Voici un garçon venu du Toit du monde. Fils de nomades tibétains, Ogyen Trinlé Dorjé a été reconnu comme une « sainte incarnation » – la 17e, dans la lignée des karmapas, vieille de neuf cents ans. Avant de fuir la Chine en décembre 1999, à travers les montagnes de l’Himalaya, le jeune homme était le seul lama reconnu à la fois par le dalaï-lama et par le gouvernement de Pékin.
Aujourd’hui, certains voient en lui un successeur éventuel au chef des Tibétains en exil, âgé de 74 ans. Une perspective que le jeune homme refuse d’envisager – les karmapas ont toujours joué un rôle purement spirituel, rappelle-t-il, et n’ont jamais exercé le moindre rôle politique. Reste que l’idée semble inquiéter certains. Sa tournée en Allemagne, en France et au Royaume-Uni, prévue ce mois-ci, a été annulée, car les autorités indiennes ont refusé de délivrer les autorisations nécessaires. Sans doute soucieux de préserver ses bonnes relations avec Pékin, New Delhi ne semble guère enthousiaste à l’idée que les Tibétains en exil se découvrent, après la disparition inévitable du dalaï-lama, un nouveau leader charismatique. Et le jeune homme, qui a grandi sur les hauts plateaux du sud-est du Tibet, semble désormais limité dans ses mouvements.
A 25 ans, fan de Facebook et propriétaire actif d’une console de jeu, le karmapa-lama a longuement interrogé le photographe de L’Express sur les qualités et les défauts de son appareil numérique professionnel. Avec sa voix douce, ses yeux brillants et son sourire ravageur, on comprend que les Indiens aient hésité à le laisser se montrer en Occident – à Londres, le prince Charles avait déjà manifesté le désir de le rencontrer.
Le garçon venu du Toit du monde ira loin. Parmi les bouddhistes tibétains en exil, il est déjà l' »idole des jeunes ».
Quel est votre plus ancien souvenir ?
Le bruit des chevaux au galop dans la plaine. Ce jour-là, j’étais allongé sous une tente, me semble-t-il, auprès de mes parents. Jusqu’à l’age de 7 ans, j’ai habité dans la région reculée du Kham [sud-est du Tibet]. Nous étions des paysans nomades. Ç’a été le meilleur moment de ma vie. J’avais le coeur léger et tout me semblait simple. Je n’avais aucune inquiétude et, de fait, aucune raison d’en avoir. Je vivais dehors, dans un paysage de grands espaces. Mes parents possédaient des troupeaux de chevaux ; très tôt, j’ai appris à les monter.
En 1992, alors que vous alliez avoir 7 ans, vous êtes reconnu officiellement comme la 17e réincarnation du karmapa et devenez, à ce titre, le chef d’une des quatre écoles majeures du bouddhisme tibétain. Avez-vous compris, alors, ce qui vous arrivait ?
Quand l’équipe de reconnaissance est venue de Lhassa, elle s’est d’abord rendue dans un monastère, non loin d’où nous habitions. Ces visiteurs ont posé de nombreuses questions, en particulier à mes parents, qui ne comprenaient pas toujours. Le Tibet est un immense territoire, où la population est très dispersée et s’exprime avec de nombreux dialectes.
Par la suite, ces inconnus vous emmènent à Lhassa, la capitale, où vous êtes plongé dans un environnement totalement nouveau. Qu’avez-vous ressenti?
J’étais un enfant. Tout cela me semblait excitant. Quelle aventure! On m’a fait monter dans une voiture – la plus grosse que j’aie jamais vue – et, à l’intérieur, je me souviens avoir pensé que l’on m’offrirait sans doute de nombreux jouets et que la vie serait belle. A l’approche de Lhassa, cependant, j’ai commencé à éprouver des craintes. Peut-être ne serait-ce pas si facile… Comment une existence serait-elle aisée si vous êtes au centre de l’attention de tout le monde? En fait, j’avais déjà tout compris.
Est-ce à dire que vous êtes devenu karmapa sans joie, à contrecoeur?
Ce serait trop fort. Je ne m’y suis pas opposé. Mais j’étais inquiet.
Le 28 décembre 1999, âgé de 15 ans, alors que vous avez déjà été présenté au président de la Chine, Jiang Zemin, qui a avalisé le choix des autorités tibétaines, vous sautez d’une terrasse de votre monastère et fuyez à travers les montagnes, au péril de votre vie, vers l’Inde. Etait-il important pour vous de rencontrer le dalaï-lama dans son exil de Dharamsala?
Beaucoup de kilomètres séparent le dalaï-lama des habitants du Tibet. Mais ces derniers se sentent proches de lui. Tous ceux qui parviennent à fuir souhaitent en premier lieu rencontrer le dalaï-lama. C’est, pour eux, la réalisation d’un vieux rêve. Et ça l’a été pour moi, aussi.
Comment décririez-vous aujourd’hui votre relation avec lui?
Sa Sainteté le dalaï-lama est le leader spirituel et temporel de tous les Tibétains. C’est un homme hors pair. Sur le plan temporel, il est d’une grande dignité. Sur le plan spirituel, il joue un rôle de premier plan, qui est reconnu dans le monde entier. A titre personnel, j’ai la chance d’entretenir d’excellentes relations avec lui et de recevoir ses conseils.
Sur Internet, une vidéo circule dans laquelle il se tourne vers vous et affirme : « Vous devez continuer mon travail. » Cela doit-il être interprété dans un sens spirituel et temporel?
Il s’adresse ainsi à tous les Tibétains, et en premier lieu aux jeunes. C’est à ma génération de protéger, de préserver, de maintenir et de transmettre l’héritage de nos ancêtres. Afin de préserver la spiritualité et la culture tibétaines, nous devons protéger notre identité. Dans la séquence vidéo à laquelle vous faites allusion, il me semble que le dalaï-lama exprime notre proximité.
Si vous deviez succéder au dalaï-lama, sur les plans spirituel et temporel, seriez-vous prêt à le faire?
Sa Sainteté le dalaï-lama me conseille de rester soigneusement à l’écart des questions politiques. Dans ma position, la seule chose qui m’importe est d’aider au maintien de l’héritage culturel et religieux du peuple. Comme individu et comme Tibétain, ma priorité est la condition de mes frères humains, tibétains ou non. Je n’aspire pas à une autre position ou à un autre statut que ceux que j’occupe aujourd’hui. Ce que j’ai me suffit largement. Je ne demande rien de plus.
Pourtant, vous êtes reconnu à la fois par le dalaï-lama et par le gouvernement chinois. A cet égard, vous occupez une position unique. Mieux, depuis votre départ de Chine, Pékin n’a pas émis de remarque hostile vous concernant. N’êtes-vous pas en mesure de faciliter un dialogue, à l’avenir ? Il y a toujours eu, dans les siècles passés, une relation étroite entre le karmapa et l’empereur de Chine.
Ces temps-ci, hélas, je ne vois guère de raison d’être optimiste. En théorie, en effet, je pourrais sans doute jouer un rôle positif ou utile. Je ne parle même pas de politique, mais de simples relations humaines. Chacun doit revenir au bon sens et abandonner toute rigidité idéologique. En pratique, toutefois, comment faire ? La paranoïa règne et nous sommes condamnés à l’immobilisme. Comme Tibétain, comme être humain, si l’opportunité devait se présenter, je serais heureux de contribuer à un déblocage.
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Source: L’Express