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Psychologie du crime de l’exploitation animale

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Perpétuer le crime pour justifier le crime

Reconnaître la nécessité de mettre fin à une tradition criminelle c’est reconnaître son caractère criminel. La façon la plus répandue de dissimuler les crimes traditionnels est donc de ne pas reconnaître qu’il s’agit de crimes en continuant à les pratiquer afin qu’ils gardent leur aspect banal et anodin. C’est ainsi que pour éviter la culpabilité qui accompagne la prise de conscience des crimes, beaucoup de crimes sont répétés.

Les militants de la libération animale qui tentent d’amener à la conscience du public l’horreur des traitements infligés aux animaux sont souvent confrontés à ce problème sans le savoir. Beaucoup d’entre eux pensent qu’une simple information du public sur les atrocités subies par les animaux pour le confort humain devrait suffire à conduire ces atrocités à leur terme. C’est mal comprendre que l’émergence d’un sentiment de culpabilité dans le public ne peut qu’appeler des mécanismes psychologiques de défense contre cette culpabilité, au premier rang desquels celui de poursuivre ces atrocités afin de leur conserver l’apparence de la normalité.

Le sentiment de culpabilité des consommateurs de viande, méconnu parce que refoulé, est en réalité beaucoup plus répandu qu’il n’y paraît puisque, d’après Pascal Lardellier, 89 % d’entre eux avouent qu’ils préfèreraient renoncer à la viande plutôt que de tuer eux-mêmes les animaux qu’ils mangent. D’où proviendrait cette répugnance à tuer soi-même sinon d’une réprobation intérieure de ces meurtres qu’il est plus facile de faire commettre par d’autres afin de ne pas se salir les mains ? Une réprobation intérieure qui engendre nécessairement une culpabilité refoulée vis-à- vis des meurtres dont nous nous savons néanmoins responsables. Pascal Lardellier enchaîne sur le thème des abattoirs expulsés des centres urbains en direction de la périphérie afin de les éloigner des regards :

Bien sûr, Claude Fischler nous rappelle que la “ filière viande ” comporte une difficulté : “ Il y a certains aspects que, littéralement, on ne peut pas montrer et que l’on ne veut pas voir [1]. ” L’équivalent anglais d’“ abattoir ”, slaughterhouse (maison du massacre), nous rappelle combien s’y perpétuent des carnages. L’opération de mise à mort a donc été industrialisée, parcellisée, mécanisée. Mais une mauvaise conscience hante encore nos steaks [2].

Pascal Lardellier poursuit sa réflexion en remarquant combien l’apparence de la viande est gommée dans les fast-foods. Avant d’être mangé, le corps de l’animal est dénaturé, déstructuré, recompacté, coloré et travesti tandis que le ketchup donne à son sang une apparence sucrée et ludique. Ni dans la texture ni dans la couleur, rien ne rappelle plus le cadavre de l’animal.

Les mécanismes de refoulement de la culpabilité des consommateurs de viande font qu’une simple information du public sur les atrocités subies par le monde animal ne peut pas suffire à mettre fin au massacre : l’atrocité du crime sera niée pour éviter la culpabilité. La seule façon de voir ces crimes diminuer vraiment est d’offrir une issue psychologique au sentiment de culpabilité qui les accompagne. Cette issue ne pourrait venir que de l’empathie – le fait d’éprouver ce que l’autre éprouve – des militants envers le public. Si les militants montrent qu’ils ont déjà éprouvé cette même culpabilité, ils quitteront leur position de juges accusateurs. Ils descendront de leur piédestal symbolique et se présenteront au public au même niveau que lui, en anciens malfaiteurs. Alors ils pourront espérer être entendus.

Malheureusement la littérature antispéciste [3], fondée sur la philosophie utilitariste, au contraire de faire un effort d’accompagnement psychologique, axe son discours sur la culpabilisation. Elle postule un devoir moral et affirme implicitement que nous sommes mauvais si nous ne l’accomplissons pas.

À la question pourtant cruciale de savoir comment des êtres humains par ailleurs sensibles et généreux peuvent faire preuve d’une telle cruauté et d’une telle indifférence envers le monde animal, la philosophie antispéciste orthodoxe ne propose pas de réponse. Sinon que l’humanité est implicitement mauvaise et irrationnelle et le restera aussi longtemps qu’elle ne se soumettra pas au devoir moral utilitariste. Ce discours culpabilisant ne peut être que rejeté par un public ayant déjà tendance à se sentir inconsciemment coupable et luttant pour refouler cette culpabilité.

Le présent livret propose donc, plutôt qu’une mise en accusation, une analyse psychologique du phénomène d’exploitation animale, destinée à une meilleure compréhension mutuelle entre les militants et le public. L’empathie des militants envers leur auditoire, qui seule permettra d’établir un dialogue fructueux, serait en effet impossible sans une authentique compréhension du public. Et la première condition de l’empathie est une compréhension des motivations de son interlocuteur. C’est dans ce but que sont proposées ici les analyses des principaux mécanismes psychologiques accompagnant l’exploitation animale. Ces mécanismes montrent que les comportements de cruauté envers le monde animal ne relèvent ni de la cruauté gratuite, ni de l’indifférence totale, mais plutôt de réactions de défense contre une prise de conscience de la culpabilité.

Le sentiment d’avoir commis l’irréparable

Avoir commis un crime, c’est avoir commis l’irréparable. Dans bien des cas les individus comme les populations sont prêts à commettre un second crime pour éviter de prendre conscience que le premier en était un.
Ce phénomène ne se limite pas aux consommateurs de viande, il est classique. Afin de mieux le comprendre, arrêtons-nous sur un exemple caractéristique de ce comportement ; il ne concerne pas les relations entre humains et animaux mais lui est transposable.

Cet exemple concerne les États-Unis d’Amérique. Le passé criminel de ce pays pèse en effet lourdement sur sa conscience et la banalisation des erreurs judiciaires qui y sont commises aux dépens des Noirs et des autres minorités ethniques en est une conséquence.

Gilles Perrault, dans son enquête sur l’erreur judiciaire française qui conduisit Christian Ranucci à la guillotine en 1976, explique les formidables réticences de l’institution judiciaire à mener une enquête de réhabilitation sur un innocent qu’elle a envoyé à la mort, car ce serait reconnaître qu’elle a commis l’irréparable [4]. C’est ainsi que les institutions judiciaires évitent la plupart du temps de s’interroger sur leurs propres dysfonctionnements et assurent de la sorte l’avenir des crimes qu’elles commettent.

Jusqu’au jour où certaines choisissent enfin l’abolition, ce qui fut d’ailleurs le cas en France quelques années après l’exécution de Christian Ranucci.
Mais ce n’est malheureusement pas le cas aux États- Unis où les exécutions d’innocents – noirs pour la plupart – semblent institutionnelles. Le 27 décembre 1998, Sylvain Cypel écrivait à ce sujet dans Le Monde :

L’hebdomadaire The Economist faisait récemment référence à un colloque, tenu en novembre à la North Western University Law School (faculté de droit de l’université du Nord-Ouest) de Chicago, où il est apparu que, sur les 490 exécutions effectuées à travers le pays depuis 1976, 75 avaient concerné des hommes et des femmes dont l’innocence avait pu être démontrée après leur mort. Soit une personne sur sept !

Ce colloque a mis en exergue le fait que les pauvres et les ressortissants des minorités – tout particulièrement les Noirs – sont plus susceptibles d’être condamnés à mort que les autres, le plus souvent parce qu’ils ne bénéficient, faute de moyens, que d’un avocat commis d’office.

En janvier 2003, George Ryan, gouverneur de l’Illinois, après trois ans d’enquête approfondie sur les erreurs judiciaires commises dans son État, prend courageusement la décision de commuer en peine de prison à perpétuité la peine de mort des 167 détenus qui attendent leur exécution. Le St-Louis Post-Dispatch, un quotidien du Middle West, résume ainsi les arguments de George Ryan :

Presque la moitié des 300 condamnations à mort prononcées dans l’Illinois ont été annulées en appel, un taux d’erreur ahurissant. Parmi ces condamnés, 33 avaient été défendus par des avocats radiés du barreau ou suspendus par la suite, et 35 étaient des Africains-Américains condamnés par des jurys composés exclusivement de Blancs. De plus, 46 prisonniers avaient été condamnés à mort sur la base des témoignages notoirement peu fiables d’autres prisonniers servant d’informateurs [5].

