Jacques Brosse, historien des mentalités religieuses et des mythologies, a enseigné le zen pendant plus de vingt ans. Il a reçu en 1987, pour l’ensemble de son oeuvre, le Grand Prix de Littérature de l’Académie Française
Jacques Brosse, naturaliste reconnu, vient de disparaître en ce début d’année 2008.
BOUDDHISME
– Jacques Brosse, pouvez-vous nous rappeler dans quel contexte s’est faite votre rencontre avec Taisen Deshimaru ?
A l’époque où j’ai rencontré Maître Deshimaru, on parlait beaucoup du zen en disant que c’était une affaire d’intellectuels : justement, les jardins zen, l’art du thé, … Ca me semblait un peu trop lié à la civilisation japonaise. Mais je n’avais pas encore compris que le zen c’était zazen, la pratique de la méditation assise. C’est ce qu’est venu mettre au point Maître Deshimaru, en disant : « Le zen c’est ça et après c’est tout ».
Ca peut paraître bizarre. Mais cette simple posture – celle du Bouddha au moment de l’éveil – est un tel état d’équilibre physiologique, qu’elle engendre un état d’équilibre psychique, qui lui-même permet de découvrir autre chose que les idées qu’on a toutes faites sur le monde.
Il y a une espèce de vide qui se fait en vous, et vous voyez enfin, vous n’avez plus les écrans successifs qui vous empêchent de voir la réalité.
– C’est donc le corps qui est premier dans cette voie ?
C’est le corps qui est premier, parce qu’il y a une réorganisation de l’organisme. Il n’y a pas que la posture, il y a également la respiration, semblable à ce que le taoïsme appelle « la respiration du nouveau né ». Le nouveau né respire automatiquement bien, il en a absolument besoin, nous ne savons plus respirer. Il faut tout réapprendre !
– Apprendre ou désapprendre ?
Désapprendre d’abord et réapprendre ensuite.
– On a parfois l’image du zen comme d’une voie assez austère, dans laquelle il faut passer de longues heures assis en méditation, face à un mur.
Est-ce que cette image d’austérité est justifiée ?
Typiquement au cours d’une retraite on fait zazen 7 à 8 heures dans la journée, ce qui est certainement beaucoup. Mais ça n’est pas du tout l’épreuve qu’on imagine d’abord. J’ai vu beaucoup de débutants terrifiés à leur arrivée qui finalement ont très bien supporté. Parce qu’il y a un calme, un silence général.
On arrive très vite, une fois qu’on a consenti en somme à cette discipline, à en comprendre l’effet sur soi-même. Ce sont les résultats qui incitent à continuer, mais on obtient très rapidement les premiers résultats.
Ou alors c’est sans doute que le zen n’est pas pour vous. Aux gens qui me demandent : « Est-ce qu’il faut que je fasse zazen ? », je réponds : « C’est à vous à le décider, c’est pas à moi. Si vous en sentez la nécessité, si vous pensez que c’est une voie qui va vous rendre service, vous apaiser et que vous soyiez mieux avec vous même, effectivement essayez. Autrement, essayez une autre voie ».
– Il faut trouver la voie qui correspond à sa propre histoire ?
Exactement. Et surtout ne pas voir dans le zen une espèce d’exotisme qui nous est imposé du dehors. Ca vient de nous-mêmes.
Dans une retraite zen, de même que dans un dojo, la discipline doit venir de soi-même. Elle n’est pas imposée du dehors. Il y a évidemment des gens qui sont là pour la faire respecter, parce que les débutants sont encore dans l’agitation de la vie quotidienne. Mais une fois qu’on a commencé, on comprend très vite, quelques jours suffisent.
Naturellement il reste d’immenses progrès à faire, on est simplement entré sur la voie : on peut aller jusqu’à sa propre mort. Vivre sa mort en zazen, c’est certainement l’idéal, mais c’est autre chose.
– La mort en méditation est surtout connue à travers le bouddhisme tibétain, notamment grâce au film « Little Bouddha ».
