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Le dressage du taureau en dix images – Partie 1

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Enseignement de Maître Tokuda donné lors de la sesshin du 24 au 26 novembre 1995

Le dressage du taureau en dix images

Tokuda Senseï
Tokuda Senseï

Durant cette sesshin je vais faire des commentaires sur le dressage du bœuf en dix images.

Lecture du texte de Maître Kakuan[1]


1. À la recherche du taureau

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Dans le pâturage de ce monde, à la recherche du taureau, sans cesse j’écarte les hautes herbes.

En suivant des rivières sans nom, perdu parmi les lacis des sentiers de montagnes lointaines.

Désespéré et épuisé, je ne puis trouver le taureau.

J’entends seulement les grillons grésiller à travers la forêt, dans la nuit.

Commentaire : Le taureau n’a jamais été égaré. Quel besoin y a-t-il de le rechercher ? Si je ne le trouve pas, c’est uniquement parce que je suis séparé de ma vraie nature. Dans la confusion des sens, je perds même ses traces. Loin de chez moi, je vois de nombreuses routes se croiser, mais laquelle est la bonne, je ne sais. L’avidité et la crainte, le bien et le mal, me troublent.

Commentaire de Maître Tokuda

C’est le commentaire de la première image. Pour chacune des images, la première partie est une poésie et la seconde est une explication. Le temps dont nous disposons (aujourd’hui et demain) est trop court pour commenter chaque image de façon approfondie, et c’est pourquoi j’expliquerai seulement certains points concernant chacune d’elles. Ce texte traite de la recherche de soi-même. Ici, le taureau est le véritable soi-même. Sur la première image, on voit ce garçon qui part à la recherche du bœuf[2], ce qui signifie qu’il se cherche lui-même. Maître Dôgen disait que comprendre la question de la vie et de la mort est la chose la plus importante pour nous, bouddhistes. D’ailleurs cette question de se comprendre soi-même est non seulement importante pour les bouddhistes, mais pour tout le monde.

Sur le fronton du temple de Delphes on peut lire l’inscription gnôthi seauton, « Connais-toi toi-même », ainsi que l’epsilon (« ε ») qui signifie « Vous êtes ». Mais bien qu’il y ait en vous une partie du divin, en tant qu’êtres humains, vous êtes mortels et il vous faut réaliser cela. Quelle motivation nous conduit à nous intéresser aux religions ? Parce que nous savons que nous sommes mortels, nous cherchons l’immortalité, l’absolu ; à travers la religion, nous cherchons une réponse à cette question de la mort. En fait, la mort qui détruit l’homme conduit à le sauver.

Dans les monastères zen, le matin et le soir, on frappe trois séries de coups sur un morceau de bois : en premier : sept coups ; en deuxième : cinq coups ; en troisième : trois coups. Sur ce morceau de bois, il y a l’inscription suivante : « La question de la vie et de la mort est très importante. Le temps passe très vite. S’il vous plait, éveillez-vous, ne laissez pas passer le temps en paressant. » Quand nous frappons le bois sept fois, nous avons du temps ; pendant les cinq coups, nous avons un peu moins de temps ; mais quand arrivent les trois coups, il ne reste plus de temps du tout ! En ce moment, nous sommes effectivement ici, mais qui sait si dans une semaine, un mois, la mort ne va pas survenir ? On ne meurt pas forcément de vieillesse, il y a de multiples causes pouvant entraîner la mort : des accidents, une maladie grave, telle que le cancer, etc.

Dans le Shôbôgenzô, écrit par Maître Dôgen, il y a un chapitre intitulé « Shime », « Les quatre chevaux » dans lequel Maître Dôgen compare ces chevaux à notre conscience et nous explique que pour qu’ils avancent, ils doivent être frappés. Le premier cheval étant très stupide, il faut le battre très fort et de ce fait, le fouet lui lacère la peau, la chair et pénètre jusqu’aux os. Ce n’est qu’ainsi qu’il commence à avancer ; le deuxième cheval, un peu moins stupide, doit être battu aussi, mais un peu moins fort et seules la peau et la chair sont lacérées ; le troisième cheval a juste besoin d’être effleuré par le fouet pour avancer ; quant au quatrième, il n’a même pas besoin d’être touché, la seule vue de l’ombre du fouet le fait avancer.