Dix mois plus tard, la décision de George Ryan débouche le 19 novembre 2003 sur le vote à l’unanimité d’une nouvelle loi par les parlementaires de l’Illinois, restreignant le recours à la peine de mort et tentant de limiter les erreurs judiciaires en ce domaine [6].

Une douzaine d’États américains ont renoncé à appliquer la peine de mort, mais la plupart continuent à condamner massivement à mort des Noirs et des membres d’autres minorités ethniques sur la base de grossières erreurs judiciaires.

Comment s’en étonner si l’on veut bien se remémorer le passé des États-Unis ? Ce pays fonda en effet son Empire sur le génocide des Amérindiens et l’esclavage des Noirs. L’ampleur du génocide améridien est inconnue mais elle semble se situer aux alentours de 3 à 4 millions de morts pour le seul territoire des États- Unis [7]. Les Anglo-Saxons américains, descendants des puritains britanniques, ont largement repris à leur compte la tradition génocidaire des conquistadores espagnols, tradition qu’ils commémoraient encore récemment avec les fameux westerns hollywoodiens dans lesquels “ un bon Indien est un Indien mort ”. Ces célébrations cinématographiques à la gloire du génocide font partie intégrante du folklore américain… pour ne pas dire qu’elles en constituent l’essentiel.

Outre le génocide amérindien, la déportation des Noirs vers les Amériques causa la mort d’environ 2 250 000 esclaves pendant la seule traversée de l’Atlantique, soit 15 % des 15 millions de déportés [8]. Après leur déportation les esclaves continuèrent à mourir en masse dans les plantations en raison des mauvais traitements et de la cruauté délibérée des planteurs. L’abolition de l’esclavage ne mit cependant toujours pas fin aux crimes racistes puisque 4 742 Noirs furent encore lynchés aux États-Unis entre 1882 et 1968 [9] et que le président Roosevelt refusait toujours à la fin des années 1930 d’apporter son soutien à un décret contre le lynchage pour ne pas s’aliéner les politiciens blancs du Sud [10].

Autant de morts sur la conscience ne peuvent laisser aucun peuple indifférent et en l’absence de tout mea culpa la banalisation des crimes racistes constitue malheureusement la réponse psychologique la plus probable à un tel héritage. Si les États-Unis s’interrogeaient soudain sur l’innocence des Noirs qu’ils envoient par centaines dans les couloirs de la mort, comment cela ne ferait-il pas ressurgir de leur mémoire la culpabilité collective des lynchages massifs des années 1920 ou celle des crimes plus anciens ? C’est donc en partie inconsciemment pour éviter le fardeau de cette culpabilité que ce pays banalise le crime dont il se sent coupable et en perpétue la tradition.
Le parallèle avec le sentiment de culpabilité des consommateurs de viande est si évident qu’il ne semble pas nécessiter de commentaires.

Maltraiter ses enfants pour justifier ses parents

Autre exemple, celui de la maltraitance infantile. Les historiens répugnent à en parler, mais elle s’étend malheureusement à la presque totalité de l’histoire humaine [11]. Cette maltraitance nous offre un autre exemple classique de crime répété pour justifier le précédent, celui du père ou de la mère qui maltraite ses enfants pour justifier ses parents.
Ainsi, un moyen d’éviter le sentiment de culpabilité qui pourrait naître chez les parents qui excisent leur première fille est d’exciser la seconde. Car épargner cette horreur à la seconde serait reconnaître l’horreur du crime commis à l’encontre de la première. Mais ce serait surtout reconnaître l’horreur des crimes commis à l’encontre de toutes ses ascendantes par les “ glorieux ” ancêtres dont la tradition impose la vénération. Perpétuer la tradition criminelle est donc bien le moyen d’éviter l’accusation des ancêtres.

Plus l’éducation que subit un enfant est autoritaire, moins elle lui laisse par définition le droit de la remettre en cause. En somme, plus un enfant est maltraité plus il éprouvera plus tard le besoin de justifier ces mauvais traitements en les reproduisant.

C’est ainsi que la psychologue Alice Miller montre comment les horreurs commises par les nazis sont une reproduction névrotique des mauvais traitements subis par les enfants de la génération d’Adolf Hitler [12]. L’enfance d’Hitler se déroula en effet à une époque où la dureté de l’éducation allemande et autrichienne atteignaient un paroxysme [13]. L’enfance d’Hitler lui-même fut particulièrement marquée par la violence, l’abus d’autorité et l’inceste entre ses parents puisque sa mère était la fille adoptive de son père [14]. Les enfants de cette génération devenus adultes ne purent remettre en cause l’éducation particulièrement brutale qu’ils avaient subie. Ils ne purent pas non plus s’empêcher de reporter névrotiquement cette violence sur d’autres. Ne parvenant pas à accuser leurs parents d’avoir exercé de la violence sur eux, ils éprouvaient donc le besoin de rendre la violence légitime, ce que fit l’Allemagne hitlérienne en instituant un régime totalitaire et génocidaire. Là encore nous retrouvons le mécanisme consistant à rendre un crime légitime pour légitimer les précédents.

Le processus mental conduisant à perpétuer les traditions criminelles à l’encontre des animaux est évidemment identique aux deux précédents. Renoncer à la viande et aux autres produits animaux parce que l’on a pris conscience de la souffrance que cette exploitation induisait dans le monde animal, c’est s’accuser de toute la souffrance que l’on a infligée aux animaux jusqu’au moment de cette décision. C’est également accuser ses parents, l’éducation qu’ils nous ont donnée et éventuellement celle que nous avons nous-même donnée à nos enfants. Pour n’accuser personne et dissimuler qu’il s’agit d’un crime, la solution choisie est donc souvent de ne rien changer aux comportements d’exploitation animale.

Il n’y a pas d’exploitation animale sans sadisme



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J’ai évoqué jusqu’ici le mécanisme psychologique consistant à perpétrer un crime pour légitimer ceux du passé. Mais il existe un second mécanisme, présentant quelque similitude avec le premier, qui consiste à torturer les victimes du crime que l’on commet comme si elles étaient coupables de quelque chose. C’est une façon de se donner l’illusion de justifier ce crime. Un bourreau se considère en effet forcément comme un être abject s’il tue des innocents. S’il ne renonce pas au crime, la seule issue psychologique qui s’offre à lui est donc de considérer que l’être abject n’est pas lui mais sa victime. Son jeu consistera alors à dégrader l’image de cette victime, notamment en la torturant. Le phénomène est plus que classique chez tous les tortionnaires.

En janvier et février 1995, plusieurs associations se sont mobilisées en Angleterre puis en France pour sensibiliser l’opinion au sort des animaux de boucherie durant leur transport et leur abattage. Cette campagne est parvenue à éveiller une laborieuse prise de conscience des souffrances que l’humanité impose aux êtres qu’elle asservit pour son confort. Ce sont de telles campagnes qui, depuis la fin du XIXe siècle, stimulent la lente évolution d’une législation qui tente par exemple d’imposer peu à peu des techniques relativement indolores de mise à mort.

À cette occasion, la diffusion de reportages télévisés révéla à un public surpris et choqué la cruauté avec laquelle étaient traités les animaux de boucherie à tous les stades de leur vie. L’idée que ce public en a globalement retirée demeure cependant qu’aussitôt réglés les derniers détails législatifs relatifs aux conditions d’exploitation, le problème disparaîtra.
Pourtant, quiconque veut bien prendre la peine d’appliquer les acquis de la psychologie sociale aux relations entre humains et animaux sera en mesure de prédire qu’aucune législation ne suffira à mettre un terme aux mauvais traitements, à moins bien sûr qu’elle n’interdise purement et simplement toute exploitation animale.

Un certain sadisme, inhérent aux pratiques d’exploitation de tout animal dont le sort sera tôt ou tard la boucherie, n’a en effet pas d’autre cause que la connaissance de ce destin par l’éleveur, le transporteur et le boucher. Encore vivant, l’animal est déjà considéré comme de la viande par destination. Les vivisecteurs par exemple ont coutume de dire que dès l’instant où cela ne choque personne d’utiliser un animal pour en faire de la viande, rien ne s’oppose à ce qu’on l’utilise également pour n’importe quel autre usage, même s’il est plus cruel. Franchir le cap de l’abattage semble donc ouvrir la porte au sadisme.

L’expérience de Zimbardo

L’une des expériences de psychologie sociale les plus remarquables portant sur le sadisme institutionnel fut probablement celle de Zimbardo. Les conclusions de cette expérience sont parfaitement transposables aux relations entre les humains et les animaux qu’ils exploitent.

