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La miniature moghole, éclectique et raffinée – par Jean-Paul Roux

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La miniature moghole, éclectique et raffinée

par Jean-Paul Roux

Jean-Paul Roux, Directeur de recherche honoraire au CNRS Ancien professeur titulaire de la section d’art islamique à l’École du Louvre

La peinture moghole, contrairement à la peinture ottomane de manuscrits, connut très tôt une large audience et conquit la faveur des historiens de l’art et du grand public. L’intervention des Portugais aux Indes, puis l’occupation française et anglaise ne manquèrent pas d’y contribuer. Rembrandt lui-même ne jugea pas inutile de copier certaines œuvres indiennes. Dès le XVIIe siècle, des collections entières entrèrent dans les musées, d’abord à la Bodleian d’Oxford, puis à Paris, à Londres ou à Dublin. Jean-Paul Roux auteur d’une Histoire des Grands Moghols (Fayard, 1988), fait revivre pour nous cet art éclectique, subtil et raffiné dont le charme incomparable a su défier les siècles.

Akbar, un souverain passionné de peinture

Akbar.jpgL’école miniaturiste des Grands Moghols naquit sous le règne de Humayun, fils du fondateur de l’Empire. Contraint à l’exil par l’usurpation de l’Afghan Chir chah (1538), Humayun alla se réfugier en Iran à la cour du Safavide chah Tahmasp, où il se prit de passion pour la miniature iranienne. Il décida deux maîtres encore jeunes à s’attacher à lui, les emmena à Kabul en 1549, puis à Delhi quand il put reconquérir son trône (1555). Mort accidentellement un an plus tard, il laissa les deux artistes à son fils Akbar (1556-1605).

Le nouveau souverain, homme de très grande culture et plus passionné encore que son père pour la peinture, fonda un atelier de peintres dont il confia la direction aux deux immigrés et y fit venir des artistes des diverses régions de son empire. Ils apportèrent évidemment avec eux les traditions locales dont ils étaient imprégnés et le souvenir des grands foyers si brillants – pensons par exemple à Ajanta – de l’antique peinture hindoue. On est en droit de conclure qu’ils furent plus nombreux à travailler pour l’empereur que les musulmans eux-mêmes. C’est à leur présence, plus sans doute qu’à la traduction en persan des œuvres littéraires classiques hindoues ordonnée par Akbar, que l’on doit les nombreuses représentations de yogis, d’ascètes, de renonçants qui furent exécutées très tôt et pendant longtemps. Syncrétiste, Akbar voulait créer une unité indienne en fondant aussi étroitement que possible culture musulmane et culture indigène, ou plutôt les différents courants de celle-ci. Les Iraniens eurent pour tâche d’initier les Indiens au délicat travail de la miniature qu’ils ignoraient à peu près totalement ; les Indiens de détacher les miniaturistes de la tradition persane pour créer une nouvelle école dont, très vite, la personnalité ne tarda pas à s’affirmer. Attentif, Akbar visitait chaque semaine son atelier, se faisait montrer les œuvres réalisées, récompensait les meilleurs et distribuait titres et surnoms ronflants – « Merveille de l’époque » – à ceux qu’il appréciait le plus. Cela nous permet de connaître les noms d’une centaine de peintres portés sur des registres avec les œuvres qu’ils avaient créées. Autoritaire, il choisissait les sujets à illustrer, au début œuvres musulmanes ou hindoues, épiques, poétiques et littéraires, un peu plus tard, parce qu’il prenait goût à l’histoire, œuvres historiques, célèbres ou de circonstance, telles les mémoires de son grand-père Babur – Vakiyat, « Événements », vulgairement nommé Babur name. Plus tard, il obligera les grands personnages de son entourage à se faire portraiturer, comme il le faisait lui-même.