Y a-t-il une tradition semblable dans le bouddhisme zen ?
Oui, beaucoup de maîtres zen meurent en méditation. Parce que c’est la bonne attitude pour passer de l’autre côté. Mais pour nous, passer de l’autre côté, c’est « passer sur l’autre rive », rien d’autre. Cela n’a rien de tragique, c’est un passage. Un passage où il se passe beaucoup de choses, je ne veux pas dédramatiser la mort, mais quand on en comprend à peu près le sens, on l’accepte très facilement.
Il est certain que dans l’aide aux mourants par exemple, les techniques du bouddhisme servent beaucoup. Ce n’est pas pour rien que ce sont les tibétains qui ont initié ces pratiques là : ça apaise les gens, ils comprennent la nécessité même de leur mort.
En tant que naturaliste, j’ai vécu avec beaucoup d’animaux, nous avons élevé ma femme et moi des animaux sauvages de France et d’Europe en quantité. J’ai donc vu mourir beaucoup de bêtes. Par rapport à l’homme, c’est d’une dignité et d’une noblesse… Les bêtes savent mourir.
Pourquoi nous, ne savons nous pas mourir ? Parce que nous avons des idées, tout simplement. Nous imaginons le trou noir, comme disent les gens, l’anéantissement complet, un paradis ou un enfer… Tandis que là, on met toutes ces choses à plat, tranquillement.
– La méditation peut-elle aider ici, apporter une ouverture ?
Parce que quand on a beaucoup d’idées, on a du mal à imaginer qu’il y ait autre chose que les idées qu’on a !
Bien sûr. Mais on s’aperçoit que justement on peut quitter ses idées au bout de quelque temps. On peut s’apercevoir que ces idées, dans le fond, on ne les a pas eues : ces idées vous ont été imposées, vous vous les êtes faites sans preuve.
Si vous examinez les choses comme ça, vous vous apercevez que la plupart de vos pensées sont surfaites. Elles sont illusoires, artificielles. Alors il y a peut-être autre chose, qui est de l’ordre plutôt de l’intuition que du raisonnement, qui surgit de la posture même.
Il y a une transformation du fonctionnement de l’esprit par la posture elle-même, ce qu’on appelle « le penser non pensé » (ce qui ne veut rien dire pour un non-pratiquant). Et en effet, c’est une forme de pensée dans laquelle on ne pense plus. La pensée surgit d’elle-même, tout seule.
– Ce n’est pas un trou noir ?
Absolument pas. Le vide n’est pas un trou noir. Le vide est beaucoup plus plein que le plein ! C’est plein de potentiel.
Les astrophysiciens et les physiciens quantiques le savent très bien. Le vide c’est simplement l’espace qui permet à la chose de se développer ou de bouger. S’il n’y avait pas de vide, il n’y aurait pas de mouvement possible.
Il ne faut pas se faire des idées toutes faites sur le vide, pas plus qu’il ne faut se faire des idées toutes faites sur la mort. C’est une expérience à vivre aussi !
– La mort est aussi une idée dont on peut se débarrasser, en tout cas dans ce qu’elle a de surfait ?
Mais naturellement, bien sûr. Ne serait-ce que par la pratique de la méditation. On n’a même pas à se forcer. Ces choses, on les examine tout seul, ça vient tout seul.
C’est comme une espèce de récapitulation, qui se fait toute seule. On n’a rien à faire. Et tout à coup, le grotesque de certaines situations qu’on a vécues, de certaines réactions qu’on vit encore, de certaines idées qu’on se fait, vous apparaît.
Et finalement, dans une sesshin, là je reviens sur la question de la dureté d’une sesshin, les bons moments sont ceux où on éclate de rire. Et c’est très fréquent. Il y a parfois dans un dojo, dans le silence complet, quelqu’un qui se tord de rire. Ca gagne l’ensemble du dojo, tout le monde se met à rigoler !