En 1971 à Palo Alto, en Californie, dans l’enceinte du département de psychologie de l’université de Stanford, fut menée sous la direction de Philip Zimbardo une expérience destinée à étudier les relations entre gardiens et prisonniers dans les institutions carcérales. Dix faux prisonniers et onze faux gardiens furent sélectionnés, parmi soixante-quinze candidats masculins ayant répondu à une annonce, parmi les plus solides physiquement et moralement, les plus mûrs et les plus sociables. Participèrent également à l’expérience un surveillant, un directeur, un comité de libération sur parole et un comité de médiation. Initialement prévue pour durer quatorze jours, l’expérience du être interrompue au bout de six jours seulement tant le comportement des gardiens devint sadique. Même les plus doux et les plus pacifiques, qui se croyaient parfois auparavant incapables de maltraiter un être humain, se muèrent rapidement en bourreaux méconnaissables. On peut trouver une description relativement détaillée de cette expérience dans L’esprit nu [15]. L’ouvrage expose également certains enseignements tirés de cette expérience (y compris par ceux qui y participèrent sur leur connaissance d’eux-mêmes), ainsi que quelques controverses qu’elle suscita. Sans entrer dans le détail, retenons surtout que malgré quelques écarts dans l’interprétation des comportements observés, l’expérience confirma que ces comportements étaient induits par le système pénitentiaire lui-même et nullement par un sadisme intrinsèque des participants. D’ailleurs, ce comportement s’observe à très peu de variantes près dans toute institution répressive, quelles que soient les personnes qui incarnent le système. Que ce point ne fasse plus maintenant de doutes est certainement l’argument le plus important dans le débat sur le sadisme au sein de l’exploitation animale.

Psychologie du crime

Ces résultats expérimentaux, pour intéressants qu’ils soient, ne vont pas jusqu’à fournir l’explication psychologique du phénomène. Cette explication n’a cependant rien de bien mystérieux.

L’expérience a mis en évidence le plaisir de dominer, même chez ceux de la part de qui on s’y attendait le moins. Mais il existe une seconde raison, au fond évidente, au développement du sadisme dans toute forme de domination institutionnelle.

Imaginez que pendant la Seconde Guerre Mondiale, vous ayez, en tant qu’officier allemand, été affecté contre votre volonté dans un camp d’extermination. Puisque vous n’avez pas le courage d’affronter le peloton d’exécution en désertant, voilà que votre fonction sociale devient celle de tuer des Juifs, des Roms, des communistes, des homosexuels, des asociaux et des dissidents [16]. Il vous est évidemment impossible d’assumer cette fonction dans l’indifférence. Comment vous justifier à vos propres yeux ? “Suis-je un être aussi abject ? ”, vous demandez-vous. Pour éviter cette idée, il n’existe qu’une issue psychologique : les êtres abjects sont vos victimes, ce qui justifie leur exécution. Plus vous les considèrerez comme haïssables, plus vous les dévaloriserez par des tortures et plus vous vous justifierez à vos propres yeux.

Un ami dentiste m’a raconté avoir été amené au cours de ses études à opérer des mâchoires de cadavres. La réaction de beaucoup d’étudiants était alors de manifester une cruauté apparemment gratuite à l’encontre du corps de ces malheureux qui venaient de trépasser, en leur crevant les yeux par exemple. Cela ne relève-t-il pas du même phénomène ? Si l’on vous demandait de découper le corps de quelqu’un qui vient de mourir et envers qui vous n’éprouvez aucune animosité, pourriez-vous le faire sans la moindre gêne ? Ne serait-ce pas plus facile si ce corps était celui d’un être abject ? Puisque vous êtes en position de dominant, c’est le jeu que vous jouerez inconsciemment.

Vous êtes maintenant payé pour tuer deux cents cochons par jour. Au lieu de les faire descendre du camion sans leur faire mal, vous les ferez tomber de deux mètres de haut pour qu’ils se brisent les côtes, et comme cela ne suffira pas vous leur décocherez encore un coup de pied dans le ventre. Vous n’avez guère le choix : sinon c’est vous-même que vous considérerez comme abject.

On reproche souvent aux vivisecteurs leur cruauté “ gratuite ”. Non contents d’effectuer sur les animaux des tests et des opérations sans anesthésie, ils les manipulent parfois sadiquement, les laissant par exemple cruellement souffrir sur une table d’opération pendant leur repas [17]. Ne trouvant pas d’explication à cette cruauté, certains sous-entendent volontiers que tout individu normalement constitué éviterait ces tortures inutiles et que le comportement de ceux-là prouve qu’ils sont des monstres. C’est ne pas comprendre qu’il s’agit pour eux de la seule issue psychologique à la cruauté qu’implique leur rôle social et que chacun de nous serait très fortement tenté d’adopter le même comportement dans une situation semblable.

Comment ne pas en conclure qu’à l’échelle de notre société il est utopique de vouloir mettre fin à ce type de sadisme sans renoncer à l’exploitation animale elle-même ?

Reconnaître la souffrance animale, c’est accepter sa propre animalité

Il existe une difficulté psychologique supplémentaire à l’abolition des crimes commis à l’encontre des animaux, c’est celle de la prise de conscience des souffrances éprouvées par des êtres qui ne nous ressemblent pas. L’empathie, qui consiste à éprouver ce que l’autre éprouve, nécessite une capacité d’identification à la personne souffrante.

C’est pourquoi la souffrance animale est si peu reconnue. Il est donc utile, afin d’établir un pont entre souffrance humaine et souffrance animale, d’explorer notre propre animalité. Et qui mieux que les enfants sauvages, ces enfants élevés par des animaux et vivant comme des animaux, peut nous mettre sur la voie d’une telle exploration ? Leur histoire révèle que les souffrances qu’ils endurèrent furent niées comme l’est aujourd’hui la souffrance animale, jusqu’à ce que leur apparence devienne plus humaine et permette aux personnes qui les recueillirent de s’identifier partiellement à eux.

Ces enfants ressemblaient à des animaux et leurs souffrances ressemblaient à des souffrances animales, mais ils étaient pourtant génétiquement humains et leurs souffrances étaient donc également humaines. L’esprit humain ne parvient à se représenter la souffrance d’autrui que par rapport à la sienne. Il ne reconnaît d’abord chez les êtres qui lui ressemblent que les souffrances qu’il a déjà vécues lui-même. Puis, au fur et à mesure qu’il se découvre des ressemblances avec des êtres différents, il perçoit également leurs souffrances. Mais si l’humanité commence timidement à se reconnaître une authentique filiation avec le monde animal, elle ne reconnaît encore que très partiellement les souffrances qu’elle lui inflige.

L’animal sacrifié à la grandeur humaine

Les animaux pensants que nous sommes se sentent transportés par le caractère sacré qu’ils attribuent à leur propre humanité. C’est qu’ils ont constaté que lorsqu’elle n’est pas instinctive comme celle de la chatte protégeant ses chatons, l’abnégation consciente et délibérée ne se rencontre que chez leurs propres congénères. Forts de cette gratifiante certitude, nous avons pris l’habitude de qualifier l’altruisme de qualité “ humaine ”. C’est ainsi que l’on parle d’aide “ humanitaire ”, ou de “ l’humanité ” dont font preuve les héros du dévouement. C’est oublier bien vite que faire preuve “ d’humanité ”, c’est aussi gazer des soldats dans leurs tranchées, brûler des incroyants sur la place publique et vendre des mines anti-personnel sous prétexte de “ création d’emplois ”. Le sadisme, lorsqu’il n’est pas instinctif comme celui du chat jouant avec la souris, est lui aussi spécifiquement humain : il n’a de ce point de vue rien à envier à l’abnégation altruiste.

Mais cela n’empêche nullement l’humain de considérer “ l’humanité ” comme la qualité estimable entre toutes. Ne doutant pas un instant que le statut privilégié qu’il s’octroie sur ce principe lui vaut d’infinies faveurs, l’être humain n’envisagerait certainement pas de comparer sa valeur à celle des autres animaux. Sacrifier un seul humain pour dix mille vaches, cent mille chimpanzés, ou même tous les animaux de la Terre, serait encore insupportable : l’humanité se refuse à figurer sur la même échelle de valeurs que le monde animal, qu’elle sacrifierait sans hésiter tout entier pour sauver un seul des siens. L’humanité, pour éviter sa propre contamination au cours de l’épidémie d’encéphalite spongiforme, préféra abattre des millions d’animaux plutôt que de renoncer à sa consommation de viande et n’évalua les pertes qu’en termes économiques. D’une façon plus ou moins avouée, creuser le fossé entre humain et animal c’est renforcer la grandeur humaine. Multiplier les cadences des abattoirs et les plus cruelles expérimentations animales scientifiques, pharmaceutiques ou cosmétiques, c’est célébrer la transcendance humaine par le sacrifice animal.

