Le docteur Jacques Vigne a obtenu, en tant que psychiatre, des bourses de la Fondation Romain Rolland et de la Maison des Sciences de l’Homme pour étudier en Inde, où il vit depuis cinq ans, les rapports entre la guérison psychologique et l’enseignement traditionnel du yoga. Sa réflexion sur l’expérience des gourous indiens, maîtres spirituels traditionnels mais aussi maîtres à penser et à vivre, l’a amené à envisager ce qu’elle peut concrètement apporter au psychothérapeute occidental, tout en étudiant les convergences et les différences entre leurs pratiques et, en général, les différents degrés d’action et d’intervention dans la relation d’aide. Son livre est une synthèse passionnante et neuve, qui fera date dans les annales de la psychothérapie.
LE MAITRE ET LE THÉRAPEUTE
Extraits choisis – p133-p140
Première rencontre avec le gourou
La première rencontre n’est pas quelque chose qu’on provoque mais quelque chose qui se fait. Dans leur langage, les Indiens disent que la relation existait déjà dans une vie antérieure, et que Le choc de la première rencontre n’est que la révélation d’une communion déjà établie auparavant.Cette » explication » a au moins l’avantage de calmer le mental et d’éviter de se demander indéfiniment pourquoi un enchaînement de faits dus apparemment au pur hasard a mené à une rencontre qui a changé sa vie.
La première rencontre avec le gourou
est aussi attendue dans la littérature spirituelle indienne que le » coup de foudre » l’est dans la littérature des romans ccidentaux. Le gourou accueille souvent le disciple en lui disant dès le départ – » Vous voilà enfin! je vous attendais depuis si longtemps!… » Cela ne signifie pas que le gourou concentre son pouvoir psychique pour attirer ou garder le disciple auprès de lui. C’est sa maturité spirituelle, répandue autour de lui comme un parfum, qui capte l’attention de ce dernier :
» Quand le lotus est épanoui, les abeilles viennent sans y être invitées. «
De son côté, le disciple doit être préparé (adhikati). Si la phrase » Quand le disciple est prêt, le gourou arrive » se trouve au début de ce chapitre en exergue, c’est qu’elle représente l’idée essentielle de l’Inde à propos de la quête du gourou.
Ma Anandamayi raconte à ce sujet une histoire significative :
» Un jour, un petit enfant entend dire par sa mère :
» Demain, il n’y aura rien à manger,
car nous n’aurons plus de provisions, ni d’argent pour en acheter. »
L’enfant ne se laisse pas impressionner. Il écrit une lettre à Dieu.
Mais lorsqu’il arrive à la boite aux lettres, il ne peut la poster, car il est trop petit.
Un passant veut l’aider et prend l’enveloppe ; mais quand il voit le nom du destinataire, » Dieu « , il sourit, ouvre l’enveloppe, comprend le problème et va donner à la mère de quoi se tirer d’affaire. »
Pour cerner ce qui peut se passer lors d’une première rencontre,
il est utile de faire référence à Ramakrishna. Les détails de sa vie et de son enseignement, connus à travers de nombreux ouvrages, ont influencé largement les sadhakas et yoguis du XXe siècle dans l’Inde entière, bien au-delà des limites de la Mission à proprement parler. Ramakrishna, à partir d’une certaine phase de sa sadhana, n’hésitait pas à prier pour la venue de ses disciples.
Un soir, il est même monté sur la terrasse et a appelé dans l’obscurité pour qu’ils viennent. Il disait : » Une mère n’aspire pas aussi intensément à voir son enfant, un ami son compagnon, un amant sa bien-aimée qu’un gourou n’aspire à rencontrer un disciple parfait. Il avait un attachement particulièrement manifeste envers Narendra (Vivekananda) et Rakhal (Brahmananda, le premier président de la mission Ramakrishna) :
» Mère, je t’ai demandé de me donner un compagnon qui soit juste comme moi-même. Est-ce pour cela que tu m’as donné Rakhal? »
Même si cet attachement est passionné, il reste impersonnel : » J’oublie tout quand je vois Narendra. Je ne lui ai jamais demandé, même involontairement, où il vivait, quelle était la profession de son père ou combien il avait de frères.
