Accueil Espace Bouddhiste Culture Le bouddhisme n’est pas nihiliste

Le bouddhisme n’est pas nihiliste

83
0

27.10.2010

6ebfb4343afaf0e2.jpgPierre-Sylvain Filliozat, membre de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres

Le doute, l’erreur, le souvenir sont trois rouages de la création poétique. Les poètes sanscrits se sont manifestement complus dans de tels événements de la connaissance.

Dans la culture des lettrés sanscrits, la poésie n’est pas un domaine à part, toutes les disciplines s’interpénètrent. A l’égard du doute et même de l’erreur, des penseurs et non des moindres ont agi comme les poètes. Ils leur ont donné une place centrale dans leurs spéculations, jusqu’à en faire, comme eux, une fin en soi.

Vers le VIe siècle avant notre ère est né, au pied de l’Himalaya, un prince, Siddhârtha Gautama, du clan des Shâkya, qui a renoncé à tous les privilèges royaux et a vécu une vie austère de religieux errant, pour se faire non pas philosophe, mais « médecin de la douleur des hommes ». Il est alors le Bouddha, « l’ Éveillé ». A la manière d’un médecin, il a reconnu la violence et tous les maux de la vie ordinaire comme symptômes extérieurs d’un mal plus profond qu’il définit comme un cycle incessant de phénomènes psychologiques s’enchaînant les uns aux autres, dont le premier moteur est le désir et qui détermine indéfiniment naissance et renaissance.

Si c’est dans l’esprit des hommes que naît la douleur de l’expérience, le remède est la discipline de l’esprit. Dans le cycle des opérations psychologiques, on peut agir sur le désir, le contrôler en dépréciant les objets qui le suscitent. On peut aussi agir sur les opérations de la connaissance, assurer sa perfection en la mettant à sa place dans ses limites, en éludant les fausses certitudes.

Et dans son enseignement, le Bouddha a effectivement éludé l’affirmation comme la négation, s’est placé à l’écart des grandes controverses philosophiques, s’est tenu à égale distance des thèses opposées. Il a ainsi fondé une « voie du milieu », destinée à un immense développement tout au long de l’histoire. C’est ce qu’on appelle le Madhyamaka Shâstra, « la science du milieu », une discipline à part entière. Le grand docteur bouddhiste, Nâgârjuna, qui a vécu vers le IIIe siècle de notre ère dans le sud de l’Inde, a porté sur le plan métaphysique le doute sur les opinions divergentes et l’attitude de ne prendre parti pour aucune.

Une multitude de croyances

Mais, si l’on reste au niveau du doute sans opter pour l’une ou l’autre de deux alternatives, quel est le moyen terme où s’engager ? Pour Nâgârjuna, le « milieu » est de proclamer l’inanité des deux alternatives. C’est la célèbre « vacuité d’être propre » du bouddhisme.

On ne prendra pas cette démarche comme une méthode de recherche de la vérité. Elle ne mène pas, elle ne doit pas mener à une décision sur une vérité. Elle est une discipline pour se pénétrer de l’impermanence des choses, de l’infirmité du psychisme de l’homme à accéder à la vérité absolue.

Vers la même époque que le Bouddha, dans la même plaine du Gange, est né un autre prince, Vardhamâna Mahâvîra, qui, de la même façon, a renoncé aux privilèges de la noblesse et, partant des mêmes principes, a vécu une semblable règle de vie. On leur a donné à tous deux le titre de Jina, « le Vainqueur », parce qu’ils avaient vaincu leurs passions.

L’histoire a cependant fait diverger les religions qu’ils ont fondées. Le bouddhisme a quitté son pays pour conquérir l’Asie orientale. Le jainisme est resté indien. Il a cristallisé dans sa littérature doctrinale les plus originales des conceptions de logique et d’épistémologie que les lettrés sanscrits ont conçues.

On a parfois interprété la vacuité bouddhique comme un nihilisme, le doute jaina comme un scepticisme. Or des disciplines de doute ne dissolvent pas ni ne relativisent la réalité empirique, mais le font en tant que cheminements dans une quête mystique du transcendant.

L’Inde est un continent profondément divisé. On y pratique de multiples religions : hindouisme prédominant, lui-même divisé en une multitude de croyances – islam, jainisme, bouddhisme, zoroastrisme, animisme, christianisme. L’Inde est subdivisée en 28 États. Elle a 18 langues officielles, une extrême diversité de coutumes et de traditions.

Cela fait vivre ensemble d’innombrables communautés avec souvent des risques d’affrontements. Mais l’Inde possède un immense patrimoine immatériel de culture et de sagesse qui la rend indivisible. Elle peut toujours y puiser les vertus idéales à opposer aux tensions, aux heurts, à la violence.

Et, dans ce précieux patrimoine, elle dispose d’une culture du doute ancrée dans le respect d’autrui, la tolérance et la non-violence qu’elle a consacrée comme la première des vertus.


Pierre-Sylvain Filliozat, membre de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres

Source : www.lemonde.fr

Previous articleHello Bouddha — La prise de la terre à témoin
Next articleInitiation quantique – La force de l’observation