C’est peut-être ce que ressentent ceux qui refusent de penser autrement que pour en rire aux animaux morts pour les nourrir, aux poules pondeuses souffrant l’horreur dans les batteries d’élevage, aux vaches laitières efflanquées et aux mamelles crevassées sous l’effet de l’hormone somatotrophine bovine, aux lapins agonisant de cancers contractés en testant gels douche, déodorants, shampoings, liquides vaisselle, cosmétiques ou cigarettes. Ils ont pourtant tous déjà rencontré des végétariens mais ne les ont pas vus. Ils ont entendu parler de tests alternatifs pour les cosmétiques ou les produits d’entretien, mais les ont aussitôt oubliés [18].

L’indifférence des dominants

Cette solide indifférence ressemble fort à celle dont le corps médical peine à se défaire à l’égard des nourrissons. Parce que les nourrissons sont, comme les animaux, privés de la possibilité d’exprimer leur souffrance dans un langage qui nous frappe, elle est trop souvent simplement ignorée. Il aura fallu les progrès de certaines psychothérapies qui sondent les souvenirs les plus profonds et font rejaillir en pleine conscience adulte l’intensité des blessures de l’enfance, pour amorcer une lente prise de conscience dans le milieu médical. On commence ainsi à comprendre ce que signifie une naissance sans violence. On commence à hésiter avant d’opérer un nourrisson ou percer le tympan d’un enfant sans anesthésie, mais un long chemin reste encore à parcourir. En 1987, un anesthésiste britannique, le Docteur Anand, consulta quarante articles relatant une opération bénigne mais nécessitant l’ouverture du thorax sur un prématuré. Seuls neuf nouveau-nés avaient été anesthésiés, les trente et un autres furent simplement paralysés par du curare, avec l’aide, pour certains, du protoxyde d’azote, un analgésique léger [19].

La souffrance ignore la frontière humain-animal

Une souffrance ne perd pourtant rien de son intensité parce qu’elle est cachée, au contraire. Parce que les enfants sauvages sont humains et que certains d’entre eux ont été capturés, apprivoisés et “ humanisés ”, rien ne nous permet plus de douter de la réalité d’une souffrance qu’ils ont fini par pouvoir exprimer. Mais accepter d’ouvrir les yeux sur cette souffrance, c’est déjà accepter de porter sur le monde animal un regard du même ordre que celui que nous portons sur le monde humain.

C’est pour cette raison que le Docteur Itard, qui a soigné Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, doutait de la réalité des souffrances de l’enfant. Il ne pouvait se résoudre à porter son regard à travers cette brèche ouverte entre le monde animal et le monde humain. Il raconte que peu après sa capture, Victor semblait insensible au chaud comme au froid. Il prenait à mains nues des charbons ardents ou des pommes de terre qui cuisaient dans l’eau bouillante et les mangeait sans attendre qu’elles refroidissent. Mais comment aurait-il su qu’en attendant elles refroidiraient ? Petit à petit, à force de bains et de massages, Itard réussit à faire émerger la sensibilité étouffée de Victor. Au bout de quelques semaines, ce dernier manifesta une préférence pour une température douce de l’eau de son bain. Avant sa capture, il avait passé sans vêtements des hivers particulièrement rigoureux dans les Monts de Lacaune. S’il n’avait pas pu à ce moment-là étouffer sa sensibilité pour affronter le froid, la neige, la faim et les blessures, il en serait mort. Sa peau portait plus de 23 cicatrices plus ou moins larges et même des traces de brûlures [20].

Amala et Kamala, élevées par des loups en Inde, marchaient à quatre pattes au moment de leur capture. Leurs avant-bras étaient couverts de plaies profondes qui mirent plusieurs semaines à cicatriser. Elles aussi semblaient insensibles au chaud comme au froid et buvaient la même quantité d’eau quel que soit le temps [21].

Sans notre certitude que ces enfants appartenaient à l’espèce humaine, n’importe quel observateur aurait décrété que leur capacité à courir sur des membres blessés, leur indifférence à la soif, aux brûlures et aux morsures du froid indiquaient qu’ils n’en souffraient pas. C’était d’ailleurs ce qu’affirmaient les personnes qui s’occupaient d’eux. Tout comme les médecins, qui imposent aux nourrissons des souffrances qu’ils n’envisageraient jamais pour des adultes – car un adulte “ ne les supporterait pas ” – croient que puisque les nourrissons semblent s’en remettre c’est qu’ils en souffrent moins que nous et qu’ils finissent par les oublier. Diverses techniques psychothérapeutiques montrent aujourd’hui qu’il n’en est rien. Même refoulé, un violent traumatisme de l’enfance n’a rien perdu de son intensité et continue d’exercer une action morbide sur le psychisme adulte.

L’amorce d’une révolution copernicienne

Il aura fallu des siècles à l’humanité pour admettre que la Terre n’occupait pas le centre de l’Univers. Combien faudra-t-il encore de temps aux adultes pour admettre que leurs problèmes et leurs souffrances n’occupent pas non plus le centre de l’Univers mais n’en constituent qu’un atome ? De plus en plus de voix s’élèvent dans le monde médical pour le respect du nourrisson. Certains éthologues découvrent tant de similitudes entre les comportements sociaux des humains et ceux des chimpanzés que Frans de Waal n’hésite plus à écrire :
Si nous plongeons notre regard dans les yeux d’un chimpanzé, nous y rencontrons une personnalité intelligente et indépendante. Si ce sont des animaux, alors que sommes-nous ? Toute une série de faits, bien connus à présent, réduisent le fossé entre humains et animaux [22].

L’éthologie, science maudite lorsqu’elle prend le nom de sociobiologie en raison entre autre de la justification des hiérarchies sociales qu’en tirait son inventeur E. Wilson [23], devrait-elle également son exécrable réputation à ce qu’elle nous révèle de notre similitude avec le monde animal ? Le violent procès qui lui est intenté ne descendrait-il pas à son tour de celui qui fut intenté à un certain Charles Darwin qui osait faire descendre “ l’Homme du singe ” ? Parler d’une part de déterminisme biologique dans notre comportement n’est-ce pas détruire l’illusion de la grandeur humaine ? Les comportements sociaux des chimpanzés sont pourtant si semblables aux nôtres qu’il est impossible de nier tout déterminisme biologique sans une évidente mauvaise foi [24].

À propos du film Primate de Frederick Wiseman, documentaire sur l’expérimentation animale, Catherine Humblot écrit :
Wiseman “ voit ” la souffrance des primates, en même temps que les gestes précis des chirurgiens. Ces corps impuissants, malmenés, utilisés rappellent à l’évidence l’univers concentrationnaire. (…) C’est le moment que choisit Wiseman pour révéler l’enjeu de ces travaux. (…) Il s’agit de comprendre (entre autre) ce qui s’est passé il y a quelques dizaines de millions d’années, quand l’ancêtre de l’Homme a commencé de se relever pour marcher. (…) Ces hommes, ces femmes qui disposent des corps des primates, c’est l’Homme occidental avec ses rapports de classe, de race, c’est l’Homme primitif qui a dominé son voisin. Il y a une scène extrêmement révélatrice. Un chirurgien soulève un orang-outang sur la table d’opération. Il prend dans ses bras la bête endormie, que l’on voit de dos. Une moitié du corps de l’animal a été rasée. Cette moitié qui révèle la peau est très exactement celle d’un être humain. Vision saisissante, qui dit l’histoire de la famille, l’Ordre des pouvoirs et la violence exercée par des vivants sur d’autres [25].

Une certaine conception de la philosophie humaniste dont nous sommes si fiers n’est-elle pas au fond basée sur un malentendu ? N’est-elle pas tout simplement la naïveté de l’enfant gâté qui croit que tout lui est dû et qui situe son propre nombril au centre de l’Univers parce qu’il ne s’est pas encore ouvert au monde ? Sa découverte du monde sera pour lui un traumatisme lorsqu’il cessera d’en occuper le centre. Reconnaître la souffrance cachée des êtres qui nous entourent engendrera une véritable révolution copernicienne. L’âme humaine y perdra le monopole du plaisir et de la souffrance, pour ne plus en constituer qu’un atome. Partager le romantisme avec les animaux, quoi de plus révoltant ? Une conception trop étriquée de la philosophie humaniste, édifice encore central de la pensée occidentale, risquera alors de s’effondrer comme un château de cartes.