» Ce fait est surprenant dans les habitudes indiennes où ces questions sont pratiquement obligatoires. Lors de sa première rencontre avec Narendra, il lui a demandé de chanter, et le jeune homme a entonné.
» Ô esprit, reviens à la maison!
Pourquoi parcours-tu le monde, ce pays étranger,
Et portes-tu ce vêtement qui n’est pas le tien? »
Narendra sentait qu’il était en face d’un homme de Dieu, mais en même temps avait des doutes et se demandait s’il n’était pas en face d’un grand bébé victime d’hallucinations. Lors de leur seconde rencontre, Ramakrishna touche Narendra sur la poitrine, et ce dernier rentre en extase (samadhi). Cet épisode est très célèbre dans la littérature indienne moderne. Cela ne veut pas dire que le Maître a le pouvoir de » donner la réalisation « . Seul le disciple peut atteindre la réalisation par ses propres forces, ainsi que par la grâce de Dieu pour certaines écoles. Mais le Maître peut donner des expériences spirituelles, comme ce fut le cas ici.
Ramakrishna était conscient de ce » pouvoir de la première fois « . Nous avons déjà évoqué dans le chapitre précédent sa comparaison : le gourou est comme un serpent qui cherche à » avaler » le disciple, qui joue le rôle du crapaud; si le serpent est trop petit, ou le crapaud trop gros, ils vont rester coincés indéfiniment, le second dans la gueule du premier, et ils risquent de mourir là tous les deux. Cette image de dévoration n’est pas loin de la dévotion passionnelle de Ma Amritanandamayi pour Kali :
» Ô Mère, Kali, Toi la suprême déesse,
Aujourd’hui je vais t’attraper et te dévorer!
Ecoute ce que je dis !
Je suis né sous l’étoile de la mort!
Un enfant né sous une telle conjonction
Dévore sa propre mère.
Ainsi, soit Tu me manges,
Soit je te mange – aujourd’hui même ! »
La rencontre du Maître agit comme une pilule d’opium qu’on donne chaque jour à heure fixe à un paon. Elle crée un besoin chez le disciple. Même si ce dernier n’est pas préparé, il ressentira la présence d’un sage comme Ramakrishna, » de même que vous ressentez la brûlure du piment rouge dans votre bouche que vous en ayez eu connaissance ou non auparavant « . Certains, comme le vieux pandit Padmalochan, se sont mis à pleurer pour la première fois depuis leur enfance quand ils ont rencontré le Maître.
D’autres s’interrogent :
» Qui est cet homme qui me parle d’une manière si intime, et qui me donne l’impression d’être ce que j’ai de plus cher? » Cette impression ne diminue pas avec le temps, mais augmente plutôt : » Ce n’est pas difficile d’accepter Ramakrishna, de l’aimer, voire même de le vénérer : par contre, il est difficile de l’oublier. » Une génération plus tard, Vivekananda a attiré súur Nivedita, une Occidentale, car cette dernière pouvait ressentir qu’elle avait affaire à un homme d’expérience spirituelle, et elle était lasse de la simple propagande religieuse.
Le disciple, et surtout le gourou, sont conscients qu’une force au-delà du mental s’éveille dès cette première rencontre. Un » déclic » s’opère, le disciple » rentre dans le fleuve » dont il ne sortira plus, pour reprendre l’image chère aux Bouddhistes : un médecin français, ancien athée et rationaliste, a ressenti par exemple ce déclic lors de sa première rencontre avec Ma Anandamayi et raconte ainsi son expérience initiale qui m’a amené à vivre depuis quarante ans en Inde comme yogui :
» Le soir même, aux environs de dix heures, Ma m’accorda un entretien qui dura à peu près vingt minutes. Elle était supposée répondre à mes questions, mais je n’avais rien à demander. Je désirais seulement avoir un contact spirituel. Elle paraissait être la pensée divine incarnée. C’était elle qui posait les questions claires, précises, allant droit au cúur des choses, soulevant exactement les points qui me touchaient. Mais ces mots n’étaient qu’un jeu de surface. Durant ces quelque vingt minutes, elle m’avait infusé quelque chose qui était destiné à durer longtemps, qui dure toujours … «
Ma Anandamayi, quant a elle, comparait l’action du gourou à une inondation : » Quand l’inondation survient, elle ne fait pas de distinction du genre : » Cet arbre doit être sauve, et celui-là déraciné. » Elle emporte tout avec elle, sans discrimination. Les chercheurs spirituels indiens sont parfois animés d’une volonté spectaculaire de rencontrer le Maître : tel ce paysan tout couvert de poussière qui s’est présenté chez Méher Baba; les disciples voulaient le repousser, mais le sage a senti que le visiteur n’avait pas une dévotion ordinaire et l’a accueilli à bras ouverts. De fait, il s’est avéré que ce dernier avait fait quarante kilomètres en roulant sur lui-même pour aller à la rencontre de celui qui devait être son gourou.
