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Quel est le Sens de la Création artistique ?

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L’art est le domaine de la création. Si l’art est création, il est un domaine privilégié où ne semble régner aucune des contraintes ordinaires de la technique dans le monde du travail. L’artiste n’ayant en vue que la création et jouit de la position du créateur. Il est alors tentant de regarder l’art, sous un angle ludique, et de penser que l’art est au fond presque un « jeu », par rapport à une activité dite « sérieuse » qui serait celle du travail proprement dit. Mais est-ce vraiment un jeu ? Ou bien, ce jeu n’est-il pas justement ce qui est le plus divinement sérieux ?

D’un autre côté, cette opposition reste assez superficielle. L’art est aussi un travail et un même un travail difficile, parfois ingrat et qui nécessite un labeur acharné. Y voir seulement un jeu, c’est confondre le laisser-aller de l’imagination passive de la rêverie avec l’imagination propre à la création artistique. C’est confondre le plaisir que l’on tire de la contemplation de l’art avec la création artistique, ce qui n’est pas la même chose. Quel est donc le sens exact de la création artistique ? L’activité artistique peut-elle être considérée comme un travail ?

A. Création divine, création esthétique

Tout d’abord élucidons le sens du mot création. Il a une signification théologique très marquée. Suivant le contexte, il peut prendre deux sens très différents :

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– a) Dans les religions du Livre, la Création est envisagée comme un acte absolu, Création ex nihilo, qui du néant sort le Tout l’univers. Dieu crée à partir de rien, absolument, sans être déterminé par quoi que ce soit, et il reste transcendant à sa Création placée en dehors de lui. Il n’a pas de contact avec une matière qu’il faudrait préformer et conduire à un achèvement. Une création absolue précipite un Univers dont les formes sont fixées dès le début. Le temps n’y joue pas de rôle, car les formes sont fixées de toute éternité. C’est ce qui explique l’attachement du christianisme au fixisme et la mise en cause qu’a pu constituer la notion d’évolution.

Dans notre culture occidentale, nous sommes encore très marqués par cette idée de création absolue, du passage du rien au tout que serait le commencement.

– b) Dans la plupart des autres types de religion, le geste de la Création, est pensée de manière différente. Dans une création relative, le geste de la création est une mise en forme d’une Matière qui préexiste, mise en forme qui est la puissance de la Nature. Le vrai nom de cette création est la Manifestation. Il y a bien une création, mais elle n’est pas un commencement absolu, elle ne part jamais de rien. Ainsi pour les grecs, la Nature est immortelle, comme Dieu est éternel. La Manifestation répond au mouvement du Temps à travers les âges, à travers les cycles de révolution et de création. Telle est la description que donne Platon dans le Timée de Dieu comme d’un Démiurge qui met en forme le cosmos, selon des rapports idéaux dont le secret réside dans les nombres. Il est étonnant de remarquer l’attachement des anciens à ce modèle de création. Aristote s’en prend dans la Physique à ceux qui croiraient, dans ce qui lui semble une hypothèse non philosophique de la création, l’idée de création ex nihilo. Cette même critique se retrouve aussi dans les commentaires des Vedanta Sutra de Shankara. La Manifestation ne se comprend que dans un Devenir essentiel et immanent, qui obéit à la loi souveraine du Temps.

De ces deux interprétations de la Création, seule la seconde a parenté avec le travail de l’artiste. L’artiste ne commence pas à partir de rien, il ne regarde pas du lointain son objet. Il ne suffit pas qu’il en ait une brusque idée pour que la chose jaillisse toute seule comme par magie dans l’existence. Il met en forme un matériau qui préexiste à son action. Il taille la pierre, il sculpte le bois, il coule le plâtre, organise des sons, met en forme les mots. La création enveloppe la résistance de la matière, demande du temps et un travail souvent difficile. On pourrait dire, en ce sens, que Dieu interprété comme démiurge, est un artiste ou bien que l’artiste en créant, s’élève et se rapproche de l’Acte de Création divine dans l’Univers. La différence entre l’artiste et Dieu est dans la perfection, et la puissance de Manifestation. Il paraît donc tout à fait normal, dans le contexte traditionnel, de célébrer tout art comme art divin, car il n’y a pas de fossé absolu entre l’artiste universel qu’est la Nature et l’artiste humain.

