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À croire et à manger. Religions et alimentation

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Alimentation et religion

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Par Jack Goody – Cambridge University

Qui dit religion dit alimentation. Ne serait-ce que pour le pain quotidien.
Mais on se situe là dans le registre de la demande. Or il y a aussi les rituels en
soi, qui relèvent davantage du don. Dans les religions complexes, les religions du livre, l’alimentation est toujours présente à un moment ou à un autre, notamment parce que les fêtes, célébrées à intervalles réguliers, sont aussi des “festins” et qu’elles imposent préparatifs et préparations culinaires sur une base annuelle ou hebdomadaire.

En Afrique, on nourrit les dieux des mêmes aliments que les êtres
humains. Je dis ici « nourrir » au sens large parce qu’il n’est pas évident que les dieux ou les lieux sacrés qui font l’objet de sacrifices soient effectivement perçus comme « consommant » la nourriture qui leur est ainsi offerte. Les gens ne sont pas bêtes. Ils peuvent voir si celle-ci disparaît ou pas. Dans la plupart des cas, la nourriture offerte en sacrifice est consommée par ceux qui assistent à la cérémonie. Les LoDagaa, dans le Nord du Ghana, ne laissent que le sang de l’animal sur l’autel, éventuellement aussi un petit morceau de son foie, mais le reste est découpé et distribué, parfois même « happé » par les membres de l’assemblée qui relèvent de la catégorie adéquate. Le partage est formalisé, déterminé à l’avance, mais sa mise en oeuvre donne lieu à des manifestations sonores et d’excitation à la perspective de la viande. Tous les sacrifices, cependant, n’ont pas droit au même traitement : certains sont considérés comme quelque chose de si sérieux que l’offrande est jetée de côté. L’assemblée ne peut pas la consommer, si bien que la carcasse est abandonnée aux « parents à plaisanterie », ceux qui ont « la capacité de rendre froides les choses chaudes ».

Toutes les offrandes ne prennent pas la forme de viande. La bière, par exemple, accompagne toujours la mise à mort d’un animal. Et certaines offrandes, particulièrement lors de cérémonies de premières funérailles,
consistent en céréales. Les sociétés néolithiques d’Afrique, toutefois, tiennent au sacrifice animal. Même un animal isolé destiné expressément à la table doit être tué dans les formes. C’est comme si le fait de verser le sang, non seulement d’un être humain (zii tfir en dagara), mais d’un animal, comme si le fait d’ôter la vie, de quelque façon que ce soit, devait être racheté.

Le besoin de sacraliser la mise à mort semble être un élément important dans l’abattage formalisé qui intervient pour préparer la viande halal dans les religions juive et musulmane. Sinon, dans les religions du livre, on n’a pas recours au sacrifice, en tout cas à des offrandes de sang, mais à des procédures orales, à des formules plus ou moins précises tirées de prières assez largement écrites, à des offrandes de mots. En même temps, les offrandes concrètes aux dieux n’ont plus cours. Parce que les religions du Proche-Orient étaient monothéistes, il s’agissait d’un Dieu au sens d’un Très-Haut, qui, ayant créé toutes choses, n’avait nul besoin d’offrandes, et qui, de toutes façons, relevait davantage du domaine « spirituel » que « matériel ». Mais les religions écrites avaient des fêtes périodiques, d’inspiration religieuse, qui requéraient des moments de jeûne (fasting),ou de festin (feasting), souvent liés aux phases de la vie du prophète, Jésus, Mahomet ou Moïse. Lors des jeûnes, la communauté se privait de certains aliments ; lors des festins, elle se gorgeait de denrées spéciales, de gâteaux de Noël, de pâtisseries pascales, friandises qui en Europe étaient truffées de fruits secs et d’épices, de produits exotiques venus de pays lointains. Jeûnes et festins distinguaient les grandes occasions de l’ordinaire de la consommation courante. Par ailleurs, certaines sociétés (d’Eurasie, pas d’Afrique) étaient stratifiées en fonction de certains types de recettes ou de service. Ce genre de stratification culinaire avait des implications religieuses, en particulier parce que les religions, dans ces sociétés, s’opposaient souvent aux stratifications. « Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au royaume des cieux ». Tel était d’ailleurs le cas dans d’autres religions, non pas tant en Chine (cf. Meng-Tzu), que dans l’islam. Selon le grand historien musulman Ibn Khaldoun, la question avait même un aspect écologique :
« Il faut savoir que les effets de l’abondance sur le corps se retrouvent jusque dans les questions de religion et de culte divin. Les frugaux habitants du désert et ceux des régions peuplées qui se sont habitués à la faim et à l’abstinence des plaisirs s’avèrent davantage religieux et prêts au culte divin que les gens qui vivent dans le luxe et l’abondance. En effet, on peut observer qu’il y a peu de personnes pieuses dans les villages et dans les villes, dans la mesure où les gens qui y vivent sont généralement têtus et négligents, ce qui est lié à un usage immodéré de viandes, d’assaisonnements et de blés raffinés ».
Il poursuit : « l’existence des hommes pieux et des ascètes se limite donc
au désert, dont les habitants mangent frugalement » (1969 : 67). Les religieux ne sont pas enclins « au luxe et à l’abondance » ; corpulents, ils font l’objet de plaisanteries, sont impossibles à prendre au sérieux ; pour entrer en
communication avec Dieu, il est souvent nécessaire de jeûner, de renoncer « au luxe et à l’abondance », aspect de la vie religieuse qui caractérise toutes les religions du livre du monde. Il y a là une différence avec les pratiques des
religions orales caractéristiques des sociétés d’avant l’âge du bronze.