– C’est un bon rire, un rire de recul ?
Exactement, on se dit : « Mais quel crétin j’ai été ! ». Bien sûr ça n’est pas agréable sur le moment, mais si on s’aperçoit qu’on est un crétin, on peut déjà réagir. On n’est plus possédé par tout ce système qu’on a fait, qui n’existe pas en soi.
– Mais ça n’est pas pour autant que le problème disparaît ?
Mais pas du tout ! Mais au moins on n’en rajoute pas, et on va vers les vrais problèmes. Et vers les vraies solutions, bien entendu !
– Donc rien d’inquiétant à ce qu’on réalise comme ça que nos pensées sont surfaites.
Au contraire, c’est plutôt un apaisement ?
Mais c’est un apaisement, bien entendu. Et puis cette espèce de clairvoyance, qui au début peut être difficile… On parle du regard intérieur : c’est vrai qu’à la fin on se regarde soi-même, on ne sait pas comment ça se passe, mais on se regarde. On voit effectivement qu’on est mû – comme l’affirme le bouddhisme lui-même – par le désir, la haine, l’ignorance… et qu’on est tout le temps piégé par ça.
Une fois qu’on l’a détecté en soi-même, on s’aperçoit aussi que c’est le propre de l’espèce humaine, de l’être humain, que ça n’est pas personnel. On n’en est pas culpabilisé, il n’y a pas de culpabilité.
– Qu’est-ce qu’on en fait, alors ?
Parce que le désir, la haine et l’ignorance ne disparaissent pas ?
Ca ne disparaît pas, mais on peut tourner l’obstacle. On peut se rendre compte qu’on est en train de faire le con. On peut se voir, apprendre à se connaître comme ça, et en rire ? C’est ça le plus important à dire. Ca n’a jamais cet aspect tragique, ou trop grave.
Dans le regard intériorisé, on arrive à faire quelque chose qui ressemble un peu à une auto-analyse. Alors évidemment, si c’est très grave, il vaut mieux recourir à des spécialistes. Mais il y a un tas de choses qu’on peut régler soi-même, sans psychothérapie.
– Cette expérience de la méditation facilite-t-elle la rencontre avec d’autres traditions ou disciplines ?
Oui certainement. Cependant pour moi, il est plus facile de dialoguer avec un moine qu’avec un prêtre, généralement. Et il est plus facile de dialoguer avec un moine contemplatif qu’avec un moine actif.
Je fais des retraites chez les Bénédictins, je m’entends extrêmement bien avec le père abbé, on s’appelle « cher frère » tous les deux. Il vient faire zazen avec nous parfois. Mais ils n’est pas devenu bouddhiste pour autant.
Et naturellement il y a des rencontres avec la psychologie.
– Et à l’intérieur de soi, est ce qu’on a parfois ce sentiment dans la méditation, de découvrir quelqu’un d’autre ?
Ou est ce qu’on en fait abstraction ?
On en fait abstraction, mais ça vient tout naturellement. En somme, quand on se considère, comme on vient de le définir, en voyant par quoi on est mû, on se considère déjà un peu comme un autre qui se voit. On se voit un peu comme un autre. Et c’est là qu’on se met à rigoler. Qu’on peut rigoler, aussi.
Quand on se traite de pauvre con, c’est quand même un autre ! (rires).
La recette, ou plutôt le principe, est assez difficile à appliquer. C’est qu’il faut considérer les autres comme s’ils étaient des « moi » eux-mêmes, comme s’il étaient moi, et soi-même comme si on était un autre. On renverse le système.
– Mais ça n’est pas juste une bonne idée, c’est quelque chose de très concret ?
Oui, et il y faut du temps. Les débuts peuvent être très prometteurs, très riches, mais après, c’est long. Parce qu’avant de modifier tout ça, de renverser tout ça, ça prend du temps. Il y a des îlots de résistance qui sont là, et qui sont très durs à défaire.
Emission Voix Bouddhistes du 29 Octobre 2000