Cela ne veut pas dire pourtant qu’ils opèrent de la même manière. Comme le rappelle Aristote, dans la création humaine, le sujet se distingue de l’objet. L’artiste est distinct de ce marbre qu’il sculpte, de cette feuille blanche sur laquelle il dessine. La forme, il la trouve dans son propre esprit. La rose, comme création de la Nature, n’est pas créé comme un homme pourrait la créer, en collant des pétales sur une tige. La forme s’épanouit d’elle-même, l’intelligence créatrice qui fait la rose est dans la rose, l’Idée de la rose, et le processus de création est immanent à la rose elle-même. La Nature, comme l’artiste, met en forme, mais la Nature est un artiste intérieur, tandis que l’homme est artiste en étant extérieur à son objet. Aussi les choses créées par l’homme, autant les objets techniques que les oeuvres d’art, sont toujours artificielles. L’art manifeste ce qui n’existait pas dans la Nature, ce qui n’était qu’un possible dans l’esprit de l’artiste, et non pas le réel suivant la Nature. Les fruits existent dans la Nature, mais la nature morte de Chardin est une œuvre d’art. Les fruits existent par nature. Le tableau est le produit de l’imagination et du travail d’un artiste. Le sculpteur humain impose au bloc de marbre un visage, une forme qui est d’abord une image dans son esprit. Il s’identifie presque à la Nature dans l’acte de la création, quand il voit le buste comme sortir du marbre, comme si, à coups de burin, il aidait la forme à se dégager de son carcan de pierre, comme si la forme était déjà présente dans la pierre, alors qu’elle réside en fait dans son esprit. La Nature est artiste en donnant la forme de la rose de l’intérieur. Aristote dirait que la Nature est telle qu’une intelligence créatrice qui dispose avec art la forme, forme qui répond aussi à une utilité, car la Nature ne fait rien au hasard ni en vain. L’art humain informe une matière, donne forme, conformément à l’idée qui est dans l’esprit de l’artiste. L’idée humaine est neuve. Selon le mot d’Agathon le poète, l’art aime le hasard, comme le hasard aime l’art. L’art met au monde ce qui n’a jamais existé auparavant, ce qui a germé comme idée dans l’esprit de l’artiste et non ce qui est nécessaire dans la finalité de la Nature. La statue appartient à l’ordre de l’artifice humain, tandis que la fleur, le coquillage sont de l’ordre de la Nature. Dans les deux créations pourtant une forme est pourtant donnée, dans un cas par la spontanéité de la Nature, dans l’autre par l’activité consciente de l’homme, dans la puissance de l’imagination de l’artiste.

B. L’artiste, l’artisan et l’ouvrier

Il peut y avoir plusieurs types d’activités humaines opérant la mise en forme de quelque chose : mise en forme technique, artisanale et artistique. Qu’est-ce qui distingue le travail de l’artiste du travail de l’artisan ou de celui de l’ouvrier ?

1) L’ouvrier est asservi au domaine de la technique, il dépend d’un ordre d’invention dont il ne participe guère, le domaine de la technologie. Ce n’est pas lui qui a conçu ce qu’on lui demande de réaliser. Dans l’objet technique, la conception (bureau d’étude), est séparée de la réalisation (chaîne de production). Il n’a pas la possibilité d’y ajouter une touche personnelle. Ce à quoi aboutit son travail, l’objet technique, n’a pas une finalité qui soit d’abord esthétique. Ce qui compte, c’est que l’objet technique puisse rencontrer des acheteurs, être vendu en grand nombre pour que l’entreprise qui emploie l’ouvrier fasse du profit. Le travail de l’ouvrier est rationalisé pour qu’il soit le plus possible productif. Cela explique que l’ère industrielle, après avoir fait apparaître le machinisme, a peu à peu substitué au travail manuel, une automatisation croissante, réduisant ainsi le travail technique à une simple exécution. Donc, dans tout travail technique, l’utilité oriente la production, et la consommation pure et simple est la fin à laquelle aboutit le travail.

Ce qui oriente les productions de la technique, c’est l’exploitation d’un certain savoir de type scientifique. L’ampoule électrique est le résultat d’un savoir développé par la physique. Les nouvelles découvertes en optique, en chimie, en physique rendent possibles de nouvelles technologies dont la retombée se traduit par l’apparition de nouveaux objets sur le marché, ou d’objets conçus dans de nouveaux matériaux. Plus la science se développe, plus elle permet l’invention de nouvelles technologies. C’est justement ce qui fait la force de la technique contre l’art. La technique repose sur un effet cumulatif de ses réalisations, qui permet de sans cesse les améliorer. La technique est méthodique, progressive et susceptible d’un enseignement direct. Mais son devenir a aussi un effet qui est l’obsolescence continuelle des produits sans cesse dépassés par les inventions de techniques nouvelles. Le temps menace bien plus les objets technique que les oeuvres d’art. Et pourtant, nous disons encore « ouvrier » pour celui qui produit des objets techniques. Mais quand l’action prédomine à ce point sur la création, on ne saurait parler d’une œuvre de celui que l’on nomme pourtant un ouvrier.

