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La psychanalyse et l’Orient — par Régis Poulet

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La découverte du sanscrit et des religions indiennes eut au XIXe siècle des conséquences importantes au plan de la linguistique, avec la création de l’indo-européen renommé ensuite indo-aryen, au plan des mythes (le mythe aryen) et de la philosophie (Schopenhauer entre autres). Une science nouvelle, née des théories de la fin du XIXe siècle sur l’inconscient, la psychanalyse, reprit le flambeau. Dès 1869, Eduard von Hartmann avait émis dans sa Philosophie de l’inconscient l’idée d’un inconscient absolu, omniscient, préexistant à la conscience ordinaire et qu’il identifiait à quelque chose comme une ‘surconscience’. Il s’était pour cela servi de la représentation indienne de l’absolu métaphysique : le brahman. Une fois que la notion d’inconscient fut passée de la philosophie à la psychanalyse, l’utilisation de données orientales pour fonder empiriquement une vision psychanalytique de l’homme connut une grande faveur. Certes pas chez Freud qui ne fit référence à l’Inde que deux fois en vingt volumes, mais de façon déterminante chez Herbert Silberer et Carl Gustav Jung.
Si les premiers psychanalystes, à une époque où l’Inde bénéficiait d’une assez grande notoriété, n’en reçurent que la mythologie, le Viennois Silberer, un des principaux collaborateurs de Freud à ses débuts, s’intéressa de près à la pensée indienne. A en croire Christine Maillard, Silberer était familier des travaux indianistes de l’époque, de ceux de Paul Deussen sur les Upanisad et le Vedânta, de ceux de Richard Garbe sur le Sâmkhya ainsi que de la traduction par Leopold von Schröder de la Bhagavad-Gitâ. Son œuvre permet « de prendre la mesure de l’importance d’une référence à l’Orient dans le processus d’une réappropriation par l’Occident de sa propre tradition et pour l’interprétation des symboles sur lesquels celle-ci s’est construite ». Car, s’écartant du modèle freudien, Herbert Silberer voulut intégrer à la réflexion psychanalytique les données de l’ésotérisme alchimique occidental. Pour ce faire il passa par l’Orient indien où, comme le traditionaliste René Guénon, les connaissances de cet ordre lui paraissaient plus vivantes qu’en Occident.

Son usage herméneutique des doctrines indiennes, où la libération de l’âme hors de ses déterminations existentielles est le sujet principal, devait lui assurer la compréhension d’éléments obscurs de la tradition occidentale.

« C’est en tant qu’ils sont des ‘doctrines de libération’ (Erlösungslehren) qu’il s’intéresse, dit-il, aux systèmes indiens, l’idée d’une libération de la conscience individuelle des déterminations qui l’emprisonnent constituant à ses yeux le but à atteindre. Dans cette perspective, Sâmkhya et Vedânta, souvent considérés comme antithétiques, sont porteurs à ses yeux de messages identiques. Sa réception de l’Inde est une perception globalisante, schématisante, qui ne tient guère compte des spécificités et des différences des doctrines, pour ne retenir d’elles que l’idée de l’autosotérisme. »

Ses parallèles entre la dynamique psychique et la réalisation de l’opus alchimique viennent de ce qu’il a retenu des Upanisad et du Vedânta l’idée de l’Âtman-brahman, c’est-à-dire l’identité suprême d’un sujet transcendantal individuel avec l’absolu transpersonnel. Ainsi, pour lui comme pour les autres représentants de l’India Mater ou du mythe aryen, l’Orient et surtout l’Inde est cette source où puiser la possibilité de désocculter la tradition ésotérique occidentale. Par sa conception d’un inconscient où les symboles « anagogiques » ont une valeur opératoire à la manière de l’alchimie, Silberer est assurément plus proche des conceptions romantiques de l’inconscient (réservoir de représentations mythologiques) que de Freud. Finalement, sur un autre plan que l’approche ethno-raciale des aryanistes, Herbert Silberer utilise l’Inde pour ressaisir ce que l’Occident paraît selon lui avoir perdu : le moyen d’agir sur l’inconscient. Christine Maillard analyse la pratique de Silberer ainsi : « Le recours à l’altérité (orientale), dans laquelle on reconnaît une forme quintessenciée et idéale de ce qu’on est soi-même, permet l’autodéfinition et l’autosituation dans une continuité traditionnelle (occidentale), que la comparaison avec le modèle oriental permet de reconstituer et d’identifier. »

Le nid de l’inconscient

Tout comme Silberer, Carl Gustav Jung fit de sa rencontre avec l’Orient le moyen de questionner l’Européen sur son identité. Mais contrairement à lui, Jung reste dans l’orbe du mythe aryen. Les rapports de Freud avec son ‘dauphin’ d’un moment, sont encore sous le signe aryen. Freud cherchait à interpréter la tension entre les Juifs et leurs voisins à la lumière du monothéisme hébraïque, aux prises avec des fantasmes archaïques refoulés, mais qui auraient partiellement resurgi dans le christianisme. Reconnaissant une différence d’ordre constitutionnel ou héréditaire entre les Sémites et les Aryens (croyance néo-lamarkienne en l’hérédité des caractères mentaux acquis) Freud confia à Karl Abraham : « Le fait que je m’entende le plus facilement avec vous (ainsi qu’avec notre collègue Ferenczi de Budapest) m’exhorte justement à ne pas trop accorder à la préférence raciale et donc à ne pas négliger l’Aryen [C.G. Jung] qui m’est dans le fond plus étranger. »

Si Freud éprouvait des difficultés à se définir en tant que Juif, ne parvenant pas à mettre des mots sur « le sentiment intime d’une même construction psychique », Jung commençait à chercher un vocabulaire adapté qui rendît compte de « ces couches plus profondes de l’universellement humain dans lesquelles Freud n’a pas pénétré ». Il aboutit, comme on sait, au concept d’inconscient collectif, dépôt de toute l’expérience mondiale de tous les temps.

