LE PEINTRE ET LA MOUCHE
Un peintre, bien installé, en plein air, avec sa toile, son chevalet et sa palette de couleurs, devant un magnifique paysage de campagne et un étang où oies et barques passent et repassent, fut soudain embarrassé par une mouche à chevreuil furieusement jalouse de l’œuvre grandiose en train de naître sous ses doigts.
La mouche ne cessait de l’ennuyer, faisant son œuvre de gâchis. Elle essayait par toutes sortes d’astuces de le piquer, de lui arracher un morceau de peau, de l’enrager et de le distraire pour qu’il finisse par abdiquer.
Tellement pris par les images grandioses qu’il voyait et par l’inspiration qui le dynamisait, il la chassait nonchalamment, ce qui la rendait plus agacée, plus agaçante, parce que négligée et écartée avec insouciance.
Désirant récompenser ses efforts dérisoires, le peintre ingénieux l’écrasa avec son pinceau, la trempa dans sa peinture, la colla à sa toile et en fit un caillou au bord de son vert ruisseau.
Les admirateurs furent grandement ravis de contempler la texture si naturelle de ce caillou dans le tableau.
Par Bernard Antoun
Extraits de Mémoires de ciels et de vents (2005) éd. Humanitas (Québec)