2)deco-art-2bis.jpgqui par contre a encore le sentiment de réaliser une œuvre, c’est l’artisan. Par artisan nous entendons ici celui qui, par exemple, fait de la poterie traditionnelle, qui travaille le cuir ou le tissu, le luthier qui fabrique des instruments de musique. L’artisan a pour lui son savoir-faire, savoir-faire qui se transmet de génération en génération. Il a la possibilité d’exprimer sa créativité dans ce qu’il réalise, de s’investir dans ce qu’il fait. Il œuvre au sens noble du terme. Cependant, il reste soumis à l’économie de marché. Ce qu’il crée n’est pas seulement décoratif, mais doit aussi être utile. La table artisanale doit encore être une table. L’artisan réalise un modèle et le reproduit à beaucoup d’exemplaires, même s’il peut tendre vers la création d’une œuvre unique en donnant une touche originale à chaque vase de porcelaine par exemple.

Ce n’est pas du travail à la chaîne qui multiplie démesurément le nombre d’objets produits. Ce qui nous plaît dans l’artisanat, c’est ce caractère humain, proche du caractère unique de l’œuvre d’art, la marque d’un travail humain dans le coup de pinceau sur une poterie. L’artisan garde en commun avec l’artiste une possibilité de création que n’aurait pas par exemple l’ouvrier, qui dans l’usine doit sortir chaque jour des milliers de plats de tôle emboutie. Le produit artisanal satisfait l’homme de goût qui attache une valeur aux belles choses, et ne demande pas seulement une utilité immédiate. La table Louis XV après tout est une table, mais elle aussi plus qu’une table industrielle, faite de tubes de métal, elle est ouvragée, elle a sa finesse de marqueterie, finesse que l’on peut apprécier. Seul le produit artisanal combine harmonieusement l’utilité et une haute valeur expressive. Il faut d’ailleurs noter qu’avant la révolution industrielle, on ne faisait par vraiment la différence entre artisan et artiste. Les artistes travaillaient sur commande, comme des tâcherons. Les artisans produisaient des objets souvent finement ouvragés. Avec le recul du temps, le produit artisanal du passé nous paraît ainsi en même temps une œuvre d’art, ce qu’il pouvait très bien ne pas être pour les hommes du passé. Pour un noble du XVIIème, un service à couverts en argent n’est pas seulement « utile ». C’est un bien. L’humanité a d’ailleurs pendant longtemps compris la richesse en termes d’accumulation de biens, comme la possession de belles choses. Est riche l’homme qui possède un beau domaine, qui sait s’entourer de belles choses. N’est pas riche seulement celui qui possède de l’argent, car l’argent n’est qu’une abstraction. Quel intérêt d’avoir de l’argent s’il n’est pas converti dans des biens qui ont réellement une valeur ? Le sentiment d’un certain raffinement dans l’art de vivre de celui qui est riche est inséparable d’une jouissance tirée de belles choses, du plaisir de belles oeuvres.

3) L’art ne se conçoit pas comme la mise en œuvre d’un savoir théorique dont il serait la pratique. Dans son principe, la technique est fondamentalement intéressée, tandis que dès son origine, l’art se veut désintéressé, parce que tourné d’emblée vers la création, plus que vers le champ de l’action. Peut-on d’ailleurs parler d’un « progrès dans l’art » comme on parle de progrès de la technique ? Les étapes de l’art ne sont pas un « progrès », l’art change, l’art se transforme, on ne peut pas dire qu’il évolue, en sous-entendant par là que nous aurions aujourd’hui, par effet d’accumulation, de plus grands artistes que ceux d’autrefois. Le génie, qui préside à la création artistique, n’est pas quelque chose qui se puisse enseigner comme on enseigne la physique ou la technologie. C’est avant tout un don. Ce que l’on peut enseigner justement ce sont seulement des techniques pour copier, imiter, répéter ce qui est original. Tout artiste commence d’ailleurs par le plagiat, car c’est ainsi que l’on acquiert la maîtrise des règles de l’art. Il y a dans l’art, -comme dans la philosophie-, un perpétuel recommencement, qui fait que l’artiste se doit de reprendre entièrement toutes les méthodes, pour arriver au sommet de son art et en gagner la maîtrise. Faire des gammes, des esquisses, des études, tailler le bois et la pierre en essayant d’imiter Bach, Picasso ou Rodin, recommencer des aquarelles, chercher à imiter Rembrandt etc. c’est apprendre. Sur ce qu’il a de plus essentiel, le geste de la création, il n’est pas sûr que l’art puisse s’enseigner quoi que ce soit, et en tout cas, il ne repose pas sur un savoir maîtrisé par concepts que l’on pourrait apprendre pour devenir artiste, comme on apprend à devenir un technicien. Kant compare à ce propos Homère à Newton. Newton était capable de montrer toute la logique de ses découvertes, à partir des éléments d’Euclide et de les exposer. Mais Homère ne pouvait pas dire comment s’assemblaient dans sa tête toutes ses idées poétiques, toutes les fantaisies de son art. L’imagination ne se met pas en formules.

