentaire, la relation Dieu-homme-nature est triangulaire. Dieu a un projet d’amour et de rédemption pour l’homme dans la création ; l’homme doit définir, ajuster sa relation avec la nature (partie de la création) dans la perspective de sa relation, de son alliance avec Dieu : dans la liberté et avec la responsabilité que Dieu lui a données, en tant que gérant et « lieutenant » de la création.

2.

Mais cette relation est tumultueuse, constamment contrariée par l’homme et le péché (qui n’est pas faute morale, mais germe de mort par la séparation d’avec Dieu). La Bible narre les ruptures successives de l’Alliance, constamment renouvelée par Dieu (alliance avec Adam, alliance noachique, nouvelle alliance en Jésus-Christ, le verbe fait chair). Sans compter les nombreuses infidélités du peuple d’Israël, relatées dans les livres historiques (Genèse, Exode etc.) et dénoncées par les prophètes.

3.

La relation est fondamentalement dynamique : Dieu n’est pas un « être » figé, enfermés dans nos concepts et nos limites humains. Dieu se manifeste par un acte créateur, constamment renouvelé. Ainsi, la création n’est pas stabilité, mais dynamique. Selon la théologie dite du « process » , Dieu aurait un plan, un dessein pour la création, avec une sorte de partenariat Dieu-homme comme co-créateur d’un monde en devenir.

Dans une veine similaire, selon le théologien Jurgen Moltman (1988)[[« Dieu dans la création » Le Cerf, Paris 1988.]] le projet de Dieu pour la création est de venir lui-même habiter la création, afin d’y établir sa gloire (étymologiquement son « poids »). Car ce monde a été créé comme lieu d’amour, d’échange et de réciprocité. La création, lieu d’échange entre les êtres (ce qui est écologiquement vérifié) est encore inachevée. Dieu n’y exerce pas un pouvoir absolu et dominateur, mais participe à ce processsus historique dans le cadre le son alliance avec l’homme. Cette théologie s’inscrit bien dans le cadre de la crise écologique actuelle : l’homme est à la foi cause de destruction de la nature et remède car il a la capacité de protéger la nature et de la gérer en bon père de famille.

Dans cette optique de Moltman, on retrouve le « Dieu puissamment faible » : Dieu se fait en quelque sorte discret, face à la liberté de l’homme ; il se fait serviteur, il s’abaisse par amour pour l’homme (kénose). Cet abaissement atteint sa plus profonde expression dans le Christ, verbe fait chair, Dieu qui prend la condition humaine jusqu’à la croix.

Il y a donc combat ; ce que Paul, dans Romain 8, 18-22, exprime avec force en parlant de « …la création tout entière (qui) soupire et souffre des douleurs de l’enfantement. »

Théodore Monod évoquait un cheminement biblique ternaire : alliance, royauté, réconciliation [[V. J.Ph. Barde, Économie et politique de l’environnement, Presses Universitaires de France, Paris 1992.]].

L’Alliance La Torah, et en particulier le texte de Genèse 1, traduisent une alliance profonde de l’homme avec la création. Le peuple de Dieu doit, conformément à la Loi, travailler la terre selon les clauses de cette Alliance “…car celle ci [la terre] n’est pas une donnée neutre, mais un véritable partenaire de l’Alliance [[Catherine Challier, ‘L’alliance avec la nature’ inReligion et écologie Cerf, Paris 1993.]] “.

C’est le mépris de la Loi qui détruit la nature : “L’injustice et l’impiété dérangent le cours des lois naturelles au point que le figuier ne fleurit pas et que la vigne et l’olivier restent stériles (Ha 3,17)[[ibid, p.27.]]”.

Le divorce / royauté Avec la rupture de l’Alliance, la chute (Gn 2 et 3), l’homme est chassé du jardin d’Éden et s’établit alors un divorce, une rupture entre l’homme et Dieu, et la place de l’homme (Adam) dans la création change radicalement. L’homme, devenu pécheur, instaure une relation de possession et de domination sur la terre. Ainsi, la relation de l’homme à la création est faussée et devient pillage, dévastation et épuisement, de sorte que s’instaure une relation de péché : la terre est devenue maudite à cause de l’homme (Gn 3,17).

S’instaure alors une relation de “royauté”: l’homme est établi comme souverain propriétaire de la création, précisément en raison des écritures. Cette souveraineté de l’homme n’est que l’application à la lettre des paroles de la Genèse (« Vous serez un sujet de crainte et de terreur pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui rampe sur le sol et pour tous les poissons de la mer ; il sont livrés entre vos mains » – Gn 9,2-).