Le gourou imprime dans l’esprit de son disciple une image centrale : celle de son visage. Il l’aide ainsi à percevoir Punité de l’univers derrière sa multiplicité apparente : » Aussitôt que vous avez vu Saï Baba de Shirdi, dès la première fois vous vous mettez à voir sa forme partout. » Parfois la première rencontre peut être » frappante » au sens physique du terme :
» J’étais sceptique à propos de Nimkaroli Baba avant de le rencontrer.
Quand je me suis prosterné devant lui, il s’est mis à me frapper vraiment très fort :
j’ai expérimenté à la fois une grande confusion, et le sentiment de l’unité la plus incroyable que j’ai ressentie de toute mon existence. Il était si différent de ce à quoi je m’attendais, mais pourtant si familier. »
On trouve souvent cité dans la littérature au sujet des gourous le vers de je ne sais plus quel poète anglais, They come to scoff, they remain to pray. » Ils sont venus pour se moquer, ils sont restés pour prier. » Parfois le retournement est spectaculaire et ne manque pas de sel : un politicien de village indien, athée, détestait Méher Baba qu’il n’avait jamais vu. Il a voulu aller l’insulter et l’humilier publiquement en compagnie de dix de ses sbires. Il a essayé de mettre la main sur lui à Hardwar, mais Méher Baba, qui bougeait beaucoup, était déjà parti dans la ville d’à côté; là encore, il l’a manqué. Ce petit jeu a duré trois mois, durant lesquels tous ses compagnons l’ont lâché. Mais il voulait » coincer » Méher Baba à tout prix. Quand enfin il l’a retrouvé à l’autre bout de l’Inde, il s’est passé quelque chose dans sa tête. Il a non seulement retiré sa chemise, comme c’est la coutume dans le Sud en face des statues de dieux et des grands gourous, mais il a aussi retiré son pantalon et s’est prosterné de tout son long devant Méher Baba qu’il a ainsi reconnu comme son gourou.
Dans l’ensemble, les Indiens ne prennent pas trop au sérieux ceux qui se disent disciples d’un gourou qu’ils n’ont jamais vu, si ce n’est en rêve ou en photo. Cela peut constituer un début de relation, mais c’est loin d’être considéré comme complet. Il faut une vie proche du gourou pendant un certain temps pour que le travail se fasse : pour pouvoir polir un objet, il faut qu’il y ait contact entre lui et le papier de verre… Auprès d’un gourou authentique, on ressent la paix. Cette dernière représente son vrai pouvoir : le gourou qui a une » paix royale » devient effectivement le roi de ceux qui cherchent la paix. Cela se sent physiquement, les enfants le ressentent aussi. J’ai passé quelques heures auprès de Masturam Baba, un sage qui suivait la voie de la dévotion (Bhakti). Il habitait sur une plage au bord du Gange à Rishikesh : j’y ai vu de petits Indiens âgés de quatre ou cinq ans qui pouvaient rester assis une heure complète en face de lui sans bouger, sans jouer, en silence, juste à être tranquilles.
En même temps que cette paix, le gourou transmet une énergie au disciple dès le début de la relation. Le successeur de Swami Jnanananda (le Maître spirituel du père Le Saux), à la tête de l’ashram de Thapovanarn, m’a raconté que quelques jours après son arrivée à l’ashram il a été se promener en forêt avec son nouveau gourou. Ce dernier s’est soudain retourné et lui a lancé : » Vas-tu couper les arbres un à un ? » Comme le jeune homme restait interloqué, le gourou a continué : » Autant mettre directement le feu à la forêt. » C’était la première leçon, inattendue, sur la différence entre la méditation psychologique et la méditation immédiate du yoga de la connaissance (Jûana).