L’artiste libère le pouvoir de la création et parvient à manifester dans le domaine vivant de la sensibilité la dimension spirituelle de l’humain La puissance d’expression d’une œuvre d’art est essentiellement esthétique. L’art se caractérise par la recherche de la production d’une valeur esthétique. Il est estimé pour sa valeur esthétique. L’art nous procure des oeuvres dont la seule justification est d’abord le plaisir que l’on à les voir, à les écouter, à les lire. L’utilité de l’objet n’est pas son premier motif. C’est la raison pour laquelle on dit de l’art qu’il est dans son principe désintéressé. Le tableau est fait pour être regardé, pas pour servir-à. L’œuvre d’art a aussi pour premier caractère l’originalité, elle est unique, ce qui la différentie par là aussi bien du produit artisanal que de l’objet technique. Dès qu’elle est produite en série, ce n’est plus de l’art, mais un objet technique à vocation décorative. En ce sens, une aquarelle, même si elle n’est l’œuvre que d’un talent modeste, vaut toujours plus qu’une sérigraphie industrielle. Nous autres, hommes de la postmodernité, avons coutume de dire que l’artiste a pu « s’exprimer » dans son œuvre, ce qui n’est guère possible dans un simple objet technique. Pourtant, c’est une idée assez moderne que celle d’expression personnelle. Cette idée qu’une « personnalité » qui s’exprimerait dans une œuvre n’a pas toujours eu cours. Il est frappant de constater qu’un très grand nombre d’oeuvres célèbres de l’antiquité ne sont pas signées. Bien des chefs-d’œuvre de l’art antique en sculpture ou en poésie ne semblent pas exactement l’expression d’un artiste. Mais aujourd’hui, la signature est l’essence de l’art contemporain, l’artiste signe avec fierté tout ce qu’il produit. Cela ne fait pas d’une œuvre un simple produit utilitaire, mais au contraire la distingue.

L’identification de l’œuvre d’art ne va donc pas de soi. Par ailleurs, son statut de création désintéressée est aussi remis en cause par l’existence d’un « marché de l’art ». L’œuvre d’art constitue aujourd’hui une valeur d’investissement du capital comme peut l’être l’immobilier, si bien qu’à ce titre, on finit parfois par se demander si cette évaluation économique ne finit pas par prendre le pas sur l’évaluation proprement esthétique.

Si donc nous ne retenons que les distinctions conceptuelles principales on a sous forme de tableau :

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Par contrecoup, l’ère industrielle a eu le mérite de nous apprendre à distinguer ce qui était autrefois confondu : l’art, l’artisanat ou le résultat d’un travail purement technique. Nous avons en effet un sens du contraste beaucoup plus net que les hommes d’autrefois.

La situation de l’oeuvre d’art est cependant plus complexe que ne tend à le montrer ce tableau, qui ne met l’accent que sur les différences. Nous devrons y revenir. La technique apporte à l’art des moyens d’expression nouveaux : des matériaux : cartons, nouveaux coloris de peinture etc. Elle peut même rendre possible une nouvelle forme d’art. Le cinéma, invention technique a conquis dans une certaine mesure le rang d’un art. De même la distinction entre travail intéressé et désintéressé est problématique. L’économie enveloppe tellement le champ de la création que l’on se demande parfois si ce n’est pas la valeur économique qui détermine la valeur esthétique : cf. l’existence d’un marché de l’art dans lequel l’œuvre redevient un objet. Le design industriel lui aussi revendique la valeur d’un art, celui de ce goût de la post-modernité pour tout ce qui est publicitaire. Notre culte pour les productions techniques est si prononcé, que nous finissons par avoir pour elles un intérêt esthétique : on collectionne aussi les objets techniques pour leur valeur esthétique : le collectionneur de voitures, de poignées de portes d’objets de la périodes des années 50 , 60, 70 etc.

C. Les sources de la création

Ce qui définit en propre la création artistique, c’est surtout son origine. Les sources de la création esthétique peuvent être recherchées : 1) dans des détermination externes. 2) à la racine de la créativité artistique.