Il va de soi que les sacrifices animaux que j’évoquais n’ont lieu que dans
des sociétés néolithiques où la domestication du blé et de l’animal s’est faite. Les sociétés vivant de la chasse et de la cueillette ne peuvent avoir que des façons différentes, plus abstraites, de communiquer avec leurs dieux : visions et transes en Amérique du Nord, rassemblements tribaux en Australie tels que ces corroboree que Durkheim a analysés et en lesquels il voyait les origines mêmes de la vie religieuse. Mais l’alimentation n’est devenue un élément significatif de la religion qu’avec la domestication des plantes et des animaux concernés. L’âge du bronze a connu une révolution dans les modes de production ruraux, avec des conséquences majeures pour la vie urbaine. L’avènement de la charrue et de la traction animale, ainsi que l’irrigation des terres, ont énormément augmenté les rendements par individu, et, dans le deuxième cas, les rendements au mètre carré. Certains ont pu en profiter, d’autres non. La stratification sociale, strictement limitée encore dans la période précédente du néolithique, s’est très largement répandue, si bien que les riches ont développé une culture très différente des pauvres, y compris dans le domaine alimentaire.
Avec l’âge du bronze, les religions écrites ont fait leur apparition, avec leurs prophètes et leurs croyances, ainsi que le type de différenciation que Khaldoun notait entre la ville et le désert. Trop de consommation, pas assez de religion. La religion du livre s’engage souvent dans le don aux membres plus pauvres de cette communauté différenciée, elle invite à donner la sadaqa du vendredi, à aider la veuve et l’orphelin, à apporter un soutien aux autres membres du culte. La charité, caritas, fait partie intégrante de ces religions différenciées, ce qui inclue en premier lieu le devoir de donner à manger aux autres ici-bas, sur terre, plutôt qu’au ciel. Dans certaines sociétés stratifiées, parallèlement aux différenciations alimentaires et culinaires reposant sur des critères de classe, les dieux ont un régime alimentaire spécial, par exemple l’ambroisie dans le cas des divinités grecques. En règle plus générale, cependant, quand ils ne jouissent pas des fruits de l’offrande ou du sacrifice, ils attendent davantage d’être « nourris » sur un plan spirituel, par la parole, par la prière.

En termes freudiens, la religion commence par un repas, dans la mesure où le complexe d’Oedipe, qui représente le début de l’organisation sociale, y compris de la religion (cf. Totem et Tabou), ne consiste pas seulement à tuer le père, mais également à manger son corps. Je n’entends pas discourir ici sur le cannibalisme, mais il n’est pas inutile de se demander pourquoi nous (et pas les autres animaux) nous retenons de manger la chair humaine. Dans le domaine religieux (et dans la vie en général), le fait de renoncer à un aliment est aussi important que de le consommer, qu’il soit tabou ou pas. Et, comme Audrey Richards l’a souligné dans Hunger and Work in a Savage Tribe, aux yeux des anthropologues, renoncer à de la nourriture apparaît comme un trait aussi fondamental de l’humanité que de renoncer aux relations sexuelles. L’acte de renoncer à un aliment est largement répandu dans les sociétés non complexes, en particulier sous la forme du totémisme, de l’interdiction – il y en a d’autres – de manger l’animal ou l’aliment qui est associé au clan ou au lieu sacré, une interdiction qui ne « coûte » pas grand-chose en termes nutritionnels, dans la mesure où cet aliment ne constitue pas une part importante du régime alimentaire. Ce qui, évidemment, n’est pas toujours le cas.