Un visiteur demandait à Nisargadatta Maharaj si son monde de gourou affectait le monde de ses disciples . » Oui, mais seulement en un point, le point du maintenant… » » En pleine conscience, le contact s’établit. Il nécessite une attention sans effort où l’on s’oublie soi-même « . » La rencontre du gourou et du disciple n’est pas la rencontre de deux personnalités. C’est la rencontre d’un enseignement avec une confiance. De la conjonction des deux naît la réalisation. «
En racontant quelques histoires spectaculaires de première rencontre, je ne veux pas dire que toutes les premières rencontres avec le gourou soient spectaculaires, loin de là. Le cas le plus fréquent est un Contact, un attachement fragile comme un fil, mais auquel on décide de se tenir, même s’il ne semble pas très puissant par rapport à tout ce qui nous lie dans le monde. »
Deux hommes emportés par le fleuve sont entraînés vers une cataracte. Le premier s’accroche à un gros tronc à la dérive et se moque du second qui a attrapé au vol une petite corde que lui a lancé quelqu’un de la rive… » Peut-on prévoir la suite des événements ?
Avant de conclure cette partie sur la première rencontre avec le gourou, on peut se demander si cette rencontre n’est pas tout bonnement un ersatz de » coup de foudre » amoureux dans une société où les mariages sont arrangés, mais où les individus restent souvent étonnamment romantiques. A posteriori, on peut dire que s’il s’agissait d’un coup de foudre, l’effet ne durerait pas toute une vie.
S’il s’agissait d’un désir sexuel, il serait frustré de par le tabou sur les relations entre gourou et disciple, et les désirs frustrés sont encore plus instables que les désirs satisfaits. Les hindous religieux sont habitués dès l’adolescence à la sublimation, à la transmutation consciente de la libido dans un sens spirituel. Ils sont donc à même de faire la distinction entre les deux cas de figure, peut-être même plus que les Occidentaux qui, eux, sont plutôt préparés, on pourrait dire conditionnés, plus au coup de foudre amoureux qu’à la rencontre avec le gourou.
Pour élargir le débat en restant dans le domaine de la psychologie, on peut se demander si l’Occidental n’est pas handicapé quant à sa capacité de faire confiance. Il y a peut-être derrière cela une carence affective de base, l’enfant ayant été moins choyé et pendant moins longtemps en Occident qu’en Inde. De plus, en Occident depuis Descartes, la pensée a tenté de rejeter officiellement le courant traditionnel en en faisant » table rase « . Il est connu que Descartes avait de sérieux problèmes relationnels avec son propre père. Peut-être la rencontre avec le gourou à un âge de la » tradition-père » – réveille-t-elle chez l’Occidental le souvenir enfoui du » meurtre du père « , et le met mal à l’aise. Il faut comprendre aussi qu’en moyenne l’Occidental de notre époque a eu bien plus de déceptions et de ruptures que son homologue indien : parents divorcés, relations affectives changeantes depuis l’adolescence : à Paris, 40 pour cent des gens vivent seuls sans relations de couple stable.
Il en garde une amertume, voire parfois un cynisme déguisé sous le beau nom de réalisme : cela l’inhibe, et l’empêche de reconnaître la possibilité même d’une relation qui » marche vraiment « . Pour compléter le tableau, ledit Occidental, s’il a été » accroché » par un gourou de passage, a de bonnes chances de s’être fait duper, car a est-ce plus souvent complètement ignorant de ce qu’est, et n’est pas, un maître spirituel. Dans la mesure où notre société ne donne aucune information, refoule ce besoin naturel de l’individu, le » retour du refoulé » à l’occasion de la première rencontre avec quelqu’un qui a les apparences d’un gourou se fait parfois de manière imprévisible, sauvage, et non sans dégâts.
Voir d’autres extraits de ce livre :
– L’ hindouisme et la relation de gourou au disciple->
– Ce que la réflexion à propos du gourou peut apporter au psychothérapeute->