Humanisme et solidarité

L’humanisme, apparu au Siècle des Lumières, se fonde sur l’idée de respect de tout être humain quel qu’il soit. C’est cette notion d’un statut inaliénable de l’être humain qui a permis et permet encore de lutter contre l’esclavage, les colonisations, le travail des enfants, l’oppression des femmes ou le racisme en reconnaissant théoriquement des droits égaux à tout être humain. Le mouvement de libération animale se propose d’étendre ce respect et ces droits à tout être sensible et plus seulement aux humains.
Mais les militants du mouvement de libération animale s’entendent souvent répondre qu’étendre ce respect aux animaux saboterait l’humanisme. Paul Ariès par exemple, qui défend cette idée [26], n’explique pourtant pas vraiment en quoi l’absence de droit des animaux, c’est-à-dire leur massacre, augmenterait le respect entre humains. Le respect des uns peut-il réellement se fonder sur le massacre des autres ? Cultiver le sens du respect c’est pourtant cultiver un état d’esprit qui ne peut que bénéficier à tous. Cultiver le différentialisme entre ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas c’est au contraire militer pour une société excluante.

L’idée forte de la libération animale est de repousser toujours plus loin l’absurde frontière entre ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont aucun, cette frontière au-delà de laquelle toutes les abominations sont commises, jusqu’à finalement dénoncer l’existence même d’une telle frontière.

La tendance génocidaire de l’humanité



La souffrance animale ne présente aucune différence fondamentale avec la souffrance humaine. Le cerveau humain ne se différencie pas du cerveau animal par une différence dans sa capacité à souffrir, mais par l’existence du néo-cortex. C’est lui qui nous procure la capacité d’abstraction caractéristique du cerveau humain, mais il ne crée aucune différence dans la perception de la douleur. Il augmente simplement la capacité à l’imaginer.

Tous les animaux souffrent et éprouvent du plaisir, même si leur sensibilité peut différer de la nôtre. Sans souffrance ni plaisir, les animaux ne disposeraient d’aucune motivation pour fuir le danger, rechercher leur nourriture, s’accoupler ou nourrir leurs petits. Pourquoi les escargots sortiraient-ils après la pluie chercher l’humidité dont ils ont besoin si l’humidité ne leur procurait aucune satisfaction ? Pourquoi les oiseaux ou les poissons se précipiteraient-ils sur la nourriture qu’on leur jette, pourquoi les lézards rechercheraient-ils le soleil, pourquoi les animaux se protègeraient-ils du froid et fuiraient-ils les incendies ou les coups s’ils n’éprouvaient rien ?

Les plantes, les champignons et les bactéries réagissent eux aussi à leur milieu, mais leurs réactions, beaucoup plus simples, sont purement chimiques : ils n’ont pas besoin d’éprouver quelque chose pour survivre. Les animaux au contraire, dotés d’un système nerveux, ont besoin pour se maintenir en vie et se reproduire de réactions beaucoup plus sophistiquées à leur environnement. Ces réactions seraient impossibles sans la motivation procurée par le plaisir et la douleur.

Les études menées sur l’instinct montrent que l’animal n’est pas biologiquement programmé pour exécuter des gestes stéréotypés mais pour arriver à une fin, et la complexité de son comportement ne peut s’expliquer autrement que par la satisfaction qu’il éprouve lorsqu’il y parvient. Il est capable pour cela d’adapter ses actes de multiples façons. Les larves aquatiques des phryganes (ou traîne-bûches), par exemple préfèrent des grains de sable d’un certain diamètre pour construire leur fuseau. Ces animaux fragiles et dépourvus de coquille doivent en effet se confectionner un fuseau protecteur autour du corps. Ils mesurent le diamètre des grains de sable avec leurs pattes pour les choisir. Mais si on les place dans un aquarium où ils ne trouvent que des grains plus gros ou plus petits, ils sont capables de renoncer à sélectionner des grains de la taille idéale et choisissent alors la taille la plus proche. S’ils ne trouvent plus que des brindilles, ils sont capables de renoncer aux grains pour les brindilles. Et si on leur coupe une patte ils utilisent une autre paire de pattes pour mesurer les grains. Ces capacités d’adaptation, même chez des animaux à la physiologie aussi sommaire que les traîne-bûches, ne peuvent pas s’expliquer par la programmation de comportements stéréotypés que l’animal exécuterait sans la moindre sensation. La complexité des comportements d’adaptation à l’environnement implique la programmation d’un objectif que l’animal éprouve de la satisfaction à réaliser et pour lequel il est prêt à mobiliser toutes ses ressources. De la même façon que nous sommes capables d’une infinie variété dans l’adaptation de nos comportements visant à satisfaire nos besoins de manger, de boire, de dormir ou de faire l’amour.

Les animaux ne disposent pas d’autres guides que les sensations qu’ils éprouvent pour trouver les réactions appropriées à leur survie. Rien n’indique que la souffrance animale présente une différence avec la nôtre, bien au contraire. Une équipe britannique vient de mettre en évidence la souffrance des poissons mordant à l’hameçon [27], presque toujours niée par les pêcheurs.
Il est difficile, lorsque l’on fait souffrir un animal, de ne pas voir au moins une partie de sa souffrance, sauf s’il a la taille d’un petit insecte. Puisque la souffrance animale ressemble à la nôtre et puisqu’elle est souvent visible, faire souffrir les animaux implique une fermeture de la sensibilité sur la base d’une discrimination arbitraire. La capacité à effectuer cette discrimination arbitraire à l’égard d’êtres sensibles implique la capacité potentielle à effectuer la même discrimination à l’égard d’êtres humains. Hubert Reeves rapporte à ce propos cette anecdote :

Des reporters de la télévision ont interviewé un jeune sniper de la guerre de Serbie. Un garçon aux allures douces et qui s’exprimait fort bien. Installé au sommet d’un immeuble de Sarajevo, il reconnaissait avoir tué à lui seul deux cent cinquante-six piétons. “ Et comment cette envie vous est-elle venue ? ”, interroge le reporter. “ La première fois, c’est quand mon père m’a mis un fusil entre les mains et m’a amené à la chasse aux canards [28]. ”

C’est ainsi qu’au cours de tous les génocides le mépris appliqué aux animaux est transposé aux victimes humaines qui sont animalisées avant d’être massacrées. Si de tels crimes sont possibles, c’est évidemment parce qu’une frontière absurde existe entre ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas. Comme l’écrit Jared Diamond :

Finalement, au regard de notre morale, les êtres humains et les animaux n’ont pas la même valeur. Par suite, les responsables de génocides à notre époque appliquent fréquemment à leurs victimes un registre animalier, afin de justifier leurs actes : les nazis considéraient les Juifs comme de la vermine ; les colons français d’Algérie appelaient les Musulmans des “ ratons ” ; les Paraguayens d’origine européenne décrivaient les Indiens Aché (des chasseurscueilleurs) comme des rats féroces ; les Boers appelaient les Africains des “bobbejaan” (babouins) et les Nigériens du Nord“ civilisés ” tenaient les Ibos pour des Parasites [29].

Marcel Blanc, le traducteur de Jared Diamond, ajoute en note :
En anglais, de nombreux noms d’animaux sont utilisés comme adjectifs péjoratifs :“ ape ” (singe), “ bitch ” (chienne), “ cur ” (roquet), “ dog ” (chien), “ ox ” (boeuf), “ rat ” (rat), “ swine ” (cochon) [30].

C’est également par le terme cancrelats que les Tutsis furent dénommés par leurs assassins au cours du génocide rwandais.

Dans son étude sur la résistance psychologique au meurtre chez les soldats à travers l’histoire des guerres, Dave Grossman montre que la supériorité militaire des armées modernes vient autant de la sophistication de leur armement que de leurs méthodes d’entraînement permettant de surmonter cette résistance au meurtre. Le conditionnement des soldats ne leur permet d’ailleurs de surmonter cette résistance au meurtre que dans le feu de l’action, mais lorsqu’ils réalisent rétrospectivement ce qu’ils ont commis, ils basculent couramment dans le syndrome de stress posttraumatique. Grossman rappelle lui aussi que l’un des artifices employés pour surmonter cette résistance est la déshumanisation de l’ennemi :

Si votre système de propagande peut convaincre vos soldats que leurs opposants ne sont pas réellement humains mais sont des “ formes de vie inférieures ”, alors leur résistance naturelle à tuer leur propre espèce diminuera. Souvent l’humanité de l’ennemi est déniée par des qualificatifs tels que “ Gook ”, “ Krau ” ou “ Nip ” [31].