1) Arrêtons nous sur quelques explications de l’art. Dans génie, il y a l’idée de génétique. On a parfois tenté d’expliquer l’art comme une prédisposition particulière, dont certains hommes pouvaient être dotés. Par explication biologique de l’origine de l’art, nous entendons la réduction consistant à rattacher la création artistique à des prédispositions génétiques. C’est là une explication que l’on ne manque pas d’invoquer en prenant exemple des familles de musiciens ou de peintres. Dans le contexte du matérialisme ambiant, il est tentant de penser que le génie est « héréditaire », que Jean Sébastien Bach a transmis une sorte de gène de la musique à ses enfants, que les frères Lenain avaient une sorte de patrimoine génétique commun qui les rendaient artistes. L’explication reste cependant assez pauvre. Ce qui compte dans la formation d‘un artiste, c’est moins l’hérédité que l’éducation qu’il a reçu. Un enfant élevé dans la musique aura plus de facilité que celui qui ne l’a pas été. Il ne suffit pas non plus d’avoir reçu une éducation musicale pour avoir automatiquement du génie.

On peut faire une remarque du même genre pour ce qui est de l’explication caractérologique. Celle-ci consiste à mettre l’accent sur les tendances artistiques. Certains hommes naîtraient avec un profil psychologique d’artiste et d’autres pas. En réalité, il y a toute sortes de créateurs : le type amorphe (La Fontaine), le sentimental (Rousseau), actif (Victor Hugo). Le talent, la médiocrité, se rencontrent dans tous les types psychologiques. Le caractère peut expliquer l’ambiance d’une œuvre, (la mélancolie chez Lamartine), le courant que suit la création chez tel ou tel artiste, cela n’explique pas pourquoi il est un créateur, cela n’explique pas la source de la création. Dans un style artistique, il y a une composante individuelle, qui est liée en un sens au caractère de son auteur. L’explication caractérologique de l’art ne touche pas à son essence en tant que création.

Plus fréquente est l’explication psychologique de la création artistique. On a souvent soutenu que la créativité artistique était liée à la « névrose ». Le mythe du « poète maudit » hante encore nos mentalités. Ill est très romantique de penser que la création artistique conduit à la folie, comme celle de Van Gogh, de Gérard de Nerval ou celle de Schuman. Nous aimons voir dans l’artiste une sorte de marginal a-typique, qui s’oppose à la médiocrité de la normalité, d’où la constante tentation de confondre l’excentricité pure et simple avec le génie.

La psychanalyse a aussi accrédité toutes sortes de réductions faciles. Freud soutient que l’artiste est un névrosé qui parvient à sublimer ses pulsions sexuelles dans une création esthétique, tandis que le névropathe lui, en reste au seul fantasme solitaire, sans pouvoir le faire partager socialement. Toulouse Lautrec qui avait un physique disgracieux aurait compensé son complexe d’infériorité, dans un choix de modèles de puissance et de grâce physique. Michel Ange ne peindrait des colosses, comme son Christ de la Chapelle Sixtine, que parce qu’il était lui-même malingre et chétif. Freud estime que l’artiste parvient ainsi à reprendre pied dans le réel, ce que le névrosé ordinaire ne peut faire. « L’artiste, comme le névropathe, s’était retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire, mais à l’inverse du névropathe il s’entendait à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité ». Nous aimons mettre sur un pied d’égalité le fantasme et la création artistique. Freud abonde dans ce sens. Ainsi pour l’artiste « ses créations, les oeuvres d’art, étaient les satisfactions imaginaires de désirs inconscients, tout comme les rêves ». Quoi de plus séduisant, dans notre hédonisme postmoderne, que cette idée selon laquelle notre intérêt pour l’art lui-même, serait lié à des désirs inconscients inassouvis que nous rencontrerions dans les oeuvres d’art ? Freud écrit : « à l’inverse des productions asociales narcissiques du rêve, elles pouvaient compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes inconscientes aspirations du désir ». L’intérêt sexuel pour l’art trouve là une justification et l’appui d’une autorité. Cependant, Freud lui-même n’est pas aussi simple, que la lecture la plus facile le laisse penser. Il avoue que l’explication psychanalytique ne touche pas au mystère de la création artistique comme moyens et don : « L’analyse ne peut en effet rien nous dire de relatif à l’élucidation du don artistique, et la révélation des moyens dont se sert l’artiste pour travailler, le dévoilement de la technique artistique n’est pas non plus de son ressort ». Nous sommes peut-être victimes de notre propre complaisance. Ce type de disqualification du supérieur par l’inférieur, est peut être l’alibi commode des gens équilibrés, mais sans talent, pour décrier ceux qui ont du talent, mais pas d’équilibre. On en est venu un peu vite à supposer que la névrose est la cause du talent et non son effet. Or n’est-ce pas plutôt l’inverse ? Quand on analyse la création artistique chez la plupart de ces artistes, on trouve en fait qu’ils menaient surtout une vie déséquilibrée. La névrose est souvent la conséquence du surmenage, du snobisme de la drogue, de l’absence de discipline chez les artistes. Balzac s’est tué en abusant de la consommation de café. Cocteau a du faire une cure de désintoxication pour se débarrasser de l’opium. Soyons clair : s’il fallait suivre ce genre de point de vue, on devrait vérifier que les hôpitaux psychiatriques sont des écoles du génie, quiconque a pu un jour en visiter un sait bien que ces établissements ne sont certainement pas les lieux éminents du génie humain.

