11.08.2010
Les comploteurs ont bien choisi leur planque. Perdu dans les plaines dorées de la Beauce, le petit village de Corbreuse, dans l’Essonne, n’attire guère l’attention. Une charmante église, des jardinières fleuries, une carriole tirée par un poney… Qui se douterait que le portail d’une vieille ferme abrite un étrange camp d’entraînement ? Dans le jardin, près du barbecue, sur le banc, en lieu de coussins bayadères s’étalent des tapis venus d’Afghanistan. Mais c’est sous un drap discret que se trouve l’objet du délit. Avec son capot de Plexiglas, ses circuits électroniques miniaturisés et ses six hélices agressives, la chose ressemble étrangement à un drone. Et c’en est un.
Les deux pilotes qui s’entraînent chaque jour à le manipuler ont plus l’air d’étudiants attardés que d’agents des services secrets ou d’apprentis terroristes. Le photographe Raphaël Dallaporta, l’un des cerveaux du projet, a l’oeil au beurre noir. Mais on apprend très vite que c’est le dommage collatéral d’un enterrement de vie de garçon trop arrosé.
Son complice, l’architecte Yves Ubelmann, se dépêche d’enlever un pull aux couleurs de l’armée américaine – un souvenir « kitsch » rapporté de Kaboul. Les deux jeunes gens ont l’air dangereux ou illuminés. Ils sont pacifiques et sérieux à l’extrême : le drone leur servira à photographier des sites archéologiques en Afghanistan.
En septembre, la fine équipe partira pour Mes Ainak, au sud de Kaboul. Là-bas, ils travailleront avec un groupe d’archéologues de la Délégation française archéologique en Afghanistan (DAFA) venus apporter leur concours aux archéologues afghans sur une campagne de fouilles de grande ampleur. Il y a urgence : le site de Mes Ainak abrite les restes exceptionnels d’un monastère bouddhique de l’époque kouchane (préislamique), et en six mois une centaine de statues ont déjà été mises au jour. Mais le sous-sol renferme d’autres richesses : le deuxième gisement de cuivre au monde. L’exploitation de la mine a été cédée à des Chinois pour 6,5 milliards de dollars (4,9 milliards d’euros), et ces derniers attendent le feu vert pour commencer les forages. En attendant, l’armée afghane surveille le site nuit et jour.
Vu l’itinéraire de Raphaël Dallaporta, 30 ans, cette étrange histoire de drone n’est pas si surprenante. Depuis ses débuts, le photographe a suivi un parcours original, entre photographie documentaire et engagement. Son angle d’attaque ? « Faire parler des choses muettes. » Comme des mines antipersonnel, photographiées avec un atroce raffinement – un travail qui l’a révélé en 2004 et qui est aujourd’hui repris dans un livre, Antipersonnel (éd. Barral, 88 p., 35 €).
Il y a eu des façades d’immeubles, révoltantes de banalité, qu’il a collectionnées dans une série sur l’esclavage domestique, et qui seront exposées sur les murs de la ville de Genève du 6 au 29 septembre. Le photographe a aussi travaillé à la morgue, sur des organes abîmés livrés à l’autopsie. Pour chaque série, Raphaël Dallaporta travaille « sous influence », s’évertuant à définir un protocole de prise de vue adapté aux contraintes d’une profession.
C’est le cas du projet afghan, pour lequel le photographe et l’architecte, qui se sont connus au lycée, ont travaillé à la conjonction de leurs deux domaines. « Les archéologues ont toujours besoin d’images aériennes, explique Yves Ubelmann. Ils utilisent souvent des ballons d’hélium ou des perches rudimentaires. Mais les images obtenues sont déformées. » Les deux amis ont eu l’idée d’embarquer un appareil photographique sur un drone pour tourner autour du site et multiplier les points de vue. « En archéologie, on dit qu’une pièce de monnaie donne autant d’informations qu’une vue satellitaire, indique le photographe. Nous pourrons aller de l’infiniment grand à l’infiniment petit. »
Avec l’aide de l’informatique, en conjuguant les données fournies par le drone et par des prises de vue au sol, les deux amis veulent aussi créer des images en trois dimensions. Histoire de pouvoir recréer, par extrapolation, les parties manquantes d’un temple ou d’une sculpture. L’outil pourrait s’avérer précieux à Mes Ainak, où nombre de statues, victimes de pillages après l’invasion américaine, sont privées de tête.
La réalisation du projet n’a pas été simple. Un troisième larron informaticien a compilé deux logiciels en accès libre pour arriver à obtenir des images en 3D exploitables. Il a aussi fallu faire construire – en France – un drone capable d’embarquer un appareil photo actionné à distance. Reste enfin à piloter l’engin, ce qui n’est visiblement pas une mince affaire.
En attendant le départ, les deux complices mènent la drôle de vie des « nerds », ces dingues de technologie totalement asociaux. Ils potassent des magazines d’aéromodélisme cryptiques et des traités sur la perspective. Ils s’entraînent plusieurs heures par jour sur un simulateur de vol ou sur un petit drone d’essai, qui a déjà beaucoup mordu la poussière. Ils s’appliquent à reconstituer la petite église de Corbreuse en 3D. « Ce qui est compliqué, explique Raphaël Dallaporta, c’est qu’en photo je suis habitué à des conditions parfaites, en studio. Là-bas, il faudra se débrouiller. »
Le drone a été conçu pour pouvoir être léger, maniable et réparable. Il ne devrait normalement pas être détecté par les radars militaires. Reste que si malgré tout l’engin devait s’écraser, victime d’un vent contraire ou d’une mauvaise manipulation, les deux amis ont prévu un plan B, au design nettement moins agressif. Dans leur valise, ils emporteront aussi un rokkaku. Autrement dit, un cerf-volant.
Source: Le Monde