LE TROISIÈME SEXE
16.03.2009
Au Mexique, on les appelle les muxés. Au pays de Ghandi, les hijras, et en Thaïlande, les kathoeys. Leur point commun: se travestir, et pouvoir ainsi quitter leur corps d’homme pour se glisser dans celui d’une femme.
Depuis mai, les élèves de l’école secondaire Kampang, située dans une région rurale de Thaïlande, peuvent choisir leurs toilettes: celles pour les femmes, celles pour les hommes… ou les autres, exclusivement réservées aux travestis.
Une silhouette coupée en deux orne leur porte: la moitié représente un homme en pantalon peint en bleu, l’autre moitié, une femme en jupe dessinée en rouge. Cette «initiative sanitaire» du directeur de l’établissement Kampang répond aussi à une étude de l’école, qui a démontré que plus de 200 des 2600 élèves se considèrent comme transgenres.
Le ministère de l’Éducation siamois est tellement emballé par cette décision de l’école Kampang — la seconde après celle d’un institut technique du nord-ouest de la Thaïlande de proposer des «petits coins» tranquilles «Lotus rose» à ses élèves, en 2003 —, qu’il compte recenser les étudiants transgenres dans les universités en vue de leur installer ultérieurement des toilettes séparées. Mais, si ces établissements scolaires ont fait preuve d’ouverture, qu’en est-il de la réalité quotidienne des kathoeys? Se conjugue-t-elle avec les mots tolérance et acceptation?
Reality show
À chaque coin de rue ou presque de Bangkok, capitale de la Thaïlande, on croise une superbe femme, qui est en fait… un homme moins vrai que nature! Et personne ne songerait à la (ou le) dévisager en s’interrogeant sur sa véritable identité sexuelle: homme, femme… ou troisième sexe. Dans un pays où le bouddhisme, la religion reine, porte haut les valeurs de tolérance, les quelque 180 000 kathoeys se fondent dans la société siamoise. Sur leur carte d’identité, le titre «Mademoiselle» est désormais autorisé, depuis septembre 2007. Le célèbre concours de beauté Miss Tiffany’s Universe, réservé aux transgenres et aux transsexuels, est retransmis en direct sur les chaînes de télévision. Et, professionnellement, les milieux artistiques (séries télé, danse, maquillage, chant), commerces (boutiques de beauté, restaurants, massages) ou les bureaux les accueillent sans sourciller.
Mais toute ouverture cache… des fermetures. Car le kathoey, considéré dans la religion bouddhiste comme la réincarnation d’un être ayant notamment commis dans une vie antérieure un inceste ou une autre faute sexuelle, subit une discrimination quotidienne. Le kathoey très (trop?) efféminé sera rarement mis en lumière par son entreprise, trop effrayée qu’il puisse ainsi représenter l’image de la marque…
Le kathoey est toléré, mais difficilement accepté. En travaillant notamment dans les bars et les émissions de télévision, où les shows le montrent souvent sous un jour caricatural ou excentrique, voire ridicule, il reste emprisonné dans un carcan de préjugés et de stéréotypes dont il se défait très difficilement.
Dans une société patriarcale où changer de sexe n’étonne personne — pour environ 1500$, un homme se transforme en femme dans un hôpital, et les hormones sont en vente libre! —, le kathoey est régulièrement l’objet de moqueries de la part de «vrais» hommes et femmes; on le nomme alors le ladyboy ou «la femme de second type», ce qu’il refuse d’être.
Il veut se défaire de ce corps masculin qui l’enveloppe car il est et se sent une «véritable» femme. Selon les explications données lors d’une conférence à l’École normale supérieure de Paris par le sexologue François de Carufel, professeur à l’Université catholique de Louvain, en Belgique: «Leur identité est féminine; ils sont attirés par les hommes, les «vrais», pas les homosexuels. D’ailleurs, ils ne fréquentent pas les gais et se prostituent dans les milieux hétérosexuels.» Comme l’a confié Bo, un kathoey, à la journaliste Marie Labat, du magazine francophone Gavroche, distribué en Thaïlande: «En être un reste un combat de tous les jours.»
Et les muxés?
Au Mexique, Monsieur a un rôle parfaitement défini: il occupe les pouvoirs économique et politique, pendant que Madame dirige, elle, la sphère familiale. Bref, un homme «est un homme», et non un mâle efféminé, porté vers le travestisme, donc aussitôt méprisé et considéré comme un homosexuel.
Mais, à Juchitán, une ville de 80 000 habitants de culture principalement zapotèque située dans l’État d’Oaxaca, au sud du Mexique, le muxé (nom dérivé du mot espagnol mujer) est un membre à part entière de la société. La raison? Sa proximité intime avec les femmes zapotèques, qui, comme le souligne Jacinthe Brisson, doctorante au Département d’anthropologie de l’Université Laval, «possèdent un certain pouvoir et une autorité, et dont les rôles sont socialement valorisés».
Les muxés sont ainsi considérés comme «les précieux gardiens d’une tradition ancestrale dont les Zapotèques sont extrêmement fiers et jaloux — ils brodent, préparent les fêtes —, et développent une forte fibre artistique — ils enseignent les danses, sont coiffeurs», précise Marie-Ève Gauvin, étudiante en maîtrise de travail social, et qui prépare actuellement un mémoire sur les muxés.