Alors que Freud n’osait étendre ses concepts en deçà de l’être humain, chez l’animal, pensant par exemple que le secret du ça était inaccessible, perdu dans les abîmes de l’héritage ancestral ou phylogénétique, Jung proposait d’aller à la découverte du contenu spirituel de l’arbre de l’évolution biologique. Pour ce dernier, tout ce qui s’était passé durant l’évolution des organismes vivants devait encore être en nos corps, en nos âmes, de sorte que des images ancestrales et symboliques, ou archétypes, gardaient la trace de ce fond commun. Ainsi l’archétype du dragon serait-il la trace de l’étape reptilienne de la phylogenèse, dont la moelle épinière et le cerveau reptilien sont les preuves physiques. Dans le cas de l’homme, considéré comme le dernier échelon de l’évolution, on retrouve, recoupant la notion biologique de race, une différence de types psychologiques selon les cultures. Et notamment entre la psychologie germanique et la psychologie juive :

« Comme le Chinois cultivé, le Juif, en sa qualité de membre d’une race dont la culture est vieille de plus de trois mille ans, est psychologiquement plus conscient de lui-même que nous ne le sommes. […] Les peuples germaniques, qui sont encore jeunes, sont parfaitement capables de produire de nouvelles formes de culture, et cet avenir à son siège dans l’obscurité de l’inconscient de chaque individu. […] L’inconscient aryen a un potentiel plus élevé que l’inconscient juif ; tel est l’avantage et le désavantage d’une jeunesse qui n’est pas encore complètement étrangère à la barbarie. »

Sa distinction entre des inconscients aryens et juifs, à l’époque où le nazisme arrivait au pouvoir, n’était pas, avec le recul de l’histoire, des plus judicieux, nonobstant la naïve ambition d’exorciser les démons qui montaient. Il faut essentiellement y voir la transposition de sa querelle avec Freud, lui qui ‘ne connaissait pas l’âme allemande’, et auquel Jung répond que les profondeurs de l’âme germanique « n’ont rien à voir avec les débris de désirs infantiles et de ressentiments familiaux non résolus ». Cependant, le caractère allemand de la psychanalyse jungienne est marqué. S’il décèle dans les rêves, les délires et certaines manifestations de l’art (comme Freud) des signes de l’inconscient, sa conception d’un inconscient collectif l’amène à étudier les mythes et les légendes appartenant au fond commun de l’humanité. Cette universalité, entendant faire cas des composantes culturelles de chaque civilisation, fait sa particularité et contribua à la reconnaissance de sa théorie. A cet égard, Jung doit énormément à l’Asie. Christine Maillard avance ainsi l’hypothèse suivante :

« Dans la mesure où l’ouverture massive à l’Orient coïncide pour Jung avec l’époque de sa rupture avec Freud, en 1913, il est permis de postuler que c’est la réception de l’univers culturel indien, seule partie des doctrines orientales déjà connue de Jung à cette époque, qui lui fournira des éléments essentiels pour sa propre approche originale des faits psychiques et lui permettra d’envisager d’autres voies possibles que celles que Freud avait ouvertes. »

La réflexion de Jung s’organise autour de trois axes. D’abord la reconnaissance, dans les textes de la tradition religieuse asiatique, d’une approche comparable à celle qu’il mène depuis 1913 sur l’inconscient collectif. Ensuite la différenciation des mentalités occidentales et orientales. Enfin l’inadéquation des méthodes de l’Asie à l’esprit des Occidentaux.

L’Orient, c’est pour lui d’abord l’Inde, à laquelle il emprunte des concepts au moment où il jette les bases de son œuvre propre. Les Psychologische Typen (1921) contiennent ainsi un long développement sur les principales notions du brahmanisme, comme Wandlungen und Symbole der Libido (1911) multiplient les références au Rig-Veda. Après son séjour dans ce pays en 1938, Jung consacra ses articles aux mœurs et à la mentalité indiennes dont l’altérité devient le « modèle pour une critique de l’Occident et de certaines de ses valeurs considérées comme ‘décadentes’. »

Mais l’Orient est aussi chinois, et c’est Richard Wilhelm, missionnaire protestant retour de Chine en 1928, qui lui en ouvrit les portes, donnant au travail du psychanalyste suisse une orientation nouvelle et lui permettant enfin d’étayer sa théorie. Lorsque Wilhelm lui adressa le texte du Mystère de la Fleur d’Or, ouvrage d’alchimie et de yoga taoïstes, les résultats de Jung, comme il le reconnaît, « fondés sur quinze années d’efforts, paraissaient suspendus en l’air faute de possibilités de comparaison qui demeuraient introuvables. […] Ainsi ce document me fournit une occasion bienvenue de pouvoir publier […] les résultats essentiels de mes recherches ». Depuis ce temps et jusqu’à sa mort, Jung porta un intérêt croissant aux civilisations asiatiques, chinoise et indienne surtout. Qu’entendait-il trouver en Asie qui puisse être utile aux Européens, au praticien qu’il était, et comment désirait-il s’en servir ?


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