J’ai connu un homme, chez les LoDagaa, qui ne buvait pas de bière, privation considérable là-bas, puisque cette boisson accompagnait toutes les festivités et qu’elle constituait pour beaucoup une part essentielle de leur alimentation – la bière fraîche contient en effet une part importante de la valeur nutritive des céréales dont elle provient. Mais les kontome, les « esprits », les êtres de la nature sauvage, lui avaient dit de renoncer à la bière à cause d’un malheur qui lui était arrivé. Et il s’y était tenu. Mais il s’agit là d’une renonciation individuelle. Or les groupes ont aussi des normes pour renoncer à des aliments que d’autres jugent importants. Il suffit de considérer les pratiques des végétariens en Europe et, bien sûr, de leurs équivalents chez les brahmanes d’Inde. J’ai vu une femme jaïn passer des heures à trier le riz au cas à la recherche de charançons parce que les membres de cette communauté sont eux aussi végétariens et qu’à ce titre ils mangent du riz mais évitent les charançons.

En fait, ils évitent également de consommer les légumes qui, comme l’oignon,
ont une racine manifeste parce que les arracher au sol revient à les « tuer ». La même idée apparaît chez James Frazer, en particulier dans The Golden Bough (Le Rameau d’or), où une mise à mort de l’Esprit des blés intervient lors des récoltes quand une faux ou une faucille est utilisée pour « tuer » le grain.

L’évocation de l’Esprit des blés nous amène d’ailleurs au néolithique, où l’humanité, pour se nourrir, abat les plantes et les animaux mêmes qu’elle a cultivés ou élevés, auxquels elle a donné la vie. Cette « mise à mort » n’implique pas de renoncer réellement à l’aliment, mais elle implique une certaine précaution vis-à-vis de sa consommation, un sacrifice préliminaire à l’Esprit des blés par exemple ou des procédures formalisées pour tuer ou sacrifier les animaux comme dans la préparation de la viande hâlal chez les musulmans ou les juifs. Chez les chrétiens, qui mangent tout dans la création, la mise à mort de l’animal s’accompagne de compassion, comme avec l’agneau, qui peut représenter la crucifixion de Jésus. Dans le judaïsme, on pense évidemment à Abraham tuant le bélier (en sacrifice au Très-Haut) à la place de son fils Isaac. Dans l’islam, on tue (mais on ne sacrifie pas, à mon sens) un mouton pour l’Aïd.
Ôter la vie pour se nourrir – y compris, pour certains, la vie des plantes – est une forme d’offrande délicate qui fait ressortir toute l’ambivalence vis-à-vis du sang versé, de la vie qui prend fin – et, pour y faire face, on a recours à des réponses religieuses, on invite les puissances supranaturelles à sa table ou autour du feu.

En effet, pour en revenir à ce qui différencie les religions du livre, il faudrait peut-être considérer la sacralisation de la nourriture, à l’exemple de la prière que l’on avait coutume de dire à chaque repas chrétien, non simplement comme une façon de rendre grâce à Dieu pour le repas, mais de demander grâce, de nous excuser, nous qui y participons, d’avoir ôté la vie pour la garder.
Ces prières et ces grâces ont disparu de la plupart de nos tables familiales, hormis peut-être lors des fêtes religieuses. Mais il est intéressant de se souvenir que, jusqu’à très récemment, tous les repas importants se voyaient sacralisés de cette façon – et que, jusqu’à ces derniers temps, dans mon université à Cambridge, avant chaque repas du soir, on disait collectivement les grâces. Il serait difficile de dire quelles conséquences cette tendance à la sécularisation a pu avoir sur nous, mais il est clair que le libre jeu de la pensée scientifique a eu sa part dans ce processus. Nous n’avons plus besoin que les dieux bénissent ce que nous consommons. Débarrasser la nourriture de ses rapports avec la religion fait bien partie de ce processus.

Source : découvrez l’excellent site Lemangeur-ocha.com

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