Réconciliation et “lieutenance” Si l’homme, créé à l’image de Dieu, occupe une place éminente dans la création, il n’en est pas pour autant le propriétaire, mais l’usufruitier, le gérant ; J. Ellul précise, le « lieutenant »: « l’homme ne doit pas gérer cette création pour la puissance etla domination, mais en tant que représentant de l’amour de Dieu[[J. Ellul, ‘Le rapport de l’homme à la création’, Foi et vie, N° 11-12, oct. 1974.]]. » Dès lors, l’homme doit offrir à Dieu les prémices de la récolte ( Ex, 23,19 et Dt 26,10); après six années de culture, la septième année sera repos pour la terre, (Ex, 23,11) car « la septième année sera un Sabbat, une année de repos pour la terre, un Sabbat pour le Seigneur (Lv,25,4). »

II. La nature n’est pas sacrée

Ainsi, je pense que la nature n’a pas en soi une dimension spirituelle, sacrale. Le fait que le Dieu de la Bible agisse dans la création, en collaboration avec l’homme, n’implique pas que la nature en soi, partie de la création, soit divine, contrairement aux conceptions romantiques ou aux religions panthéistes. Cette dynamique de la création, de la relation entre Dieu et les hommes montre bien que la nature, loin d’être intouchable, immuable, sacrée, est
en constant devenir et est façonnée par l’homme.

Mais cela ne signifie pas que l’homme puisse faire n’importe quoi et n’ait aucune responsabilité. Co-créateur, avec Dieu, l’homme est pleinement responsable et cette responsabilité passe par sa conversion intime pour devenir une nouvelle créature en Christ, dans une optique paulinienne. Cette conversion, étymologiquement ce « retournement », est constamment entravée par la relation de péché (c-à-d. rappelons le, une rupture avec Dieu), par exemple :

Tuer des animaux pour le plaisir, chasse excessive ;
Faire ou laisser souffrir les animaux ; Gaspiller inutilement (pléonasme…)
Ne pas transmettre aux générations futures une nature, un environnement sain et pérenne (développement durable).

Ainsi, tout comportement, toute économie qui fait obstacle au dessein d’amour cocréateur de Dieu, qui abaisse au lieu de relever ; qui détruit au lieu de construire ; qui enferme au lieu de libérer ; qui « remplit » l’homme de choses inutiles (surconsommation) ; qui n’assume pas une solidarité planétaire etc., tous ces comportement destructeurs amènent une rupture
avec Dieu, mais ne sont pas sacrilèges envers une nature divinisé.
L’important est la relation avec Dieu ; pas une relation avec une nature sacralisée. Le dessein de Dieu de sauver l’homme inclut la création, mais pas une nature inchangée, immuable, intouchable ; car l’homme y a été « installé » pour la gérer et la cultiver.

Je pense qu’il faut rester lucide face aux amalgames entre “nature” et “création” qui risquent d’aboutir à des malentendus théologiques : une “sacralisation” de la nature est une attitude païenne par excellence ; Dieu agit dans la création, mais il n’est pas consubstantiel à la nature. Des déclarations du type “Toute atteinte à la création est un affront au Créateur” (Cardinal Villot, 1971) ou “…l’Orthodoxie, elle, sait que la terre est sacrée” (Ignace IV
patriarche d’Antioche, 1989), sont à mon avis théologiquement contestables si elles aboutissent à assimiler la nature et ses ressources avec le concept biblique de « création ».

III. Conclusion

Ces quelques réflexions bibliques et théologiques rapides, et sans doute incomplètes, mettent l’économiste de l’environnement que je suis face à des questions fondamentales.
Comment réconcilier la relation homme-nature, dans sa perspective eschatologique du dessein de Dieu et du salut, avec une relation « efficace » ou « efficiente » qui cherche à obtenir un maximum de bien être (en termes économiques, « d’utilité ») avec un minimum de dommage ?

En tant qu’économiste de l’environnement, je suis en quête constante d’un
« optimum » : niveau optimum de pollution, taux optimum d’exploitation / extraction des ressources, prix optimum des ressources naturelles…Cela tout simplement parce que le destin économique de l’homme sur le terre est de lutter contre la rareté et d’effectuer des arbitrages entre des utilisations alternatives des ressources.

Tâche difficile et ingrate ! En effet, le paradigme économique semble a priori
radicalement contradictoire avec le paradigme « écologique », et d’avantage avec une nature qui serait, d’une façon ou d’une autre, «sacrée ».

On invoque ainsi le concept de « développement durable » qui tente d’intégrer le social, l’économique et l’environnemental, dans un contexte global (solidarité planétaire) et inter-générations (legs aux générations futures). On introduit ainsi, non pas une sacralisation, mais une dimension éthique certaine dans l’économie de l’hommeet de son environnement naturel.

Car une nature « sacrée » peut devenir intouchable. Ne peut on pas craindre qu’une certaine forme de sacralisation de la nature, prônée par un certain conservationnisme ou naturalisme radical, ne soit en fait destructeur ? En effet, certains tenants de cette « deep ecology » écartent en quelque sorte l’homme au profit d’une «nature » inviolable : Gaïa, superbe et intouchée…sur laquelle l’hommedevient en quelque sorte superflu et intrus !
La nature n’est pas sacrée, mais il y a une profonde éthique de la responsabilité, individuelle et collective dans la relation homme nature. Et si je superpose à cela mon interprétation de Chrétien, j’évoque le mystère de l’action et du dessein de Dieu pour la création tout entière, nature, homme, cosmos. Création qui est le théâtre de cette action de Dieu, de sa parole créatrice, en relation et en coopération avec l’homme, pour continuer de
façonner et ordonner le tohu bohu initial.

Previous articleScience — Comment fonctionne notre conscience ?
Next articleLes émissions religieuses de France 2 porteront le logo Sidaction

Commentaires sont fermés