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En quoi le bouddhisme est-il moderne?

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UNE PHILOSOPHIE POUR NOTRE TEMPS PAR MICHEL HULIN *

Bouddha_doux.jpg«Il conviendrait de replacer l’intérêt pour la philosophie bouddhiste au sein du contexte très critique dans lequel se trouve actuellement la philosophie en Occident. Depuis deux siècles, toutes les grandes catégories autour desquelles la philosophie occidentale s’était structurée ont été battues en brèche. Ce que Kant appelle les trois idées transcendantales a été laminé: le sujet comme moi substantiel; le monde comme organisation des phénomènes dans le temps et dans l’espace; Dieu comme pensée organisatrice de l’ensemble du réel. Ayant rongé ses propres racines, la pensée philosophique européenne se trouve aujourd’hui dans une certaine détresse. Elle a développé un complexe d’infériorité par rapport aux sciences positives auxquelles elle a abandonné l’effort d’interprétation du monde. D’un côté, elle a évolué vers un certain nihilisme; de l’autre, elle s’est repliée vers des questions plus modestes et techniques, comme l’analyse du langage.

Voilà, parmi bien d’autres aspects, l’une des raisons pour lesquelles la philosophie bouddhiste exerce un grand attrait actuellement en Occident. Le bouddhisme échappe en effet à ces critiques démystifiantes: pour lui, il n’y a pas de sujet substantiel (l’homme est en devenir permanent); il se place dans une échelle de temps et d’espace illimité; il est sans l’idée d’un Dieu créateur. De plus, il ne prétend pas fournir d’explication globale et totalisante du monde. D’une certaine manière, le bouddhisme permet de remettre l’interrogation philosophique en contact avec les questions du sens et du salut, questions délaissées par la pensée philosophique occidentale contemporaine.»

*Philosophe. Professeur de philosophie indienne et comparée à Paris IV-Sorbonne. Auteur notamment de Hegel et l’Orient (Vrin) et de La Mystique sauvage (PUF).

BOUDDHA PLUS AMBITIEUX QUE FREUD PAR JEAN-CLAUDE ZANDMAN*

«Le point commun de la psychanalyse et du bouddhisme est l’abord résolument psychologique et pragmatique de l’être humain en tant qu’être souffrant. Bouddha est certainement un médecin de l’être, comme Freud. Leur projet n’est toutefois pas identique: Freud vise à atténuer les souffrances de l’homme, à le libérer de ses névroses, non de son angoisse existentielle. Bouddha est plus ambitieux: il enseigne comment se libérer de toute souffrance, par le détachement. La psychanalyse explore ce que l’individu a mis en place pour échapper à l’angoisse existentielle, par évitement et déplacement, ce qui paradoxalement engendre de la souffrance. Le bouddhisme, lui, ne s’occupe pas des arcanes de ces labyrinthes névrotiques: il préconise d’emblée la méditation comme moyen de se détacher de la souffrance.

Il y a là une explication de l’engouement suscité par le bouddhisme chez les Occidentaux, qui croient faire ainsi l’économie d’une exploration coûteuse et douloureuse. Mais ceux qui pratiquent ainsi – en fuite d’eux-mêmes et de leur histoire – à la recherche d’une ?extase? sont les mêmes que les amateurs de sectes. Ils sont nombreux, bien entendu, car l’attrait de la méditation comme image infantile de paix et de sagesse est grand. Or, comme l’enseignent les maîtres authentiques, la méditation bouddhiste est ouverture vers l’intérieur. Ouvrir vers l’intérieur implique de libérer en soi toutes les fortes émotions imprimées et comprimées depuis le début de notre vie. Cette démarche est courageuse et demande de prendre conscience du prix à payer. Elle est souvent difficile pour des Occidentaux qui n’ont pas fait d’abord un travail thérapeutique sur leur fond névrotique. En tout cas, son évitement réduira l’enseignement bouddhiste à une fascination mentale, et rien de plus.»

*Médecin psychiatre, psychothérapeute, Jean-Claude Zandman a pratiqué pendant dix ans la méditation bouddhiste.

SCIENCE ET BOUDDHISME: UN COUPLE QUI MARCHE

Entretien avec Francisco Varela*

– Einstein disait que le bouddhisme était la seule religion compatible avec la science moderne. Partagez-vous ce point de vue?

– Certainement. Depuis dix ans, avec d’autres scientifiques du monde entier, je rencontre régulièrement le dalaï-lama: nous n’avons jamais eu le moindre problème méthodologique, car le bouddhisme est, lui aussi, une approche pragmatique empirique et expérimentale de la vie. De plus, il y a une plate-forme conceptuelle commune entre la science et le bouddhisme autour des notions d’interdépendance et d’impermanence. Tout phénomène est considéré comme un noeud dans un réseau de causalité et ne peut donc avoir de substance propre. Cette vision s’oppose à celle des grandes religions «révélées», qui affirment l’existence de substances immuables (Dieu, l’âme) échappant à la loi de causalité.

– Dans quel domaine la comparaison entre science et bouddhisme est-elle la plus significative?

– Le bouddhisme s’intéresse avant tout à l’existence humaine. C’est donc dans les sciences d’observation du corps et de l’esprit humain qu’il faut chercher. C’est particulièrement le cas des neurosciences et des sciences cognitives, c’est-à-dire l’étude scientifique contemporaine du phénomène mental (perception, mémoire, rêve, émotions, etc.), actuellement en pleine expansion. Les Occidentaux sont allés très loin dans l’étude de la causalité des phénomènes naturels, mais les maîtres spirituels du bouddhisme sont bien plus forts qu’eux dans la connaissance des phénomènes de l’esprit. Le bouddhisme tout entier repose sur cette méthodologie d’exploration minutieuse de la vie intérieure et du mental. Les méditants bouddhistes avancés sont des experts de la connaissance de l’esprit humain. Dans ce domaine précis, le bouddhisme intéresse tout spécialement la science contemporaine.

– Quelles peuvent en être les applications pour les Occidentaux?

– De deux ordres. Tout d’abord l’entraînement dans ces techniques favorise la recherche (en réduisant par exemple considérablement le taux de variabilité des états mentaux observés) et permet de dégager des lois du fonctionnement de l’esprit. Mais il peut y avoir de nombreuses applications pratiques. L’un des principaux problème des éducateurs, c’est d’apprendre aux enfants à apprendre, c’est-à-dire à être attentifs. Or les bouddhistes ont mis au point des méthodes concrètes permettant de cultiver une présence attentive. Ces techniques sont également fort utiles pour aider des sujets atteints de certaines maladies, telles la douleur chronique. La compréhension et la maîtrise des phénomènes mentaux et émotionnels est l’une des plus grandes carences de l’Occident, qui s’est beaucoup plus attaché à comprendre et à maîtriser les phénomènes extérieurs à l’homme. Le bouddhisme, à l’inverse, est une véritable science de l’intériorité de l’homme.

* Neurobiologiste (Ph. D. Harvard). Francisco Varela est directeur de recherche au CNRS. Il anime également une équipe de chercheurs au laboratoire de psychophysiologie cognitive à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont deux traitent des rapports des sciences cognitives et du bouddhisme: L’Inscription corporelle de l’esprit (Seuil) et Passerelles, entretiens avec le dalaï-lama sur les sciences de l’esprit (Albin Michel).

Article paru dans L’Express en 1996 mais toujours tout à fait d’actualité.


Source: L’Express




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