Au XVIe siècle, à l’arrivée des colonisateurs espagnols, des récits parlaient déjà d’êtres «ni hommes ni femmes évoluant dans une sphère féminine, efféminés mais non travestis en femme, et avec des attributs masculins». Les muxés représentent ainsi le «troisième genre» de la société zapotèque, des hommes à orientation homosexuelle, mais ni condamnés ni rejetés. «Ils sont tolérés et acceptés parce qu’ils travaillent très fort et sont un apport économique important pour une famille. En plus, en ne se mariant pas, le muxé reste auprès de ses parents vieillissants, il veille sur eux», nuance Marie-Ève Gauvin.
Et, dans une société où la virginité des femmes est très importante, le muxé permet aux jeunes hommes de «prendre patience», d’assouvir leurs premières pulsions sexuelles. Sans oublier le Zapotèque marié, qui, en ayant des relations sexuelles avec un muxé, conservera ainsi une lignée familiale «pure» en ne concevant pas d’enfants illégitimes…
C’est la fête!
Pendant longtemps, à Juchitán, aucun travestissement féminin ne caractérisait les muxés. Parfois, des détails plus «filles» les trahissaient, comme un vernis à ongles un peu vif, ou des fleurs dans les cheveux, ou des manières efféminées, mais c’est lors de la première vela (fête), organisée en 1976 à la mi-novembre par les muxés, la vela des Intrépides Chercheuses de danger, que des spectacles de danse et de chants travestis — influencés par la culture transgenre internationale ou mexicaine — ont été présentés aux familles et aux amis. La fête a connu un immense succès qui, depuis, se renouvelle chaque année. Chez les Zapotèques, en effet, le sens festif est une véritable tradition que perpétuent magistralement les muxés de génération en génération.
C’est aussi durant cette première vela que les muxés ont enfin pu revêtir les vêtements traditionnels féminins ou ceux, plus exubérants, des dragqueens. Aujourd’hui, de nombreux jeunes muxés se travestissent dans leur quotidien et revendiquent leur identité féminine aux yeux de la société. Un désir profondément irritant, selon les vieux muxés, qui trouvent ce travestisme choquant! D’autant plus que la nouvelle génération commence aussi à prendre des hormones et à rêver d’implants mammaires…
Quant aux Zapotèques, leur tolérance envers les muxés s’est beaucoup effritée depuis les années 80 et l’arrivée du sida dans les communautés homosexuelles. Mais que les muxés se rassurent: à Juchitán, leur place dans la société zapotèque revêt toujours une grande importance. Contrairement aux hijras, en Inde…
Heures hindoues
Ni homme ni femme, le hijra se considère comme un être asexué parce qu’il a pris la décision de s’émasculer pour privilégier la vie spirituelle plutôt que sexuelle. Appelée nirvan, cette castration, interdite par la loi indienne, signifie «absence de désir et paix». Selon le chercheur S. Nanda, qui a étudié la communauté des hijras durant plusieurs années, le nirvan est d’autant plus dangereux que rien n’est entrepris pour arrêter l’hémorragie! En effet, le sang qui coule symbolise la virilité enfin emportée.
Très hiérarchisée, la communauté des hijras est dirigée par des gourous, soutenus financièrement et affectivement par les chelas ou disciples. Quant à la vie du hijra, elle dépend de la volonté de ses bienfaiteurs: la déesse-mère du panthéon indien, Bahuchara Mata, et Shiva, le dieu destructeur… Le regard de la société hindoue sur le hijra est double. Il inspire autant le respect que la méfiance. Respect, parce que leur castration, paradoxalement, apporterait la fécondité aux couples, d’où leur présence rémunérée aux mariages. Méfiance, à cause du mauvais œil qu’ils pourraient jeter aux gens.
Selon l’ONG Humsafar Trust, basée à Bombay, l’Inde compte actuellement près de six millions de hijras, des hommes travestis en femmes vivant du métier de danseur ou de musicien. Appelés aussi eunuques, mais pas toujours castrés, les hijras, qui englobent toutes les castes de la société ainsi que les hermaphrodites, existent depuis des siècles.
Alors qu’ils occupaient la fonction importante «d’hommes de confiance à tout faire» des maharadjas, ils doivent aujourd’hui se prostituer pour espérer survivre et tendent de plus en plus à se marginaliser. Surtout dans une société hindoue qui rejette les homosexuels; témoin, cette loi vieille de 146 ans, qui punit de prison «toute relation sexuelle contre nature».
Mais les résistances s’organisent! En mai et en juin 2007, le QueerFest, un festival pour les homosexuels, bisexuels et hijras, est organisé pour la première fois, à New Delhi. Réalisateurs, photographes et musiciens de toutes nationalités y parlent de l’homosexualité, sujet tabou en Inde. Et une heureuse nouvelle est tombée au printemps dernier dans le panier des hijras! Selon le quotidien Times of India, l’État du Tamil Nadu, situé dans le sud de l’Inde et comptant la plus importante population de transsexuels du pays (environ 100 000), les reconnaît maintenant comme un troisième genre; ils peuvent ainsi cocher un «T» sur leur carte de famille ou de rationnement. Une lettre qui vaut son pesant… de reconnaissance. Le hijra du Tamil Nadu peut désormais bénéficier de droits accordés à tout citoyen: homme, femme… ou «T». Et revendiquer son identité sexuelle, comme le muxé et, dans une moindre mesure, le kathoey.
Par Nolsina Yim
Source : clindoeil.canoe.com