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Ursula Gauthier — Bouddhisme : le chemin de l’éveil

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La condition pour atteindre la «sukha» (le bien-être) n’est pas de renoncer aux plaisirs passagers mais d’approfondir sa compréhension du monde par la méditation. Une technique qui suscite un intérêt croissant chez les neuroscientifiques

lotus.bmpTout est souffrance, a dit le Bouddha. Et nous en avons vite conclu que le bouddhisme était un culte du néant, ennemi de tout désir et de toute joie de vivre. Longtemps, l’Europe a vu cette doctrine exotique à travers les lunettes noires de Schopenhauer, qui niait la possibilité même d’un contentement et trouvait «plus juste de placer le but de la vie dans la souffrance que dans notre bonheur». La sombre vision du philosophe allemand qui se disait «bouddhaïste», croyant détecter une «admirable concordance» entre son pessimisme radical et le message de l’Eveillé, a imprégné la pensée de générations d’intellectuels, depuis ceux qui ont découvert la pensée du Bouddha au début du XIXe siècle jusqu’à Jean-Paul II qui, en 1994, assimilait encore «l’illumination expérimentée par le Bouddha» à la «conviction que le monde est mauvais» et qu il «convient donc de s en délivrer», le nirvana se résumant à une «indifférence totale envers le monde».

Deux siècles après Schopenhauer, le bouddhisme s’est solidement installé sous nos latitudes (5 millions de personnes, en France, s’en déclarent proches) et son succès inquiète l’Eglise. Sa réputation de nihilisme n’a pas découragé les nombreux convertis qui, loin de se morfondre dans le désespoir schopenhauérien, semblent plutôt trouver dans leur nouvelle foi un certain optimisme et une promesse de sérénité.

Alors, que faut-il penser du message bouddhiste ? Neurasthénie sévère ou optimisme niaiseux ? Désert du désir ou cucuterie new age ? Et d’abord, le Bouddha, qui a commencé son enseignement en posant la dukkha – «souffrance» ou «malheur» en sanskrit – au coeur de ses fameuses Quatre Nobles

Vérités, a-t-il vraiment parlé du bonheur ? La question fait rire Matthieu Ricard [[Dernier livre paru «l’Art de la méditation» (NiL, octobre 2008)]], le moine français présenté par le quotidien anglais «The Independent» comme «l’homme le plus heureux du monde» : «Un médecin parle-t-il de maladie ou de santé ? Des deux évidemment, puisqu’ils sont indissociables. L’approche du bouddhisme étant de nature thérapeutique, il commence par établir un diagnostic : les êtres souffrent. Mais il ne s’arrête pas là, il propose un remède. Il affirme qu’on peut, en exerçant son intelligence, analyser les causes de cette souffrance. Et ensuite faire les efforts nécessaires pour y mettre fin. Ce n’est qu’à cette condition que peut naître le bonheur authentique.»

«A peine saisi déjà détruit»

Par «authentique», entendez différent de tous les faux bonheurs et vraies dukkha que notre avidité ou l’air du temps nous poussent à poursuivre – au hasard : travailler plus pour gagner plus, se droguer plus pour s’éclater plus, ou encore baiser plus pour jouir plus… Le bonheur authentique selon Bouddha – appelé sukha – est décrit dans les textes comme un état de plénitude à chaque instant de l’existence : «Ce terme sanskrit n’a pas vraiment d’équivalent dans nos langues. Il s’agit d’un bien-être (mais ce terme s’est affadi chez nous) profond, qui naît d’un esprit exceptionnellement sain et serein, qui reste stable face aux aléas de la vie», explique Matthieu Ricard.

Nous sommes loin du «happiness business». Rien de commun non plus avec l’ivresse du plaisir car celui-ci est comme un coquelicot, «à peine saisi déjà détruit», écrit le poète tibétain Guedun Choephel. Mais il ne faut pas s’y tromper : la condition pour atteindre la sukha n’est pas de se méfier des plaisirs passagers ni de renoncer aux joies simples, pas plus que de se consumer dans le sacrifice de son être. Cette condition – c’est une originalité du bouddhisme – est d’ordre intellectuel : la sukha se fonde sur la connaissance de la vérité du monde. Le Bouddha est peut-être le sage le plus confiant dans les capacités de l’esprit humain à percer les voiles de l’illusion. Il affirme en effet que la compréhension de la nature véritable des choses est à la portée de chacun.

