SAVOIR-VIVRE A L’USAGE DES ENFANTS
par Érasme
au mois de mars de l’an MDXXX (1530)
Préambule
L’art d’instruire comporte plusieurs parties, dont la première et principale est que l’esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde qu’il s’adonne aux belles-lettres et s’en pénètre à fond ; la troisième qu’il s’initie aux devoirs de la vie ; la quatrième qu’il s’habitue de bonne heure aux règles de la civilité.
C’est cette dernière partie que j’ai aujourd’hui choisie pour sujet. D’autres se sont occupés des trois premières, et moi-même j’en ai traité maintes fois. Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable.
Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la philosophie, mais — tels sont les jugements des mortels — elle suffit aujourd’hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses.
Il convient donc que l’homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence.
La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles : or il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres.
Décence et indécence du maintien
Pour que le bon naturel d’un enfant se tra hisse de toutes parts — et il reluit principalement sur le visage —, il faut que son regard soit doux, respectueux, honnête. Des yeux farouches sont un indice de violence ; des yeux fixes signe d’effronterie ; des yeux errants et égarés signe de folie. Qu’ils ne regardent pas de travers, ce qui est d’un sournois, de quelqu’un qui médite une méchanceté ; qu’ils ne soient pas ouverts démesurément, ce qui est d’un imbécile. Abaisser les paupières et cligner des yeux, c’est un indice de légèreté ; les tenir immobiles, c’est la marque d’un esprit paresseux — et l’on a repris cela chez Socrate. Des yeux perçants trahissent de l’irascibilité ; trop vifs et trop éloquents, ils dénotent un tempérament lascif. Il importe qu’ils reflètent un esprit calme et respectueuse ment affectueux. Ce n’est pas un hasard, en effet, s’il a été dit par les anciens sages : l’âme a son siège dans le regard. Les vieilles peintures nous apprennent que c’était autrefois le signe d’une modestie singulière que de tenir ses yeux mi-clos. De même encore, chez les Espagnols, regarder quelqu’un en abaissant légèrement les paupières est une marque de politesse et d’amitié. Par les tableaux, nous savons aussi que les lèvres jointes et serrées passaient jadis pour un indice de droiture.
Ce qui est convenable en soi est conve nable partout. Pourtant, il nous faut bien en cela faire comme les poulpes, et nous accom moder aux mœurs de chaque pays. Il y a donc, pour ce qui est du regard, certaines conve nances qui ne tombent pas sous le coup de nos préceptes ; cependant, en général, toute mauvaise habitude déforme non seulement les yeux, mais elle est dommageable au maintien et à la beauté de tout le corps, tandis que des gestes réguliers et naturels confèrent la grâce ; ils n’enlèvent pas les défauts mais les masquent ou les atténuent. […]
Le vêtement
Nous avons parlé sommairement du corps, disons un mot du vêtement.
Le vêtement est, en quelque sorte, le corps du corps, et il donne une idée des dispositions de l’esprit. Cependant, on ne peut l’assujettir à des règles fixes puisque tout le monde n’a pas même richesse, même rang ; parce que ce qui est convenable ou non diffère selon les pays ; enfin parce que les goûts, au cours du temps, n’ont pas toujours été les mêmes.
Ainsi qu’en beaucoup de choses, il faut en ce domaine s’accommoder, comme dit le pro verbe, à la coutume et au pays. J’ajouterais au temps, que les sages eux-mêmes ordonnent de respecter. Dans toute cette diversité, il faut cependant discerner ce qui est convenable en soi et ce qui ne l’est pas. Par exemple, à quoi bon un accoutrement d’aucune utilité? Si l’on rit des femmes qui laissent traîner derrière elles de longues queues de robe, on désapprouve les hommes qui les imitent : cela sied-il aux car dinaux, aux évêques? Que d’autres que moi en décident!
[…] Si tes parents t’ont donné des habits élégants, ne fixe pas les yeux sur toi pour te contempler, ne gesticule pas de joie, ne t’offre pas complaisamment aux regards de tous. Ce serait vouloir ressembler au singe ou au paon. Laisse les autres te regarder et ignore toi-même que tu es bien mis. Plus grande est la fortune, plus aimable est la modestie. Laisse au moins cette consolation, à ceux qui sont moins bien partagés de la fortune, de pouvoir se consi dérer eux-mêmes sans trop de déplaisir. Les riches qui étalent le faste de leurs vêtements semblent reprocher aux autres leur indigence et éveillent l’envie.