Quand nous apprenons la mort de quelqu’un, cette nouvelle ne nous préoccupe pas outre mesure. Chaque jour, non seulement en France mais dans le monde entier, nous voyons à la télévision des images de guerre avec ses morts, la famine, la misère des enfants, les meurtres… Sur le moment, nous en sommes affectés, mais comme les images continuent à défiler et nous parlent de tout autre chose, le sport, l’économie, etc., nous oublions très vite les images précédentes. Pourtant, en voyant ces images, certaines personnes, inconsciemment, se sentent soudain mal à l’aise et commencent à chercher. Chercher quoi ? On ne sait pas ce que l’on cherche, mais on cherche. C’est un peu comme lorsque nous sommes dans le brouillard : nous ne savons pas d’où nous venons et nous ne savons pas davantage où nous allons. Le bouddhisme zen pose sans cesse ces questions: « Qui êtes-vous ? » « Quel est votre nom ? » « D’où venez-vous ? » Si certaines personnes se sentent mal à l’aise, c’est que soudain, pour elles, toutes les choses perdent leur valeur, tout s’effondre, tout devient vide de sens. Jusqu’alors, le monde qui nous entoure avait un sens : avoir une famille, une maison, une voiture, de l’argent, tout cela était parfait, mais quelque chose s’est passé qui nous a fait perdre ce sentiment de sécurité.

Hier, il y a eu une grève générale pour la question de la Sécurité Sociale. Bien sûr, nous avons besoin de la Sécurité Sociale, mais quelle sécurité aurons-nous à la fin de nos jours ? Nous n’en aurons aucune, nous allons juste mourir. C’est pourquoi certaines personnes ressentent cette évidence de façon profonde et commencent à chercher. Maître Dôgen a dit que chacun de nous est conscient qu’il mourra mais il ne sait pas quand. On peut mourir aujourd’hui, ou demain, la mort nous surprend alors qu’il nous reste encore tellement de choses à faire ! A l’annonce d’une mort prochaine, un tel va boire de l’eau de vie jusqu’à l’ivresse pour oublier sa peur, tandis qu’un autre va devenir soudain très sérieux et se demander ce qu’il a fait de sa vie.

Ce qui vient d’être dit fait penser à l’attitude du premier cheval : bien que battus très fort, nous ne ressentons pas réellement la douleur. Si l’un de vos parents – votre père, votre mère, votre mari ou votre femme – meurt, vous en souffrez beaucoup mais comme il ne s’agit pas de votre propre mort, cette souffrance, bien que profonde, s’estompe au fil du temps. Quand il s’agit d’un ami, ou de l’ami d’un ami, vous dites : « Ah bon ! il est mort. Il était si jeune ! » et très vite, vous oubliez. Pourtant, pour vous aussi, l’échéance est là, vous êtes condamné à mourir. Pour Maître Dôge, le plus important est la qualité de l’éveil face à la mort, mais il est très difficile de trouver un être correctement éveillé pour nous guider dans notre recherche. Certaines personnes ressemblent à des êtres éveillés, elles pensent à tord qu’elles sont éveillées. Dans un autre chapitre du Shôbôgenzô, Maître Dôgen précise : Il est nécessaire de s’éveiller, mais une fois ne suffit pas, il faut s’éveiller de multiples fois, constamment. Si tel n’est pas le cas, cet état d’éveil du corps et de l’esprit que nous appelons bodaishin ressemble à l’œil du poisson, ce qui signifie que rapidement, il pourrit comme l’œil du poisson sorti de l’eau. Afin de donner à ce bodaishin les qualités de la perle, il faut le polir constamment. Si nous cédons à la paresse, cet état disparaît immédiatement. Il y a de nombreuses raisons qui nous poussent à rechercher l’éveil, mais Maître Dôgen insiste sur la prise de conscience de l’impermanence. Bien que l’on sache ce qu’est l’impermanence de ce monde, on ne comprend pas réellement le principe même de l’impermanence. On perd son temps à des choses futiles, on ne pratique pas souvent zazen, on n’étudie pas l’enseignement bouddhiste, parce que Paris est une grande ville et que les occasions de promenades et de flânerie y sont nombreuses. Pourtant, parfois, la pratique se rappelle à nous.

