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Voyage africain par le Conte : la Flûte-à-parler

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La flûte-à-parler


En Afrique, certaines flûtes savent parler. Oui, je dis bien. Parler. Parler ? Je vous vois douter. Vous ne me croyez pas. Mais pourtant, je vous l’assure, les flûtes parlent. Tout à fait. Comme vous et moi. Certes, d’autres restent discrètes et se contentent d’émettre de simples notes. Mais la flûte que possédait Lasso était de celles qui parlent, justement.

Lasso, le flûtiste bwaba, originaire dune famille de griots de l’ouest du Burkina.
Lasso, le flûtiste bwaba, originaire dune famille de griots de l’ouest du Burkina.
Souvent, à l’angle de la rue Sangoulé Laminzana et de l’avenue de l’Oubitenga, juste à côté de la buvette qui s’est installée contre le mur rouge du musée de la musique à Ouagadougou, Lasso s’asseyait sur un banc et jouait de la flûte. Comme la circulation est intense à certaines heures sur l’avenue, il se trouvait peu de monde à savoir que l’instrument racontait des histoires et que sa musique était très belle. Le vrombissement des mobylettes, les grincements des freins au feu rouge et la trépidation des voitures composaient une musique bien plus sonore que celle jouée sur sa flûte, par le jeune musicien. C’était pour tout dire, une musique de rue mal éduquée, agressive, assourdissante, grinçante et surtout horriblement discordante.

Lasso avait la chance inouïe de ne pas entendre ce qu’il voulait ne pas entendre. Ainsi, bien qu’il ne fût pas sourd (ce qui eût été bien triste pour un musicien), la cacophonie de la circulation n’atteignait même pas la pointe de ses oreilles. Il s’asseyait donc sur le banc au coin de la rue et jouait tranquillement, sans être dérangé.

A bien la regarder, la flûte de Lasso n’était en fait qu’un mince tube de bois de ronier qu’on avait percé de trois trous seulement. Et cela suffisait à l’artiste pour inventer toutes les notes des musiques de son monde. A l’endroit où il posait les lèvres pour donner vie au morceau de bois, il y avait un peu de cire durcie afin de délimiter la bouche de la flûte, là où lui-même mêlait son souffle à celui de l’instrument.

C’est donc ainsi qu’il se mettait à jouer. A peine les premières notes envolées, il partait alors loin, très loin de la grande ville. Il se retrouvait au village, au moment de l’hivernage, lorsque dévalent les eaux abondantes des collines toutes vertes. Il était redevenu le gamin d’autrefois, sautant de flaques en flaques, comme il y en a après les grosses pluies qui ravinent les cours des cases.

Car il aimait à jouer des notes rafraîchissantes, surtout quand aux grands carrefours de Ouagadougou, la chaleur rend le bitume brûlant et lorsque l’air est électrique, juste avant que n’arrivent les premières pluies tant attendues. Et si par hasard, justement, elles oubliaient de revenir ?

Un jour qu’il était à jouer, là, rêvant à la fraîcheur du village, assis sur son banc, au milieu de l’orchestre infernal de la circulation urbaine, le feu du carrefour qui venait de passer au rouge, se bloqua. D’ordinaire, le temps arrêté était si court, que le bruit ambiant ne faiblissait pas. Mais cette fois-ci, l’interruption prolongée amena les conducteurs à couper un instant leurs moteurs.

La petite flûte de Lasso resta seule à se faire entendre. Et soudainement la température se fit plus fraîche. Certains voyageurs pourtant pressés quittèrent leurs véhicules pour s’approcher. Il y eut bientôt un cercle autour de Lasso qui continuait à jouer la musique des jours où il fait moins chaud, où les champs de mil verdissent, où l’air est moins lourd. Et puis, tout-à-coup, la flûte se mit à parler.

Au feu rouge, tout était bloqué. Les propriétaires des mobylettes et des automobiles se rassemblaient toujours autour du musicien. Même le conservateur du musée, intrigué par le silence habité par la seule flûte, était descendu de son bureau pour se rendre compte de ce qui se passait. Suivirent les animateurs et toute la classe de jeunes enfants auxquels ils venaient d’expliquer les trésors de leur établissement, et aussi la serveuse de la buvette, et les petits tabliers, et les marchands ambulants, et bien sûr les autres musiciens, Dami, Yaya, Bouba et les autres, qui étaient en train de répéter dans la salle de concert.

Lasso n’en était pas troublé. La flûte profitait de l’audience inhabituelle pour parler à son aise. Il la laissait raconter. Elle était libre. Il lui donnait son souffle. Elle le mêlait au sien. Elle était sereine et savante. Elle racontait à chacun sa propre histoire : aux uns, les contes mossis, aux autres, les récits peuls ou gourmantchés ou encore… Sachant que la population du Burkina Faso dénombre au moins soixante ethnies à l’identité marquée, avec souvent une langue propre à chacune d’elle, le discours de la flûte qui passait de l’une à l’autre (car c’était aussi l’un de ses talents de savoir parler toutes les langues), attirait toujours plus de badauds.

Bientôt les habitants des autres quartiers arrivèrent près du musée de la musique pour écouter la flûte enchantée de Lasso. Ceux de Paspanga et de Dapaya et ceux de Zongona, et aussi ceux de Dassasgo, et de Tanghin, sans compter ceux de Dag-Noën et tous les autres bien sûr, qu’il est impossible de citer là. Plus aucun véhicule ne circulait en ville. Le feu du carrefour avait été depuis longtemps réparé et passait régulièrement au vert sans que quiconque s’en préoccupât. Alors la flûte invita les autres instruments à jouer avec elle. Le balafon, le djembé, le luth à tête de bœuf, le sifflet si malin qui lui aussi sait parler, la kora ventrue, l’arc à bouche, la corne venue du fond des âges, la vielle monocorde du mendiant qui avait autrefois bercé le sommeil des rois, les grelots, tous les instruments, sortis du musée eux-aussi, s’en donnèrent à cœur joie…

Et quand la première goutte de pluie de la première pluie de l’année tomba, le concert, alors, s’arrêta. Lasso rangea tranquillement sa flûte dans son étui rouge. Les instruments retournèrent un à un au musée, les badauds reprirent, qui leurs mobylettes, qui leurs véhicules pour rentrer chez eux. Le feu rouge cligna soudain de son œil vert. Et la vie reprit comme avant son orchestration grinçante et horriblement discordante.

Mais c’est faux. La vie était autrement. La vie d’avant la musique de la flûte avait tout de même un peu changé. Car la musique, toujours, modifie le cours du monde. La musique, toujours, fait battre les cœurs autrement. Rendons-en grâce aux musiciens qui savent si bien apprivoiser l’âme de leurs instruments. Car ce sont eux les magiciens, qui, comme Lasso avec sa flûte-à-parler, permettent enfin l’arrivée de la pluie, la pluie, la pluie bienfaisante sur les champs craquelés du Sahel.


Chantal Serrière
– 28/05/08
– Son blog : chantalserriere.blog.lemonde.fr->

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