Manière de se comporter dans une église
Toutes les fois que tu franchis le seuil d’une église, découvre-toi et, fléchissant légè rement les genoux, le visage tourné vers l’autel, salue le Christ et les saints. Il faut faire la même chose partout, à la ville comme aux champs, toutes les fois qu’on rencontre le symbole de la croix.
Ne traverse jamais le lieu saint sans faire acte de dévotion — au moins une petite prière —, et cela la tête nue, a genoux. Si l’on y dit la messe, manifeste ton recueillement par ton maintien. Pense que le Christ est présent, avec d’innombrables légions d’anges. […] Qu’importe que tu ne les voies pas? Ils te voient, eux. Il est aussi certain qu’ils sont là que si tu les distinguais avec les yeux du corps. Les yeux de la foi sont plus sûrs que les yeux de la chair!
Les repas
La gaieté est de mise à table, pas l’effron terie. Ne t’assois pas sans t’être lavé les mains. Nettoie tes ongles avec soin, de peur qu’il n’y reste quelque ordure et qu’on ne te surnomme Les-doigts-sales.
Aie soin de lâcher auparavant ton urine à l’écart et, si besoin est, de te soulager le ventre. Si par hasard tu te trouves trop serré, c’est le moment de relâcher ta ceinture, car ce serait peu convenable une fois assis.
En t’essuyant les mains, chasse en même temps de ton esprit toute idée chagrine. Dans un repas, il ne faut ni montrer de la tristesse, ni attrister les autres.
Si l’on te demande de dire le bénédicité, prends une contenance pleine de recueillement […].
[…] Déprécier les mets qu’on vous sert est une incivilité fort désagréable à celui qui invite. Si c’est à tes frais que le repas est donné, tu peux t’excuser de sa médiocrité, mais vanter sa magnificence en proclamant ce qu’il a coûté est le plus vil assaisonnement que tu puisses offrir à tes convives.
Enfin, si quelqu’un, par ignorance, commet une maladresse, il est plus noble de ne pas le remarquer que d’en rire. […]
Les rencontres
Lorsqu’un enfant rencontre sur son chemin quelque personne respectable par l’âge, vénérable par ses fonctions de prêtre, considérable par son rang, ou honorable à quelque titre, il doit s’écarter, se découvrir, et même fléchir légèrement les genoux. Qu’il n’aille pas se dire : « Que m’importe cet inconnu? » ; ou : « Qu’ai-je à faire de cet homme? il ne m’est rien. » Ce n’est pas à un homme, ce n’est pas à un mérite quelconque que l’on accorde cette marque de respect, c’est à Dieu. Dieu l’a ordonné par la bouche de Salomon, qui dit : « Lève-toi devant un vieillard » ; Il l’a ordonné par la bouche de Paul, qui commande de rendre doublement honneur aux prêtres et, en somme, de rendre à chacun l’honneur qui lui est dû. Il compte même dans ce nombre les magistratures païennes et, si le Grand Turc – ce qu’à Dieu ne plaise! – devenait notre maître, ce serait pécher que de lui refuser le respect dû aux fonctions publiques.
Je ne dis rien ici des parents, à qui, après Dieu, on doit la plus grande vénération. Je ne parle pas non plus des précepteurs, qui, en développant l’intelligence, enfantent eux aussi, en quelque sorte. Entre égaux, il faut se souvenir de ce mot de Paul :
En fait de déférence, prévenez-vous mutuellement.
Celui qui le premier salue son égal ou son inférieur, loin de s’abaisser, se montre plus affable et, par cela même, plus digne d’être honoré.
Avec ses aînés, il faut parler respectueusement, et brièvement. Avec ceux de son âge, affectueusement, et de bonne grâce.
[…] Une timidité modeste est de bon ton, à condition que ce soit celle qui colore agréablement le visage, et non celle qui rend hébété.
Que le regard soit tourné vers la personne à qui on s’adresse, mais un regard calme, franc, et qui ne dénote ni effronterie ni méchanceté. Fixer ses yeux à terre, comme fait le catoblépas [8], laisse soupçonner une mauvaise conscience. Regarder quelqu’un de travers, c’est lui montrer de l’aversion.
Tourner la tête d’un côté et de l’autre est preuve de légèreté.
Il est indécent de donner toutes sortes d’aspects à sa physionomie : comme de plisser le nez, se rider le front, hausser les sourcils, tordre les lèvres, ouvrir et refermer brusquement la bouche ; toutes ces grimaces témoignent d’un esprit aussi inconstant que celui de Protée.