Sur la première image de ce texte « Les dix taureaux » (nous avons opté pour le terme « bœuf »), nous voyons le garçon chercher le bœuf. Ce bœuf est votre esprit et le garçon qui cherche le bœuf, c’est : « moi-même cherche moi-même ». En réalité, ce bœuf n’a jamais été égaré, nous ne l’avons jamais perdu. A l’instant où nous commençons à chercher le bœuf, le diable apparaît. Cependant, nous ne nous sommes jamais perdus, et, comme le dit Maître Dôgen, se mettre à chercher à l’extérieur de soi-même nous éloigne de nous-mêmes. Un exemple : je suis ici. Si je reste en zazen, je suis avec moi-même, mais si je me mets à chercher, je vais alors chercher en dehors de moi-même. Ce voyage vers l’extérieur, ce long cheminement pour revenir ensuite à moi-même, c’est cela le diable. Dans ce dojo, quand vous êtes assis à côté de moi, vous êtes proches de moi et c’est pourquoi chercher à l’extérieur nous éloigne de nous-mêmes. Le fait de chercher a pour conséquence d’instaurer une distance par rapport à soi-même d’où cette question : puisqu’à l’origine, on n’a jamais rien perdu, pourquoi chercher ? Ce « pourquoi » est un grand problème. Lorsqu’on entre dans un monastère, il y a beaucoup de choses à étudier. Certaines personnes obéissent au règles sans jamais douter, tandis que d’autres posent des questions : Pourquoi faire telle chose ? Pourquoi faire cela de cette manière ? Je préfère le faire autrement. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Au Japon, dans le monastère où je pratiquais, lorsque des ordres étaient donnés, certains pratiquants (les Occidentaux en particulier) avaient cette tendance à toujours demander pourquoi, ce qui faisait sourire les Japonais car les Orientaux ont l’habitude de faire simplement ce qu’on leur demande et ne pas douter. Bien sûr, au bout d’un certain temps, le doute peut naître et on se demande alors : Pourquoi suis-je là ? Que fais-je ici ? Que fais-je là, assis en zazen ? Et c’est alors que naît le conflit avec soi-même et que tout devient très difficile. La première année, tout va bien, mais après un an, le doute surgit ; après trois ans, on est à nouveau assailli par des questions et après sept ans, la même chose se reproduit. Pourquoi suis-je ici ? Dans quel but ?

Parmi les moines qui s’entraînent au monastère, certains ne pensent pas, ils pratiquent. Pourtant, cette attitude n’est pas la bonne. En effet, au bout d’un an, vous connaissez tous les rituels, vous savez parfaitement comment utiliser les ôryôki (les bols) comment porter le kesa, comment faire les cérémonies, comment frapper le gong, la cloche…Vous n’avez pas à vous préoccuper du gîte et du couvert ou des questions d’argent, c’est simple, c’est confortable, mais c’est dangereux, car ça devient une routine qui consiste à faire ce que l’on attend de vous sans qu’il y ait une motivation réelle ou une inspiration de votre part. C’est une attitude dangereuse. Comment alors trouver l’attitude juste ? Maître Eckhart disait que la Vierge suit toujours l’Agneau ; quel que soit le cheminement de l’Agneau, la Vierge le suit constamment. Le problème est que certaines personnes pensent qu’elles sont comme la Vierge, alors qu’en fait, elles ne font qu’avancer lorsque le chemin est facile et sans embûches, elles se sentent heureuses lorsque le soleil brille, mais quand soudain les circonstances changent, tout devient difficile pour elles. C’est comme dans le zen : quand la pratique devient ardue, on se retrouve devant une porte étroite qu’il nous faut franchir. Ce passage n’est pas accessible à tous : le froid devient intense, la peur s’installe, on atteint les hauteurs, « hauteur » signifiant être profondément au cœur de sa propre solitude où l’on ne peut compter que sur soi-même. Pourtant, ce moment est très important et il faut continuer à avancer. La constance du pratiquant du zen est similaire à celle de la Vierge qui suit l’Agneau. Parfois, l’expérience est très bonne, parfois on traverse des moments très durs. Ce garçon sur la première image n’a pas encore trouvé le bœuf, il est totalement perdu ; ne sachant qui il est, il ignore ce qu’il cherche, il ne sait même pas où se diriger, il est vraiment complètement perdu. « Etre perdu » n’est pas un problème que l’on peut régler de manière intellectuelle, c’est une sensation qui envahit le corps et l’esprit. A cet instant, il est très difficile de rencontrer une personne capable de nous aider à nous éveiller à bodaishin[3], mais malgré tout, il faut continuer à chercher, inlassablement, quelles que soient les conditions. Encore une fois, d’où vient cette volonté de rechercher ? Les théories bouddhistes disent que c’est la nature de bouddha qui s’éveille. A l’origine, vous n’êtes jamais perdu, mais lorsque vous cherchez, la nature de bouddha s’éveille et veut vous voir. La nature de bouddha souhaite que vous soyez réalisé dans ce monde, avec ce corps et cet esprit.
Ce que je viens de vous dire au sujet de ce texte n’est que ma propre interprétation. S’il vous plait, lisez les commentaires, et interprétez-les vous-mêmes. Demain, nous verrons d’autres images.