S’il en est ainsi pourquoi les détracteurs de la libération animale insistent-ils sur l’idée que refuser tout droit aux animaux renforce la solidarité entre humains ?

Ce schéma mental est celui qui prévaut dans les sociétés en guerre. Dans les sociétés sans agriculture soumises au stress des guerres claniques, l’autre, l’étranger, celui qui était différent, était toujours perçu comme un ennemi potentiel. Dans ces sociétés constamment menacées de guerres, la solidarité clanique était synonyme d’une hostilité aux étrangers. Il était impossible de prendre objectivement la défense d’un étranger sans mettre en péril la solidarité clanique : la peur des agressions incitait à une hostilité permanente envers tout étranger.

L’humanité a vécu dans ces conditions d’hostilité latente envers les étrangers pendant des millions d’années et il serait vain de croire qu’un tel passé n’a laissé aucune trace dans nos schémas mentaux. Desmond Morris explique que d’un point de vue biologique l’espèce humaine est probablement adaptée à cette vie clanique dans laquelle l’individu n’a de relations qu’avec des personnes qu’il connaît. En conséquence, bien des problèmes sociaux que nous rencontrons dans les sociétés urbaines viennent du fait que nous devons sans cesse y gérer des relations avec des personnes que nous ne connaissons pas et envers qui nous n’éprouvons aucune solidarité, alors que nous sommes mentalement inadaptés aux relations impersonnelles [32]. La force de la thèse de Desmond Morris est que malgré la justesse de son analyse, il prend suffisamment de recul par rapport à elle pour défendre le mode de vie urbain en raison de la richesse des échanges culturels qui s’y effectuent. Il affirme que notre besoin d’échanges intellectuels est suffisant pour que nous recherchions des moyens culturels de surmonter nos difficultés biologiques à gérer les relations impersonnelles.

Or s’exercer à la solidarité envers tous les êtres qui nous sont différents est indéniablement l’essence même d’une telle démarche culturelle susceptible de nous aider à surmonter notre tendance biologique à l’esprit de clocher.
La mentalité conduisant à considérer que l’hostilité envers les étrangers renforce la solidarité au sein du clan est donc potentiellement celle d’une humanité en guerre. Les défenseurs de l’humanisme comme Paul Ariès qui estiment que refuser tout droit aux animaux renforce la solidarité entre humains font fausse route en cultivant sans y prendre garde une mentalité potentiellement guerrière, qui au contraire de renforcer la solidarité entre humains exacerbe l’hostilité envers les étrangers. Car établir une frontière arbitraire entre ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas peut toujours se retourner contre ceux qui en ont : il suffit pour cela qu’ils passent de l’autre côté. C’est ce qui se produit lorsque l’on animalise les victimes d’un génocide. Ainsi Rosa Amelia Plumelle-Uribe remarque-t-elle dans son réquisitoire contre le génocide amérindien :

Il existe une relation dynamique entre la destruction des indigènes d’Amérique, l’anéantissement des Noirs et la politique d’extermination introduite par les nazis en Europe dans la première moitié du XXe siècle.
(…) Pendant les trois siècles et demi que durèrent la déportation massive des Africains et leur mise en esclavage, une caractéristique va, dès l’abord, s’imposer et se développera ensuite, jusqu’à devenir un élément culturel : l’éviction, le bannissement des Noirs de la famille humaine, dont la race blanche devient le modèle référentiel à l’échelle planétaire. L’éviction d’un groupe de la famille humaine entraîne l’anéantissement de ce groupe. En effet, cet anéantissement peut, alors, s’accomplir dans l’indifférence quasi générale puisque les victimes sont censées appartenir à une autre espèce. Cela fut une constante tout au long du génocide afro-américain. Mais cette horreur s’est vérifiée bien au-delà de ce génocide puisque ce comportement ouvrait le chemin qui devait conduire à la destruction, à l’anéantissement d’autres groupes humains, les victimes de la politique nazie d’extermination par exemple [33].
Dans sa terrifiante rétrospective des génocides qui émaillent la sombre histoire humaine, Jared Diamond montre que l’extermination de tout ce qui est perçu comme différent de soi et de son groupe de solidarité est en réalité une tendance générale dont l’humanité contemporaine n’est nullement dégagée :
Depuis 1950 seulement, on a dénombré vingt épisodes de génocide, dont deux ont concerné plus d’un million de victimes chacun (le Bangladesh en 1971 et le Cambodge à la fin des années 1970) et quatre ont porté sur plus de cent mille victimes chacun (le Soudan et l’Indonésie dans les années 1960, le Burundi et l’Ouganda dans les années 1970 [34]).

Depuis que Jared Diamond a publié son livre en 1992, les génocides du Rwanda en 1994 et du Kosovo en 1999 sont venus allonger cette liste noire. Diamond omet par ailleurs le génocide tibétain (1,2 million de morts de 1951 à 1978).

Jamais aucun génocide ne fut fondé sur autre chose que sur cette frontière arbitraire et absurde entre “ nous ” et “ les autres ”. Cette tendance à établir une ligne de démarcation au-delà de laquelle la souffrance n’est plus prise en compte avait cours dans la Grèce antique esclavagiste qui qualifiait le monde entier de barbare à l’exception des Grecs. De la même façon le pictogramme sumérien qui désignait une “ femme d’au-delà des montagnes ” signifiait également “ femme esclave [35]”. On le voit la solidarité entre les peuples n’était pas à l’ordre du jour. Bien plus tôt encore, l’époque de la disparition massive des Néandertaliens, consécutive à l’arrivée de Cro-Magnon sur le continent européen, fut probablement celle de l’un des premiers génocides de l’aventure humaine. Jared Diamond conclut son sinistre inventaire des génocides sur le triste constat que rien n’a encore vraiment changé et que notre tendance à exterminer tout être qui n’est pas perçu comme appartenant au même groupe que soi est toujours bien vivante. Il conclut entre les lignes son essai un peu à la façon de Martin Luther King : “ Il nous faut apprendre à vivre tous ensemble comme des frères, ou bien nous périrons tous ensemble comme des imbéciles. ”

Pour les civilisations sans agriculture du Paléolithique, la solidarité entre les membres de la tribu passait par l’extermination de tout membre d’un groupe rival. L’évolution supposée des mentalités depuis le Paléolithique n’est pourtant pas toujours un vain mot et permet l’émergence progressive d’une conception de l’humanisme s’inscrivant dans une logique égalitaire plutôt qu’excluante.
Une bien étrange conception de l’humanisme

Mais les résistances ne sont pas vaines non plus, comme le prouvent les propos tenus le mardi 31 octobre 2000 au cours d’une émission radiophonique consacrée à l’antispécisme et à l’humanisme. Manifestement les invités présents sur le plateau n’avaient aucune autre connaissance de l’antispécisme que le livre de Paul Ariès. Leurs propos montrent que d’après leur conception de l’humanisme, une frontière, séparant ceux qui ont des droits de ceux qui n’en ont pas, renforce la solidarité au sein du groupe possédant des droits. Quelques-uns de ces propos seront reproduits ci-dessous.

À la suite de ces propos, vous en trouverez une transposition dans laquelle la notion d’espèce humaine a été remplacée par celle de race blanche. Les propos tenus deviendront alors scandaleux, grotesques et absurdes et le résultat obtenu donnera certainement l’impression que le procédé est brutal. Cependant une lecture attentive des deux textes comparés montrera que si le caractère absurde et scandaleux des propos transposés paraît aussi criant, c’est parce qu’elle ne fait que mettre en relief l’idée, contenue dans le texte original, que l’exploitation du monde animal renforce la solidarité au sein de l’espèce humaine.

C’est cette idée elle-même qui est en réalité absurde, mais elle correspond à un puissant préjugé dont les fondements psychologiques seront donnés en prélude à la conclusion de ce livret. Les préjugés absurdes sur le plan logique ont souvent une raison d’être qui ne relève pas du domaine de la logique mais de celui de la passion, de la psychologie inconsciente. Il est donc profitable afin de s’en dégager de les analyser dans un premier temps sous l’angle logique puis dans un second temps sous l’angle psychologique.

