Sous la philosophie, le mysticisme…
« Tous (les) personnages qui traversent l’histoire du Japon dont l’amour et la fidélité ont resplendi comme l’éphémère floraison du cerisier étaient habités par le sublime du sacrifice. La civilisation bourgeoise qui a écarté à peu près tout aspect chevaleresque de la vie des hommes en Occident est sans doute désormais incapable de goûter ces récits d’un autre univers mental. On pourrait en dire de même de la spiritualité du pur amour ou de toute spiritualité du sacrifice. Qui intéressent-elles aujourd’hui ? »
Père Alex Galland est un prêtre catholique, docteur en théologie, qui a soutenu sa thèse à l’université de Lorraine sous la direction de Marie-Anne Vannier et de Anne-Élisabeth Spica en 2014. Le condensé de cette recherche a été publié par les Presses universitaires du Septentrion sous le titre « Bouddhisme et christianisme chez Abe Masao ».
Abe Masao (1915-2006) était un universitaire, spécialiste des religions comparées, et un philosophe bouddhiste, formé à l’école de Kyôtô (département de philosophie de l’université de Kyôtô en charge de l’étude comparée des philosophies orientales et occidentales) et disciple de Nishida Kitarô (1870-1945). Il était un fervent promoteur du bouddhisme en Occident et d’un rapprochement entre les deux religions : il est pour cela considéré comme le successeur de Suzuki Daisetz(u) Teitarô, disparu en 1966. Formé à la philosophie occidentale, Abe Masao a connu une rupture spirituelle au tournant des années 1940 : il bascule de l’amidisme (que nous simplifierons, et donc inévitablement trahirons la pensée, en une croyance en un « Paradis », la Terre Pure, terre du Bouddha Amida) au bouddhisme zen au contact du maître zen Hisamatsu Shin’ichi (1889-1980).
L’amidisme et l’étude croisée des philosophies et des religions influencent le philosophe zen : Abe Masao cherchera à rapprocher christianisme et bouddhisme, à rechercher leur dénominateur commun. Il tenta de rapprocher les notions de « kénose » (concept que l’on peut difficilement résumer en quelques mots, mais qui insiste sur l’abaissement, la destruction et le sacrifice christique par pur amour) du Christ dans le christianisme et de « vacuité » (le Vide) dans le bouddhisme.
Père Alex Galland démontre que cette perspective se fonde sur les écrits du philosophe bouddhiste indien Nâgârjuna, mais la ressemblance entre « kénose » chrétienne (qu’Abe Masao aborde surtout du point de vue de la théologie naturelle) et « vacuité» bouddhiste est trompeuse : « Tout au plus peut-on voir une convergence de méthode entre la démarche d’Abe et ce que l’on nomme la théologie naturelle en monde chrétien. Toutefois, la théologie naturelle n’est qu’une voie parmi d’autres pour le christianisme, qui ne peut obérer la place centrale de l’interprétation de la Révélation. Le christianisme reste avant tout une religion surnaturelle, tandis que la démarche spirituelle chez Masao Abe consiste à se déprendre de toute croyance en l’existence de surnaturel » (p. 185)».
Abe Masao était à la fois un mystique et un membre de la « génération Romain Rolland » (selon l’expression de Michael Lucken), pétris de culture héroïque européenne. Les parallèles entre la mystique allemande (maître Eckhart) et le zen étaient des chemins balisés (et expérimentés) par (entre autres) Karlfried Graf Dürckheim (1896-1988), un contemporain d’Abe Masao.
Il y a, à mon avis, une intuition forte chez Abe Masao : celle de vouloir rattacher la connaissance et l’expérience religieuse à son essence, essence antérieure au christianisme et au bouddhisme dont on retrouve des indices forts dans les mythologies. Ce qui pourrait aussi expliquer le choix du concept de kénose comme point de convergence entre les deux religions. La kénose (du grec κενόω) signifie « vider », « se dépouiller de soi-même » ; la racine de ce mot désigne également les fruits indéhiscents dits akènes.
Or, dans l’évangile de Jean (12-24), il est dit : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruits ». De même dans la mythologie japonaise, la déesse Izanami, tombe des cieux et meurt en couche en donnant naissance au dieu du feu, Kagu Tsuchi (迦具土) et de son corps en décomposition sous l’action destructrice des flammes apparaissent les divinités associées à la fertilité : l’eau, la terre, le mûrier, cinq variétés de graines (chanvre, millet, riz, maïs, légumes secs) et le ver à soie.
Alex Galland, Bouddhisme et christianisme chez Masao Abe, Éditions Presses Universitaires du Septentrion, Livre broché – 24,00 €
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