2. Découvrir les empreintes

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Le long de la rive sous les arbres, je découvre des empreintes !

Même sous l’herbe odorante je vois ses empreintes.

Au fond des montagnes retirées on les trouve.

On ne peut pas plus cacher ces traces que son nez, le regard tourné vers le ciel.

Commentaire : En comprenant l’enseignement, je vois les empreintes du taureau. J’apprends alors ceci : de même que de nombreux ustensiles sont faits d’un métal unique, des myriades d’entités sont faites du tissu du « moi ». A moins de les discerner, comment percevrais-je le vrai du non-vrai ? N’ayant pas encore franchi la porte, j’ai néanmoins reconnu le sentier.

Commentaire de Maître Tokuda

Durant cette sesshin, je commente ce texte des dix images du bœuf. En réalité le bœuf n’apparaît que dans quatre images sur dix. Dans les deux premières, il n’apparaît pas, il apparaît dans les images 3, 4, 5, 6. L’entraînement commence par la recherche du bœuf et dans la deuxième image, les traces sont trouvées. A ce stade, on commence peut-être à consulter des livres sur le zen ou le bouddhisme, ou bien on rencontre des maîtres et ce contact va totalement changer notre vie, à condition que cette rencontre avec un livre ou un maître soit assez intense. Cette rencontre avec le maître est très importante, car grâce à elle, vous vous rencontrez vous-même, on peut dire aussi que le soi rencontre le soi.

Pour maître Dôgen, il y a deux étapes importantes : tout d’abord, l’éveil de votre corps-esprit, puis la rencontre du maître correct. Qu’est-ce qu’un bon maître ? Maître Dôgen souligne que ça n’est ni l’âge, ni la connaissance des théories bouddhistes ou des cérémonies qui détermine la qualité du maître. Ce qui importe, c’est la transmission correcte du Dharma par un maître authentique. Cependant, bien que ce soit la base, ça n’est toujours pas suffisant : le maître doit avoir une énergie hors du commun, que l’on décrit comme « une énergie vitale pouvant atteindre le ciel ». C’est ainsi que l’on peut reconnaître le maître correct. Quand on rencontre le Dharma véritable par l’intermédiaire d’un maître authentique, notre vie change totalement ainsi que notre esprit. L’esprit éveillé (bodaishin) s’éveille pour trouver la voie suprême. A partir de la rencontre avec les livres, avec le maître, l’entraînement commence.

[1] : Nous avons adopté le texte  « 10 taureaux de Kakuan » transcrit par Nyôgen Sensaki et Paul Reps, illustré par Tomikichiro Tokuriki, traduit en français par Claude Mallerin et Pierre-André Dujat in Le zen en chair et en os,
éditions Albin Michel / Espaces libres, 1993.

Au douzième siècle, le maître chinois Kakuan dessina les dix taureaux en les fondant sur les dix précédents taureaux taoïstes, et il écrivit les commentaires en vers et en prose qui sont traduits ici. Sa version était du zen pur car elle approfondissait les versions précédentes qui s’étaient arrêtées au néant de la huitième image. (Note de l’auteur).

[2] : Maître Tokuda a opté pour le terme « bœuf » au lieu de « taureau ».

[3] : Bodaishin : l’esprit d’éveil.


Le dressage du taureau en dix images – Partie 2
Le dressage du taureau en dix images – Partie 3
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