Du travail collectif à la création personnelle

L’influence persane, dans les premières décennies, demeura prépondérante au point qu’on peut hésiter à attribuer certaines peintures à l’Iran ou à l’Inde, bien que déjà on tendît à se détacher d’elle parce que l’empereur prônait l’énergie, l’emphase, le grandiloquent. Comme on manquait encore d’artistes qualifiés ou complets, on en faisait travailler plusieurs sur une même feuille de papier, l’un traçant le dessin, un autre faisant les visages, un troisième posant les couleurs. Ce travail collectif avait des avantages, mais étouffait le génie personnel et rendait les compositions hybrides, d’une uniformité un peu monotone, souvent de valeur inégale. Rien ne remplace jamais le génie individuel. Pour les quatorze cents miniatures d’un des premiers grands textes mis en chantier, le Hamza name, histoire d’un oncle du Prophète (vers 1562-1577), il n’y eut pas loin de cent personnes à travailler. À partir de 1590, plus encore après 1600, Akbar encouragea les créations individuelles et souhaita que chaque artiste réalisât entièrement son œuvre. Les personnages héroïques, nés de l’imaginaire, demeuraient à la mode : un manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France montre le géant Udj, issu de la tradition arabe, qui cherche à détruire les armées de Moïse en lançant sur elles des montagnes. Mais, à peu près à la même époque, Akbar exigea que les portraits reproduisent non seulement avec fidélité les traits du personnage – ce qui était contraire sinon à la loi musulmane, peu claire sur ce sujet, du moins à la philosophie islamique – mais expriment la vérité psychologique. Cette volonté amena un changement profond et dans l’esthétique et dans la qualité des œuvres.

L’arrivée des Européens au XVIe siècle

Un changement encore plus radical résulta de l’arrivée des Européens et de l’accueil qu’on leur fit. Akbar, qui tendait à l’œcuménisme, invita les jésuites à sa cour dès 1578, puis à nouveau en 1582, en 1593 et en 1594. Ils y apportèrent des cadeaux, objets de culte qu’Akbar fit aussitôt étudier et reproduire par ses artisans, et cette célèbre Bible polyglotte d’Anvers qui exerça une influence capitale. On copia les gravures occidentales, Dürer et surtout les Flamands et dès les années 1580, fut peint ce Saint-Jérôme, d’un peintre encore non identifié, qui connut un succès énorme et fut maintes fois reproduit dans la suite des temps avec plus ou moins de bonheur. On vit peu après des Nativités, des Vierges à l’enfant, des Descentes de Croix, des portraits d’Européens et des figures allégoriques, ces dernières particulièrement appréciées. Les plus grands peintres moghols s’en emparèrent, les uns, comme Basawan, pour les reproduire avec fidélité, les autres, comme Kusi Das, pour s’en inspirer ou les interpréter. On oublia vite le contexte religieux. On se souvint de la perspective, du modèle, du volume, du réalisme qui en découlaient.

L’apport européen allait dans le sens souhaité par la couronne. Celle-ci désirait de plus en plus que l’on cherchât la vérité et la précision. Akbar l’avait prôné. Son successeur, Djahangir (1605-1627) le fit plus encore. Cet esthète, réputé à juste titre pour sa cruauté, alla jusqu’à faire venir, vers 1618, un de ses seigneurs mourant de ses débauches pour qu’un peintre saisit sur son visage les affres de l’agonie, – c’est le Portrait d’Inaqat khan mourant, conservé à la Bodleian Library d’Oxford. La seule chose qui put échapper au naturalisme du peintre fut la femme, inaccessible dans son gynécée, dont les portraits restèrent stéréotypés et idéalistes.

L’apogée de l’art du portrait…

Les règnes de Djahangir et de chah Djahan (1627-1658) furent ceux de l’apogée culturel de l’empire. Le premier de ces princes, jugeant que l’atelier de son père comptait trop d’artistes de second ordre, les licencia pour n’y conserver que des maîtres confirmés. La production impériale y gagna en qualité et la peinture officielle acquit une maîtrise encore inégalée. Quant à ceux qui avaient été mis à la porte, ils durent se débrouiller pour continuer à exercer leur art et eurent recours aux mécènes : ainsi naquit une école plus indépendante, dont la liberté d’expression ne parvint pas à compenser l’absence de grand talent, mais qui s’enrichira considérablement par la suite, dans la seconde moitié du XVIIe siècle et plus tard aux XVIIIe et XIXe siècles. Sous Djahangir et chah Djahan, le portrait ne cessa de se perfectionner et produisit des œuvres vraiment remarquables comme Djahangir contemplant le portrait de son père Akbar (1620), conservé au musée Guimet, tandis qu’apparaissaient avec timidité les scènes intimistes appelées à un grand avenir.