Enfin, il est aussi facile d’arguer que l’artiste tire son inspiration de la pression qu’exerce la société de son temps. L’explication sociologique consiste à ne voir dans l’art que l’écho de la conscience collective d’une société. Nietzsche, par exemple, tend à dire que la création dépend des trois M : le milieu, le moment, la mode. L’artiste reçoit un conditionnement lié à son milieu. Il subit la pression de l’actuel, du moment historique où il écrit, où il peint. Il est aussi victime des effets de mode et des courants de pensée de son époque. Une œuvre est toujours un miroir de son époque. Mais cela n’explique pas un style, une originalité et la touche brillante du génie. La création artistique n’est pas une simple photocopie sociologique.

Il est vrai que l’art s’adresse à un public, donc à d’autres hommes. Certains théoriciens ont aussitôt dévalé cette pente, pour voir dans l’art une forme de « communication », un moyen pur et simple de propagande politique. D’où la théorie de l’art engagé. Voltaire serait artiste parce qu’il a inauguré le pamphlet politique. Sartre dit que les mots sont comme des balles, il faut savoir sur qui on tire ! Sous-entendu : il faut tirer sur les bourgeois qui sont la vraie cible et protéger les travailleurs. Mais la seule motivation militante fait-elle de l’art ? Si l’on veut seulement militer, autant se lancer dans la politique, c’est le lieu adéquat pour s’exprimer ! L’art soviétique a suffisamment montré qu’un art qui était seulement idéologique finissait par s’atrophier. Faire de l’art pour l’apologie ou pour la critique d’un régime, c’est le détourner de sa motivation essentiellement esthétique. Personne ne peut certes nier que l’artiste soit le témoin de son temps. Quand nous cherchons à comprendre l’homme du XVIIIème, nous lisons Les Caractères de La Bruyère, nous détaillons les tableaux des frères Le Nain, nous lisons Corneille ou Molière. Une œuvre est toujours un miroir de son époque. Mais cela n’explique pas un style, une originalité, la touche brillante du génie. L’art n’est pas une simple photocopie sociologique. Il enveloppe une vision esthétique qui a son sens propre. Il est vrai aussi que l’artiste doit tenir compte de son public. Mais, par exemple, la considération du lecteur est-elle la seule motivation de l’écrivain ? Fait-on de l’art seulement pour trouver une reconnaissance sociale ? Il y a certes un statut économique de l’artiste, mais la motivation de l’art est artistique et non économique. S’il ne s’agissait que de produire pour de l’argent, autant ne pas écrire des romans. Mieux vaudrait rédiger des romans à l’eau de rose, pour quai de gare, des romans érotiques ou d’espionnage. Cela se vend mieux. Les grandes oeuvres ne trouvent pas forcément un accueil immédiat auprès du public. Ce qui fait la grandeur d’une oeuvre, ce n’est pas le succès médiatique immédiat, c’est la qualité artistique. Bergson dit dans L’énergie spirituelle, que c’est seulement quand on doute de soi et de ce que l’on a créé que l’on cherche une confirmation une « reconnaissance » des autres. A l’inverse, la satisfaction d’avoir accompli une œuvre de valeur n’a besoin de rien d’autre. Tant mieux si le public suit, et s’il ne voit pas immédiatement le talent, cela n’enlève rien à la richesse d’une œuvre.

L’explication sociologique passe à côté de l’originalité de l’œuvre d’art et ne voit que ce qui est susceptible de confirmer la banalité des vues sur l’art de l’opinion. Il est très facile de dévaler l’art à n’être que l’expression d’autre chose, de n’en faire qu’un « moyen » au service d’une fin. Mais n’est-ce pas une dérive de la motivation artistique ? Qu’est-ce qui motive réellement la création ?