[…] Que la voix de l’enfant soit douce et posée, et non pas forte comme celle des paysans, ni si faible qu’elle n’en parvienne pas aux oreilles. La parole ne doit pas être précipitée, ni lancée sans réflexion : elle se doit d’être calme, distincte. Cette façon de parler corrige d’ailleurs – ou atténue en grande partie, si elle ne les fait disparaître tout à fait – le bégaiement et l’hésitation. Une parole rapide, au contraire, fait souvent naître des défauts que la nature n’avait pas donnés.
En parlant, il est poli de rappeler de temps à autre les titres honorifiques de la personne à laquelle on s’adresse. Et aucun titre n’est plus honorifique – ni plus doux – que les noms de père et de mère ; ni plus aimable que les noms de frère et de sœur.
Si tu ignores les titres particuliers de ceux à qui tu parles, souviens-toi que tous les professeurs doivent être traités de savants, les prêtres et les moines de révérends pères, tes camarades de frères et d’amis. Tous ceux et toutes celles que tu ne connais pas de seigneurs et de dames.
Dans la bouche d’un enfant, un jurement paraît toujours déshonnête, qu’il soir prononcé par manière de plaisanterie ou sérieusement.
Quoi de plus vilain que cette coutume, en vigueur dans plusieurs pays, qui fait que même des jeunes filles ne peuvent dire trois mots sans jurer par le pain, par le vin, par la chandelle ou par je ne sais quoi?
Un enfant bien né ne doit jamais salir sa langue de paroles obscènes, ni leur prêter l’oreille. Les noms des choses qui souillent le regard souillent la bouche. S’il est absolument besoin de désigner quelqu’une des parties honteuses, que l’enfant use d’une périphrase honnête. S’il est forcé de parler de ce qui peut provoquer le dégoût – de vomissements, de latrines, d’excréments quelconques –, il doit s’en excuser auparavant.
S’il faut donner un démenti, prends garde de dire : « Ce n’est pas vrai! », surtout si tu parles à quelqu’un de plus âgé que toi. Mais, après t’être excusé, dis : « Cela m’a été raconté autrement par Untel. »
Un enfant bien né ne doit se disputer avec personne, pas même avec ses camarades. Qu’il cède, si la chose paraît tourner en querelle, ou qu’il s’en rapporte au jugement d’un tiers! Mais qu’il prenne garde d’afficher de la supériorité, ou de tirer vanité de lui-même en reprenant les autres dans leur manière d’être. Qu’il ne se moque jamais des coutumes ni des mœurs étrangères. Qu’il évite de divulguer ce qu’on lui a confié sous le secret, de répandre des nouvelles extraordinaires, de blesser la réputation de quiconque, de reprocher à quelqu’un son infirmité. Un tel comportement constitue non seulement un outrage, mais c’est une cruauté, et une sottise. Il est cruel et sot d’appeler borgne un borgne, boiteux un boiteux, louche un louche et bâtard un bâtard. En suivant ces conseils, un enfant méritera des éloges sans faire de jaloux, et ne pourra que s’acquérir des amitiés.
Il est impoli d’interrompre quelqu’un avant qu’il ait achevé son propos.
Un enfant doit n’avoir de querelle avec personne. Il doit montrer bon accueil à tous, mais ne recevoir qu’un petit nombre de camarades dans sa familiarité la plus intime, et, ceux-là, les choisir avec soin.
Qu’il ne confie à personne ce qu’il veut tenir caché. Il est ridicule d’attendre des autres une discrétion que tu n’as pas toi-même. Nul ne peut si bien retenir sa langue qu’il n’ait un ami à qui il dévoilera ton secret. Il est donc plus sûr pour toi d’éviter route confidence dont tu aurais à rougir si jamais elle était divulguée.
En revanche, ne sois pas curieux des secrets des autres. Si tes yeux ou tes oreilles en surprennent quelques-uns, tâche d’oublier ce que tu as appris.
Il est peu civil de lire du coin de l’œil une lettre qui ne t’est pas adressée.
Si par hasard on vient à ouvrir un pupitre en ta présence, retire-toi. Il est impoli de regarder attentivement, et plus impoli encore de toucher.
De même, quand tu t’aperçois qu’un entretien prend une tournure confidentielle, éloigne-toi discrètement, et ne reviens te mêler à la conversation que si l’on t’y invite.
Le jeu
Dans les jeux honnêtes, montre de la bonne humeur, mais pas cette pétulance qui amène des querelles. Jamais de tricheries ni de mensonges. Car si l’on commence par ces petites infamies, on commettra plus tard de plus graves injustices.