… mais aussi de l’art animalier et floral

C’est alors que se développa l’art animalier et floral qui avait vu le jour sous Akbar. Djahangir, passionné d’histoire naturelle, encouragea la création d’herbiers et de bestiaires, où figurèrent arbres et fleurs indigènes ou « exotiques », chevaux, éléphants, dromadaires, béliers, zèbre importé d’Éthiopie, insectes, en particulier des papillons, dont les ailes se prêtent si bien aux fantaisies du coloriste : dès 1600, à une époque où le réalisme est moins grand, où le dessin est plus spontané et les teintes d’une exquise fraîcheur, on en donne une magnifique image. Dans ce parc zoologique, les oiseaux occupent la première place, parfois dans des compositions savantes et admirablement équilibrées. Il est impossible de nommer tous les peintres animaliers et difficile d’en élire un en particulier. Peut-être accorderai-je la première place à Miskina, graphiste émérite, dont les œuvres présentent une harmonie chromatique exceptionnelle en jouant avec les tonalités vives et plates. Quelques dessins montrent des animaux composites, dont le corps est fait d’une multitude d’êtres humains ou animaux qui s’enchevêtrent : peu nombreux au temps d’Akbar, ils deviennent à la mode au XVIIIe siècle, à un moment où l’Iran des Qadjars les connaît aussi. Hasard d’une rencontre ? On peut en douter. Généralement étudiés pour eux-mêmes, les animaux apparaissent aussi dans des combats qui mettent en évidence leur puissance et leurs mouvements. On peut envisager qu’ils traduisent une très vieille tradition des Turcs, attestée dès la préhistoire : c’est du moins ce à quoi font inévitablement penser les combats de chameaux.

Quand chah Djahan monte sur le trône, la peinture n’a plus grand-chose à apprendre, plus grand domaine à explorer. Le nouveau souverain, avant tout architecte et amoureux du marbre blanc qu’il fait travailler avec des incrustations d’une finesse extrême – son chef-d’œuvre, le Tadj Mahal d’Agra en apporte le plus éclatant exemple – fait cependant encore progresser, s’il se peut, l’art du portrait : celui-ci demeure d’une perfection technique absolue, mais se soucie moins de la vérité psychologique et plus de la joliesse et de la délicatesse.

Au XVIIIe siècle,

des œuvres provinciales flattent le goût des bourgeois et des voyageurs

Le très fanatique Awrengzeb (1658-1707), hostile à tout ce qui n’est pas conforme à la plus stricte loi musulmane, fait fermer l’atelier impérial de miniature. Les peintres, comme jadis ceux renvoyés par Djahangir, sont obligés de vivre du mécénat. Ceux qui restent dans les grandes villes impériales finissent, au XVIIIe siècle, par y former une école qu’on appelle un peu arbitrairement « École de Delhi ». Beaucoup d’autres partent travailler chez des radjahs de province ; ils y exercent une influence profonde sur des arts provinciaux notamment sur celui du Radjahstan qui prolonge, avec plus de sécheresse, l’école des Grands Moghols. Leur génie est contraint de se plier non aux goûts de princes amateurs éclairés, mais à ceux des acheteurs ou des commanditaires. La peinture qui, jusqu’alors avait été aristocratique, devient plus populaire et cherche à flatter une clientèle de riches bourgeois que vient renforcer celle des voyageurs européens en quête de souvenirs. Plus que jamais, par mercantilisme, les peintres recopient les œuvres anciennes, non sans habileté, ce qui vaut à ces faux une cote très au-dessus de leur valeur.

Tout n’est pourtant pas mauvais dans les productions tardives et il y a à la fois intense poésie et charme réel dans ces scènes nocturnes, apparues sous chah Djahan et qui deviennent tout à fait à la mode au XVIIIe siècle comme Le prince Murad recevant de nuit une dame, de 1660, aujourd’hui au Victoria et Albert Museum de Londres ou, un siècle plus tard, les peintures de Faizullah. Beaucoup moins belles, malgré une série d’œuvres de qualités datées des années 1740-1780, mais infiniment plus appréciées du public, sont ces innombrables représentations de femmes faisant leur toilette, ou croquées simplement dans leur intimité. Cette intrusion dans le monde féminin renoue, par-delà les siècles, avec la grande tradition de la sensualité indienne. Mais celle-ci n’apparaissait-elle pas en filigrane tout au long de la courte et brillante carrière de la miniature moghole ?

Source Clio.fr

Jean-Paul Roux

Mars 2002

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