Le point de vue logique

D’un point de vue rationnel, l’absurdité du préjugé voulant que la solidarité au sein du groupe humain soit renforcée par l’exclusion des autres groupes peut être mise en évidence par la comparaison entre la race blanche et l’espèce humaine. En effet le préjugé voulant que le racisme renforce la solidarité ne tient plus aujourd’hui. Il prévalait cependant autrefois, les Blancs pensaient en effet que la solidarité entre Blancs nécessitait l’exploitation des autres peuples et notamment leur réduction en esclavage. La plupart des autres peuples en pensaient d’ailleurs autant à l’encontre de leurs voisins. La plupart des cultures de la planète ont aujourd’hui compris aujourd’hui que les idées racistes sont favorables aux inégalités sociales. Et le racisme comme les inégalités sociales sont justement les principaux facteurs d’absence de solidarité. Une communauté ethnique qui fonde sa propre solidarité sur l’exclusion des autres ethnies fait en effet courir à chacun de ses membres le risque d’une exclusion de la communauté, par exemple par son alliance avec un membre d’une autre ethnie, ou par un comportement qui n’est pas reconnu comme celui de l’ethnie. Une société incluante est par définition plus solidaire qu’une société excluante.

Mais les protagonistes de cette émission radiophonique n’ont manifestement pas pris conscience de l’irrationalité du préjugé qui sous-tend leurs affirmations.

Pour accéder à l’intégralité du livret et aux propos tenus dans cette émission : phi.lap.free.fr/PDF/psycrime.pdf

Le point de vue psychologique

Pourquoi alors les détracteurs de la libération animale s’accrochent-ils à l’idée que l’humanisme est renforcé par l’exclusion des animaux ? La réponse relève de la psychologie.

L’humanisme n’est pas apparu sans raisons dans l’histoire, il est apparu parce que les progrès techniques amélioraient les conditions de vie. C’est ainsi que les esclaves et les enfants furent progressivement libérés du travail forcé et que l’alphabétisation progressa. Il devenait donc plus facile de mieux traiter tout le monde. On découvrit alors que mieux traités, les pauvres et les exclus semblaient plus humains. Les grands philosophes commencèrent à s’accoutumer à l’idée d’inclure une part croissante de l’humanité dans une sphère d’égalité au sein de laquelle des droits seraient accordés. Un progrès considérable était en marche.

Mais la mentalité ne peut évoluer que par étapes. Un premier stade, déjà infiniment laborieux, consistait à revendiquer progressivement l’accès au droit pour une part croissante des membres de l’espèce humaine. Un second stade consiste encore à se dégager de la logique d’une société excluante. Au dix-huitième siècle, l’humanité n’était pas sortie des longs millénaires de sociétés inégalitaires qui constituent notre histoire. La notion de société excluante était universelle et les grands philosophes ne parvenaient pas à s’en dégager. Ils cherchaient donc à l’idée d’égalité entre humains une justification qui ne contredise pas les idées d’inégalité et d’exclusion. Du dix-huitième au vingtième siècle, au fur et à mesure que l’idée d’égalité entre humains progressait, l’idée d’une transcendance de l’espèce humaine était réaffirmée. Elle élevait le statut humain bien au-dessus du statut animal et préservait donc une inégalité fondamentale entre la souffrance humaine et la souffrance animale. Même si elles étaient en réalité de même intensité, l’une était abaissée et l’autre élevée. C’est ainsi que l’animal fut sacrifié à la grandeur humaine et que l’humanisme fut associé à l’exclusion du monde animal. La logique d’une société excluante était donc partiellement préservée.

Il n’est pas facile de sortir de ces conceptions excluantes. Car nous retrouvons ici une fois de plus le mécanisme consistant à reproduire un crime passé afin de ne pas avoir à le reconnaître comme un crime. Évoluer d’une société excluante vers une société égalitaire c’est accuser de graves forfaits ses parents et grands-parents, c’est accuser l’éducation qu’ils nous ont donnée et à laquelle nous avons cru, et c’est parfois accuser celle que nous avons donnée à nos enfants. De puissantes résistances psychologiques s’opposent donc inévitablement à l’idée d’une société égalitaire. Les motivations de ces résistances sont passionnelles, c’est pourquoi il serait vain comme nous l’avons vu d’y chercher quelque rationalité.

En guise de conclusion



Les hypothèses psychologiques proposées dans ce livret pour expliquer les résistances qui s’opposent à la reconnaissance des souffrances animales ne se veulent ni universelles ni exhaustives et ne prétendent aucunement expliquer à elles seules les comportements d’exploitation animale. Leur auteur espère seulement y contribuer.

La compréhension des sentiments cachés qui induisent ces résistances peut aider les militants à comprendre les oppositions qu’ils rencontrent dans le public. Mais que les militants comprennent le pourquoi de ces résistances n’est certainement pas une bonne raison pour asséner cette explication à leurs interlocuteurs. Le moindre sentiment de supériorité tiré de la certitude d’avoir mis au jour l’inconscient de son interlocuteur constituerait en effet un puissant obstacle à tout dialogue. Ces lignes de Thomas Gordon sur la relation de parent à enfant s’appliquent parfaitement à ce type de relation entre les militants et le public :

Interpréter, diagnostiquer, psychanalyser.

Les messages de ce type font sentir à l’enfant que le parent voit clair “ dans son jeu ”, qu’il connaît ses motifs ou les raisons qui l’amènent à agir de telle façon. Une telle psychanalyse de la part du parent peut devenir une menace et une frustration pour l’enfant.

Si l’interprétation ou l’analyse du parent se révèle juste, l’enfant peut se sentir embarrassé de se voir ainsi exposé. (“ Tu n’as pas d’amis parce que tu es trop timide. ” “ Tu fais cela pour attirer l’attention. ”)

Lorsque l’analyse ou l’interprétation du parent est erronée, comme cela se produit souvent, l’enfant se sentira irrité d’avoir été accusé injustement. (“ C’est ridicule de dire que je suis jalouse ! ”)

Les enfants voient dans ces diagnostics une attitude de supériorité de la part du parent. (“ Tu crois tout savoir. ”) Les parents qui psychanalysent souvent leurs enfants leur communiquent qu’ils se croient supérieurs, plus intelligents.

Les messages du genre “ Je sais pourquoi ” et “ Je vois dans ton jeu ” ont souvent pour effet immédiat de couper toute communication avec l’enfant sur le sujet : et le jeune en retient qu’il ne lui sert à rien de faire part de ses problèmes à ses parents [41].

L’intérêt d’avoir compris ou cru comprendre les motivations cachées des résistances rencontrées dans le public n’est donc pas d’asséner à ce public des vérités qu’il ne souhaite pas entendre. Et encore moins de lui asséner des interprétations erronées de ses comportements.

Cet intérêt réside ailleurs : tout d’abord, la compréhension psychologique facilite la relation d’empathie qui peut s’établir entre les militants et leurs interlocuteurs. Ne perdons cependant pas de vue que, même facilitée par la connaissance des mécanismes psychiques, la véritable empathie repose davantage sur l’écoute attentive de l’autre que sur la fausse certitude de savoir ce qu’il ressent.

Ensuite, une prise en compte des facteurs psychologiques réorienterait les stratégies militantes vers des actions moins culpabilisantes. Certains types d’actions de rue menées par des militants de la cause animale – répandre par exemple du faux sang en distribuant des tracts qui accusent les consommateurs de viande des massacres quotidiens dans les abattoirs – semblent en effet relever d’une logique purement culpabilisante. Cet éveil d’une culpabilité latente chez les consommateurs de viande les incite parfois à renoncer au régime carnivore s’ils sentent une réelle possibilité de dialogue. Mais ils ne la sentent pas toujours chez des militants imprégnés d’un discours antispéciste postulant un devoir moral et la culpabilité implicite des personnes ne s’y soumettant pas. À l’inverse de l’effet escompté, l’éveil de cette culpabilité latente peut alors, on l’a vu, déclencher des mécanismes de défense psychologique visant à nier l’horreur du crime pour chasser la culpabilité et donc perpétuer le crime.

D’autres types d’actions beaucoup moins culpabilisantes ont été expérimentés, comme la marche végétarienne nue à travers les rues de Toulouse du 14 juillet 2003. Tandis que les soldats défilaient en armes, les amoureux de la vie marchaient faibles et nus [42]. Les actions nudo-militantes, comme celle qui consistait à dessiner les lettres du mot peace avec des corps nus à l’orée d’un bois ou en bord de mer au moment de l’invasion américaine en Irak, sont en effet généralement bien perçues et rarement ressenties comme accusatrices.