Celui qui cède de bon gré triomphe mieux que celui qui a le dernier mot dans une querelle.
Ne proteste jamais contre la décision d’un tiers appelé comme arbitre.
Si tu joues avec de moins habiles que toi et que tu te retrouves toujours le plus fort, laisse-les gagner quelquefois afin de rendre la partie plus amusante.
En jouant avec des inférieurs, tâche d’ignorer que tu es d’un rang plus élevé. C’est pour le plaisir qu’il faut jouer, non pour le gain. On dit que le caractère des enfants ne se découvre nulle part aussi bien qu’au jeu. Celui qui est enclin à tricher, à mentir, à se battre, qui est porté à la violence, à la colère, à l’orgueil, y manifeste clairement ces vices de sa nature. En résumé, un enfant doit avoir la même retenue au jeu qu’à table.
Le coucher
Au coucher, on recommande le silence et la décence. Le tapage et le bavardage sont certainement encore plus répréhensibles au lit que partout ailleurs. Quand tu te déshabilles et quand tu te lèves, sois pudique. Aie soin de ne pas montrer aux yeux des autres ce que l’usage et l’instinct commandent de cacher.
Si tu partages un lit avec un camarade, ne te découvre pas en t’agitant sans cesse, et n’incommode pas ton compagnon en tirant à toi les couvertures.
Avant de poser la tête sur l’oreiller, fais le signe de la croix sur ton front et sur ta poi trine, et recommande-toi au Christ par une courte prière. Fais de même le matin dès ton lever. Salue le jour par une prière, tu ne peux le commencer sous de plus favorables auspices. Dès que tu te seras soulagé le ventre, ne fais rien avant de t’être lavé à grande eau le visage, les mains et la bouche.
Conclusion
Ceux dont la fortune a fait des plébéiens, des gens d’humble condition, des paysans même, doivent s’efforcer à compenser par de bonnes manières les avantages que leur a refusés le hasard. Personne ne choisit son pays, ni son père : tout le monde peut acquérir des qualités et des mœurs.
Pour en finir, j’ajouterai un dernier pré cepte, qui me paraît tout à fait digne de figurer au premier rang : la règle la plus importante du savoir-vivre est, aussi irréprochable qu’on soit, d’excuser toujours les manquements de tes camarades et de chérir autant que les autres celui qui manque de soin et de tenue. Beau coup de gens compensent la rudesse de leurs manières par d’autres qualités, et il n’est pas nécessaire de suivre à la lettre les règles que nous venons de transcrire pour être un hon nête homme. Et si l’un de tes amis pèche contre elles par ignorance, si cela en vaut la peine, prends-le à l’écart et avertis-le avec douceur.
Si ce petit ouvrage peut t’être de quelque utilité, mon très cher fils, j’aimerais que tu l’offres à tous les enfants de ton âge. Par cette libéralité, tu te concilieras bien vite l’amitié de tes jeunes compagnons d’études, en même temps que tu leur recommanderas l’applica tion aux belles lettres et aux bonnes mœurs.
Que la bonté de Jésus daigne te conserver tes heureuses dispositions et, s’il se peut, les accroître encore.
– Écrit par Erasme à Fribourg en Brisgau, au mois de mars de l’an MDXXX (1530).
QUI EST ERASME ?
Érasme, dit Érasme de Rotterdam, ou Gerritszoon, c’est-à-dire « Fils de Gérard », serait né à la date du 28 octobre 1469, à Rotterdam. Il est mort le 12 juillet 1536 à Bâle.
« Prince des humanistes », il est l’âme de « la République des lettres » qui se met en place en Europe au début du xvie siècle. Moine et prêtre hollandais, il améliore sa formation à Paris , puis auprès des humanistes anglais. Il avait été nommé en 1516, conseiller à la Cour de Bourgogne auprès du prince Charles, titre qu’il conserva quand celui-ci devint empereur romain. Il se fixe de 1521 à 1529 jusqu’à son départ pour Fribourg, à Bâle en Suisse en auprès de son éditeur. Il quittera Bâle, suite à des désordres religieux, pour Fribourg où il restera jusqu’en 1535. Il retourna enfin à Bâle en 1535 chez Froben pour surveiller son édition d’Origène. Il renonce à la carrière ecclésiastique, pour se consacrer aux études. Il est en contact avec les savants de toute l’Europe par ses voyages et sa correspondance. Critique envers l’Église, il refuse de suivre les protestants parce qu’ils nient le libre arbitre de l’homme.