04.09.2009
C’est l’histoire d’un homme qui cherche un bouddha perdu. La passion le dévore depuis des lustres, ses confrères soupirent, ses bailleurs se lassent mais Zemaryalaï Tarzi, entêté, ivre de son rêve, persiste à gratter les pieds de la falaise de Bamiyan.
Il faut imaginer cet archéologue sexagénaire, franco-afghan, professeur à l’université de Strasbourg, jouant de la truelle dans ce décor somptueux, écrin de verdure serti de montagnes fauves, plissées par la fonte des neiges. Il s’est coiffé d’un chapeau de toile pour s’abriter du soleil qui s’abat dru.
Nous sommes dans l’Afghanistan central, à la jointure des chaînes de l’Hindou-Kouch et du Koh-i-baba, au coeur de ce Hazarajat chiite dont les habitants ont hérité leurs yeux bridés des cavaliers mongols de Genghis Khan.
Bamiyan ? Les bouddhas, oui, les fameux bouddhas de Bamiyan. On pleure presque à la vue des niches vides, sombres comme des catafalques, creusées dans l’ocre falaise. Les deux statues géantes – 55 mètres et 38 mètres – s’y dressaient face à la vallée avant que les talibans ne les pulvérisent à la dynamite un infâme jour de mars 2001. Le mollah Omar, le chef suprême des talibans – alors au pouvoir à Kaboul – avait condamné à mort ces « idoles » comme on livrerait des criminels au peloton. Les icônes châtiées avaient 1 800 ans. De leur pignon de glaise, elles avaient vu défiler le spectacle des siècles, s’ébranler les caravanes de la route de la soie, débarquer des moines chinois en quête de textes sacrés. Et bien plus tard, elles avaient cédé le ciel de la foi aux conquérants du Dieu unique – Allah – qui les avaient laissées tranquilles, si longtemps. Elles s’étaient laïcisées en figures de légende, recyclées dans le folklore populaire. L’allégorie de l’amour malheureux. Roméo et Juliette au pied de l’Hindou-Kouch. Lui, c’était Salsal. Elle, Shamama. Ils s’aimaient d’un amour impossible et, plutôt que de vivre séparés, se transformèrent en statues d’argile. Que n’a-t-on laissé le mythe nourrir les imaginations villageoises ?
Les niches sont vides et leurs parois lézardées, outrage des talibans, du vent, de la neige, de la chaleur, des séismes. L’Unesco perfuse les brèches de ciment pour éviter un émiettement général.
Faut-il donc désespérer de Bamiyan ? Zemaryalaï Tarzi, lui, y croit toujours. L’aventure des bouddhas, selon lui, n’est pas close. Cet archéologue de noble lignée, issu d’une famille de lettrés et de diplomates, qui s’exila en 1978 en France après avoir fui le régime communiste, caché dans le coffre d’une voiture, est convaincu de l’existence d’un troisième bouddha, un bouddha couché celui-là. De taille bien plus impressionnante – 300 mètres ! -, il serait inhumé quelque part au pied de la falaise, allongé dans un monastère englouti qui reste à découvrir.
M. Tarzi connaît bien son affaire. « Je suis le père de l’archéologie afghane », clame-t-il un brin pompeusement. Il fut en effet, dans les années 1970, le directeur de l’archéologie et de la préservation du patrimoine en Afghanistan. Il eut alors tout le loisir de travailler sur Bamiyan, et notamment d’étudier les textes. Les récits de voyage du moine bouddhiste chinois Xuanzang, qui visita Bamiyan autour de 630, retinrent toute son attention. Le pèlerin mentionne non seulement les deux bouddhas géants sculptés à flanc de falaise, connus de tous, mais aussi « une statue couchée du Bouddha qui entre dans le nirvana ». Et le voyageur de fournir des distances (exprimées en lis chinois) et des repères cardinaux. Depuis la découverte de ce texte, le compas de M. Tarzi vrille en tous sens et ses cartes d’état-major se griffent de flèches. Il y a un peu de la fièvre d’une chasse au trésor dans cette quête du bouddha couché.
Les périls n’ont pas manqué depuis qu’il a commencé à prospecter en 2002. Il a dû apaiser un chef de guerre armé de sa kalachnikov, désamorcer une rivalité potentielle avec des archéologues japonais, acheter à un paysan sa récolte de pommes de terre avant une fouille, courtiser sans cesse des mécènes de plus en plus difficiles.
Le temps file, mais le bouddha couché demeure introuvable. En attendant, M. Tarzi et son équipe – archéologues afghans et doctorants de l’université Marc-Bloch de Strasbourg – découvrent des monastères enterrés et exhument pièce sur pièce. Têtes de divinités bouddhiques en argile polychrome, bras de bouddha, pieds de bouddha, stupa, pièces de monnaie, éclats de céramique. Le socle de la falaise est un véritable joyau archéologique. « Bamiyan était un prestigieux centre artistique », souffle M. Tarzi.
A la vérité, c’est tout l’Afghanistan qui regorge de reliques bouddhiques, affleurant au moindre coup de pioche, témoignage d’un passé aux fastes confluences. L’art Gandhara, mariage du bouddhisme venu d’Inde et de l’esthétique grecque apportée par Alexandre le Grand, est la forme la plus aboutie de ce syncrétisme dont l’Afghanistan fut jadis le creuset et qui effaroucha récemment les talibans.
On ne peut que souhaiter à M. Tarzi de réaliser son rêve, d’assouvir sa folle ambition d’offrir au monde ce troisième bouddha géant de Bamiyan. Mais il n’y aurait point de drame si l’affaire devait s’ensabler. La puissance du rêve a déjà levé sa moisson de petits trésors.
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Frédéric Bobin
Source : www.lemonde.fr