Par quels moyens ? Pour toutes les écoles de pensée orientale – comme pour les Grecs de l’Antiquité – la sagesse s’acquiert par des exercices mêlant le mental et le physique, que nous désignons du terme vague de «méditation». Il existe en réalité des dizaines de ces techniques spécialisées mises au point au cours des siècles. Elles affirment toutes que l’entraînement assidu de nos capacités d’attention nous rend capables de faire la distinction entre les choses telles qu’elles sont et les interprétations que notre esprit projette sur elles. Il en découle un effet bénéfique sur l’équilibre émotionnel et la paix intérieure. Mieux : en faisant porter ce travail de tri sur notre propre fonctionnement mental, nous pouvons saisir nos états mentaux sans distorsion, sans leurre ni «cinéma». «Le bouddhisme tibétain est, de toutes les écoles, celui qui se focalise le plus sur la façon dont on fait l’expérience des choses et qui met le plus d’accent sur les techniques visant à modifier les émotions», précise Matthieu Ricard.

Selon les lamas, quand ces exercices sont pratiqués assidûment, ils entraînent des effets étonnants, par exemple des changements d’humeur durables sans recours à la chimie. Disparaissent peu à peu les propensions à la dépression, les angoisses paralysantes, les jalousies obsédantes. «L’ego s’efface alors et, avec lui, les émotions empoisonnées comme l’avidité et la haine, dit Matthieu Ricard. Mes maîtres spirituels étaient totalement dénués d’ego, tout en ayant une grande force de caractère et une générosité sans bornes.» Dans la conception bouddhiste, cet évanouissement des barrières du moi est un passage obligé pour comprendre le lien intime qui unit notre bonheur et celui des autres.

Les athlètes de l’esprit

Les psychologues cognitivistes américains qui étudient ces phénomènes mentaux depuis une dizaine d’années observent eux aussi des changements de tempérament chez ceux qui pratiquent la méditation : un colérique peut se libérer de son agressivité, un inquiet de son émotivité, et chacun peut se débarrasser peu ou prou de son égocentrisme. Quel rapport avec le bonheur ? L’altruisme est une caractéristique constante des gens heureux, nous apprennent les enquêtes internationales sur le niveau de bonheur dans différents pays. Ce fait d’observation a trouvé récemment une confirmation scientifique – et un début d’explication – grâce à un épisode parmi les plus étonnants de l’histoire récente du Tibet : la rencontre du bouddhisme et des neurosciences, un croisement improbable entre une spiritualité millénaire et une science ultra-jeune, la seconde cherchant grâce à son outillage high-tech à explorer les trésors initiatiques de la première.

Les premières expériences, entamées en 2003, concluent que le bonheur et la compassion ont partie liée dans le cerveau lui-même. IRM fonctionnelles à l’appui, les chercheurs du laboratoire de Richard Davidson, Université du Wisconsin, ont découvert qu’en se livrant à la méditation dite «de compassion» les moines déclenchaient dans leur gyrus frontal gauche une excitation très supérieure aux résultats obtenus par des dizaines de cobayes. Or cette région du cortex est connue pour héberger les émotions positives comme la joie ou l’enthousiasme. Ainsi, quand un méditant se soucie mentalement du bien-être d’autrui, il déclenche un pic de félicité dans son propre cerveau. De quoi étayer l’affirmation du dalaï-lama selon laquelle «on peut atteindre le bonheur par l’exercice de la psyché».

Quelle leçon pour nous tous, qui ne sommes pas encore disposés à nous retirer dans une grotte himalayenne pour y méditer pendant «trois ans, trois mois, trois jours» ? L’historien des religions Frédéric Lenoir[[Vient de publier « petit traité d’histoire des religions » (Plon)]] prend garde de distinguer les cas exceptionnels de plongée totale dans le dharma et la pratique, beaucoup plus répandue, d’une discipline soft «qui ne représente que le b-a-ba de la doctrine». Les exploits mentaux ne sont donnés qu’aux athlètes de l’esprit : «Ce n’est pas avec vingt minutes de zazen par jour qu’on peut espérer développer de telles capacités», insiste-t-il. D ailleurs, est-ce faisable à grande échelle dans un pays profondément marqué par la culture gréco-chrétienne ? «Pour nous, le bonheur reste lié à deux éléments enracinés dans notre anthropologie. D’abord, l’idée d’un individu, d’un moi, dont chacun est appelé à développer le potentiel. Et secundo, l’idée d’un désir tourné vers un objet suprême comme le Bien, le Bon, le Juste, qui doit nous permettre précisément de faire grandir ce moi. Or, le moi comme le désir sont totalement opposés à la conception bouddhiste du bonheur.» Pourtant, Frédéric Lenoir juge positive l’acculturation du bouddhisme qui est en train de s’accomplir sous nos yeux : «Cette synthèse inattendue nous offre la dimension d’intériorité qui nous fait tragiquement défaut aujourd’hui. Nous nous sommes concentrés sur la liberté politique et nous avons laissé le reste. Or, la liberté intérieure est la condition du bonheur intime aux yeux des Grecs.»


Ursula Gauthier

Source : Le Nouvel Obs (Nº2303)




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