Il existe également bien d’autres types d’actions plus chaleureuses et plus créatives que la classique mise en accusation, par exemple les repas végétaliens collectifs, les manifestations à tendance festive comme la Veggie Pride [43], les publications de recueils de recettes ou les créations de coopératives d’achats de produits vegans et non testés. Il est probable que dans l’avenir la cause animale trouvera en elles un soutien plus sûr que dans les discours accusateurs des moralistes.

Philippe Laporte

Source et intégralité du livret : phi.lap.free.fr/PDF/psycrime.pdf
P.S.

L’auteur en quelques lignes :

Né en 1960, Philippe Laporte commence à militer contre l’exploitation animale et contre l’automobile en ville au début des années 1990. Il est frappé par le désintérêt des militants pour les facteurs psychologiques et pour les déterminismes sociaux. Il s’oriente alors vers la psychologie sociale.

Merci à Myriam Battarel, Céline Trousseau, Yves Bonnardel, Sabine Li et Clèm, qui ont participé à la réalisation de ce livret.

La reproduction – partielle ou intégrale – de ce livret et sa diffusion – électronique ou sur papier – à des fins non commerciales, c’est-à-dire sans bénéfice, sont autorisées et même vivement encouragées. Son exploitation commerciale, c’est-à-dire avec bénéfice, est en revanche soumise à des droits de reproduction.


[1] Claude Fischler dans Autrement n° 172 (Le mangeur et l’animal), juin 1997, p. 145.

[2] Pascal Lardellier, Le steak caché des fast-foods dans Le Monde diplomatique n° 596, novembre 2003, p. 32.

[3] Le mot antispécisme a été inventé par le philosophe utilitariste Peter Singer (dont on peut lire en français L’égalité animale expliquée aux humain-es, Lyon, Tahin Party, 2002, La libération animale, Paris, Grasset, 1993 et Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard, 1997). Ce mot désigne le courant de pensée pour lequel l’importance accordée aux souffrances et aux plaisirs dépend de leur intensité et non de l’espèce à laquelle appartiennent les êtres qui les éprouvent. L’antispécisme est à l’espèce ce que l’antiracisme est à la race et l’antisexisme au sexe. Cette idéologie a été diffusée en France à partir de 1991 par les Cahiers Antispécistes.

[4] Gilles Perrault, Le pull-over rouge, Paris, Fayard, 1994.

[5] Traduction publiée dans Courrier International n° 637, du 16 au 22 janvier 2003, p. 18.

[6] Le Monde, 22 novembre 2003, p. 5.

[7] Nelcya Delanoë, Américains et Amérindiens dans Manière de voir (supplément bimestriel du Monde diplomatique) n° 76, août-septembre 2004, p. 40.

[8] Louis Sala-Molins dans sa préface à Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La férocité blanche. Des non-Blancs aux non-Aryens, génocides occultés de 1492 à nos jours, Paris, Albin Michel, 2001, p. 10.

[9] Anne Chaon, Le lynchage comme art photographique dans Le Monde diplomatique n° 555, juin 2000, p. 24 et 25.

[10] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002, p. 457.

[11] Lloyd de Mause, Les fondements de la psychohistoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

[12] Alice Miller, Abattre le mur du silence, Paris, Aubier, 1991, p.107 à 125.

[13] Emmanuel Todd, Le fou et le prolétaire, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 18, 19 et 79.

[14] Walter C. Langer, Psychanalyse d’Adolf Hitler, Paris, Denoël, 1973 ; Helm Stierlin,Hitler : a Family Perspective, New York, The Psychohistory Press.

[15] Hans et Michael Eysenck, L’esprit nu, Paris, Mercure de France, 1985.
Pour plus de détails :
Zimbardo, P.G., On the ethics of intervention in the human psychological research : with special reference to the Stanford prison experiment dans Cognition 2, p. 243 à 256, 1973.
Zimbardo, P.G., Transforming experimental research into advocacy for change dans M. Deutsch and H.A. Hornstein (Éds.) Applying Social Psychology ; Implications for research, Practice, and Training, London, Halstead, 1975.

[16] Christopher Browning, Des hommes ordinaires, Paris, Les Belles Lettres, 1994 (coll. 10-18). Ce livre d’historien relate le quotidien du 101e bataillon de réserve de la police allemande qui a, entre juillet 1942 et novembre 1943, tué ou déporté des dizaines de milliers de Juifs polonais, alors que rien à l’origine ne l’y prédisposait.

[17] Samir Mejri, Victimes silencieuses, autoédition avec le soutien de la Fondation Bardot, 1991, dont on peut lire un extrait : Civilisation humaniste dans les Cahiers Antispécistes n° 15-16, avril 1998, p. 77 à 79.

[18] On trouve une liste de produits non testés à cette adresse Web :
http://www.experimentationanimale.org/ressources/produits_non_testes.html.
Des informations sur l’expérimentation animale et ses alternatives se trouvent également sur perso.club-internet.fr/lfcv/francais/frame.htm.

[19] Annie Gauvain-Piquard et Michel Meignier, La douleur de l’enfant, Paris, Calmann-Lévy, 1993, p. 27. Voir également Thierry Delorme, La douleur, un mal à combattre, Paris, Gallimard, 1999, p. 40.

[20] J. A. L. Singh et R. M. Zingg, L’homme en friche, de l’enfantloup à Kaspar Hauser, Bruxelles, éditions Complexe, 1980, p. 241 à 245 ; Lucien Malson, Les enfants sauvages, Paris, Union Générale d’Éditions, 1964, p. 137 à 148.

[21] Singh et Zingg, déjà cités, p. 8 à 150.

[22] Frans de Waal, La politique du chimpanzé, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 21 et 22.

[23] Jacques Ruffié, Traité du vivant, Paris, Flammarion, 1982, vol. 2, p. 327 à 332 ; Pierre Jaisson, La fourmi et le sociobiologiste, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 263 à 268.

[24] Frans de Waal, déjà cité.

[25] Catherine Humblot, “Primates” ou l’exercice du pouvoir dans Le Monde, supplémentTélévision Radio Multimédia, 19-20 juillet 1998.

[26] Paul Ariès, Libération animale ou nouveaux terroristes ? Les saboteurs de l’humanisme, Villeurbanne, Golias, 2000.

[27] Lynne U. Sneddon, Victoria A. Braithwaite et Michael J. Gentle, Do fishes have nociceptor ? Evidence for the evolution of a vertebrate sensory system dans Proceedings of the Royal Society of London. Biological sciences, vol. 270, n° 1520, année 2003, p. 1115 à 1121.

[28] Hubert Reeves, Mal de Terre, Paris, Seuil, 2003, p. 181 et 182.

[29] Jared Diamond, Le troisième chimpanzé. Essai sur l’évolution et le devenir de l’espèce humaine, Paris, Gallimard, 2000, p. 350.

[30] Même source, même page.

[31] Dave Grossman, On Killing. The Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, Boston, New York, Toronto, London, Back Bay Books Little Brown and Company, 1995, p. 161. Ces qualificatifs très péjoratifs furent employés par l’armée américaine pour désigner respectivement les Vietnamiens, les Allemands et les Japonais.

[32] Desmond Morris, Le zoo humain, Paris, Grasset, 1970.

[33] Rosa Amelia Plumelle-Uribe, déjà citée, p. 23.

[34] Jared Diamond, déjà cité, p. 345 et 346.

[35] Georges Jean, L’écriture mémoire des hommes, Paris, Gallimard, 1987, p. 14.

[36] “ Le Projet Grand Singe ”.

[37] Recueil Dalloz Sirey de doctrine, de jurisprudence et de législation (revue hebdomadaire de droit général français et communautaire), Paris, Dalloz.

[38] Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Paris, Mille et une nuits, 2000, p. 43 ; Peter Sloterdijk, La domestication de l’être, Paris, Mille et une nuits, 2000.

[39] Mumia Abu-Jamal, ancien Black Panther injustement condamné à mort raconte son expérience dans En direct du couloir de la mort, Paris, La Découverte, 2003.

[40] Promulgué par Louis XIV en 1685, confirmé et aggravé en 1724, le Code Noir, qui réglementait l’esclavage aux Antilles et en Louisiane, ne fut définitivement aboli qu’en 1848. Lire de Louis Sala-Molins, Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

[41] Thomas Gordon, Parents efficaces, Paris, Marabout, 1996, p. 343.

[42] Voir le site vegetariensnus.free.fr.

[43] Voir le site www.veggiepride.org.

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