2) womanflamelite2.jpg nous faut aller plus loin que ces distinctions préliminaires et chercher ce qu’est la création à partir de la source dont elle jaillit. On dit d’une œuvre parfaitement réussie qu’elle relève du génie. Il y a incontestablement du génie chez Rembrandt, il y a un génie éblouissant dans des oeuvres comme les Suites de Bach pour violoncelle, dans le Requiem ou le Concerto pour clarinette de Mozart. Par génie il faut entendre d’avantage que le talent. Le talent artistique c’est surtout ce qui résulte d’une application bien maîtrisée des règles de l’art, ce qui est obtenu avec un travail souvent laborieux. Dans le film Amadeus, il y a cette extraordinaire rencontre entre Salieri et Mozart. Salieri est un besogneux qui peine beaucoup pour écrire une œuvre. Il possède un talent incontestable, mais ce n’est pas la légèreté, la facilité inouïe de Mozart, ce n’est pas le génie. Le génie enveloppe le talent, mais en même temps le survole des ailes de son inspiration. Le talent retient l’intérêt, suscite une reconnaissance même, mais ce n’est pas encore l’enthousiasme, l’éblouissement que l’on trouve dans la rencontre du génie. Si le talent est la maîtrise des règles existantes de l’art, le génie est lui le créateur des règles et des formes nouvelles dans l’art. Le génie se reconnaît en ce sens à ce qu’il fait école, il ouvre une voie nouvelle qui sera ensuite imitée. Le musicien de génie, le peintre de génie, ouvre une nouvelle page de l’art que des peintres et des musiciens de talent vont ensuite remplir. On essaiera alors d’imiter ce que l’artiste de génie avait crée, on reproduira sa manière. Il y a une manière propre à Jean Sébastien Bach, une manière de Beethoven, une manière de Vélasquez. Cette manière, les grands artistes l’ont créée librement à travers leur style. La manière ne se réduit pas à un ensemble de formules, que chacun pourrait apprendre, ce n’est pas comme une méthode scientifique. Essayer de reprendre des procédés ne donnera jamais de génie. Le génie n’est pas la simple reproduction de procédés, il est bien plutôt, dit Kant, le talent de produire ce pourquoi ne se peut donner aucune règle, précisément parce qu’il donne ses règles à l’art. Le génie est donc une disposition innée qui donne à l’art ses règles. Chaque grand artiste est un innovateur, un créateur de formes, qui seront ensuite suivies et reprises. Le génie n’obéit qu’aux lois qu’il se donne lui-même. Il est libre de toute contrainte et c’est pourquoi il donne une impression de facilité et non de travail. Il se produit alors comme une manifestation naturelle, comme une heureuse spontanéité. C’est bien un don naturel. Comme la Nature semble créer librement, le génie de l’artiste se développe dans le mouvement de la création, dans les sons de la sonate, dans l’épanouissement des formes sur la toile. Et pourtant l’art n’est pas la nature. Devant les oeuvres de l’art, nous avons bien conscience qu’il s’agit d’œuvres humaines et non de nature. Le génie doit correspondre à l’intentionnalité de la conscience de l’homme, tandis que la Nature semble créer sans intention analogue aux nôtres. Par conséquent, « si les productions sont intentionnelles, elles ne doivent pas le paraître, c’est-à-dire que les beaux-arts doivent avoir toute l’apparence de la nature, bien qu’on ait conscience qu’ils appartiennent à l’art ». C’est bien là le paradoxe du génie : il obtient ce naturel, tout en créant intentionnellement et même en obéissant aux règles de l’art.

D’où l’étrangeté de l’inspiration. Au fond ce qui sépare le talent du génie, c’est la pauvreté ou la richesse de l’inspiration. Le petit talent est laborieux et manque d’inspiration, mais le génie est une fontaine inépuisable d’inspiration, il abonde d’idées, de formes ou d’images. S’il n’avait pas pourtant une maîtrise des techniques, il ne pourrait pas s’exprimer, c’est pourquoi il doit nécessairement envelopper le talent. Qu’est-ce que l’inspiration ? D’où vient-elle ? Dans Ion Platon nous révèle quelques secrets. Nous voudrions aujourd’hui voir dans l’art un moyen de « s’exprimer », sous entendu, de faire montre de son petit moi personnel, de ses désirs personnels ou de ses intérêts propres. Mais Platon nous avertit que ce n’est pas cela la véritable inspiration. L’inspiration est un état de conscience particulier, dans lequel se trouve mis entre parenthèses la petite personne, au profit d’une puissance qui la dépasse. Le poète doit sentir ce souffle de l’Esprit le traverser, sans quoi il ne pourra rien créer de grande valeur. « Le poète est chose légère, ailée, sacrée, et il ne peut pas créer avec de sens l’inspiration, d’être hors de lui et de perdre l’usage de la raison ». S’il le faisait il n’obtiendrait tout au plus que le produit d’un peu de talent, mais c’est tout. « Ce n’est point par art, mais par un don céleste qu’il trouve tant de belles choses ». Platon met en rapport l’art du devin qui rend des oracles, comme la Pythie à Delphes qui entrait en transe pour proférer des oracles, et l’art du poète. Dans un cas comme dans l’autre ce n’est pas l’élément « humain » qui est essentiel, ce n’est pas ce que je mets de « moi » qui fera la valeur d’un poème, mais au contraire, c’est ce qui me dépasse, l’élément divin qui me traverse. C’est comme si l’artiste, tant que dure l’inspiration, était au fond seulement un canal, un instrument. Mêler à l’écoulement poétique des tendances personnelles, c’est faire retomber assez platement l’inspiration dans l’humain, souvent le plus infra-rationnel, or l’art le plus élevé a sa source dans le supra-rationnel et non dans l’infra-rationnel. Aussi l’inspiration va-t-elle souvent où elle veut, et n’est pas réellement maîtrisée.

Ion le poète déborde d’inspiration au sujet d’Homère, mais n’en trouve plus sur un autre sujet. Scarlatti révèle son génie dans la sonate, Beethoven dans la symphonie, Balzac dans le roman, Rimbaud brille dans la poésie. Dès que chacun d’eux sort de la voie naturelle d’expression de son inspiration, celle-ci se tarit. Ainsi des poètes : « dans les autres genres, chacun d’eux est médiocre, parce que ce n’est pas de l’art, mais une force divine qui leur inspire leurs vers ».

creation.jpgQue l’art le plus élevé dépende de l’inspiration ne veut pas dire qu’il ne requiert pour autant aucun travail. La création est une alchimie subtile. Il ne faut pas confondre le point de vue de la contemplation qui nous fait jouir sans effort de l’art et le point de vue de la création qui requiert une mise en forme qui peut nécessiter des efforts intenses, et même parfois un véritable labeur. L’inspiration confère une vision des formes, mais une vision n’est rien quand elle ne descend pas sur terre dans une œuvre sur un tableau, dans un buste de pierre, un poème, une œuvre musicale. L’artiste qui est en train de créer peut très bien peiner comme un artisan au travail, sauf qu’ici l’idée ne précède pas entièrement l’œuvre, comme s’il s’agissait seulement de copier l’idée, comme l’ouvrier qui suit un plan. Dans la création artistique, le travail est créateur dans un sens très élevé, car l’œuvre émerge au fur et à mesure qu’elle est créée, elle s’épanouit sous les mains de l’artiste. On peut dire que l’artiste découvre autant qu’il crée l’œuvre, il la voit apparaître, car il ne l’avait pas « conçue » comme l’ingénieur conçoit, au moyen de concepts liés à une utilité finale, un objet technique. Un objet technique est sans surprise, mais l’œuvre d’art est un émerveillement, même pour celui qui l’a créée. Au fond, l’artiste n’a tout au plus au début qu’une vision encore incomplète de ce que sera l’œuvre, elle prend forme sous la plume, sous les coups de pinceaux. Parce que la création se poursuit pendant l’acte même de créer. Cette liberté signifie qu’il y a bien une dimension de jeu dans la création artistique, le jeu de la création qui autorise le déploiement libre des facultés de création. Ce n’est pas le jeu passif d’un divertissement. L’art est au contraire un investissement, et l’activité créatrice une investissement total qui, sous cette condition, peut procurer une vraie joie. Le peintre ou le musicien ne « s’amuse pas » sauf à confondre ici le faire voir du spectacle de variétés avec de l’art.

L’activité artistique est un modèle de travail créateur qui s’oppose à un travail seulement technique. Elle est un vrai travail, parce qu’elle n’est pas un divertissement, elle est travail parce qu’elle produit une œuvre. Elle est travail parce qu’elle est une création supérieure de l’esprit. Elle est travail parce qu’elle est aussi une élévation de l’esprit et un travail sur soi. Il est bien rare que nous soyons capables de mettre de l’art dans notre travail et pourtant nous pourrions aussi voir la vie humaine sous un angle artistique et comprendre que nous sommes créateurs de notre propre existence.

Par contre, il est assez naïf de voir l’artiste comme une sorte d’excentrique qui a eu la chance de pouvoir se distraire tandis que les autres triment laborieusement ! Ne jugeons pas de l’art à l’aune des productions commerciales et du divertissement. C’est se méprendre à la fois sur le sens de la création artistique et sur le sens du travail. Nous voyons donc que l’idée même d’œuvre d’art ne va pas de soi. Il est nécessaire de préciser la frontière entre création artistique et divertissement.


Serge Carfantan

Source : © Philosophie et spiritualité




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