Accueil Espace Bouddhiste Interreligieux René Soulayrol — Spiritualité de l’Enfant, d’un Elan pur à la Religion

René Soulayrol — Spiritualité de l’Enfant, d’un Elan pur à la Religion

76
1

SPIRITUALITÉ DE L’ENFANT – D’un élan pur à la religion

••• René Soulayrol, Cassis
Professeur honoraire de psychiatrie de l’enfant
à la Faculté de médecine de Marseille

Le nouveau-né porte
en lui un élan inné,
spontané vers une
réalité supérieure
située au-delà de la
matière. En grandissant,
la pensée
l’amène sur le cheminement
des questions
existentielles et
son environnement
culturel vers la religion.
René Soulayrol,
pédopsychiatre,
décrit ce processus
et cherche à cerner
la nature de la spiritualité.


La spiritualité de l’enfant le prépare-t-il à
rencontrer Dieu ? Question bien embarrassante
! Et ceci pour deux raisons. La
spiritualité de l’enfant n’est en rien comparable
à celle de l’adulte en quête consciente
de transcendance religieuse procédant
souvent d’une culture ; celle de
l’enfant est spontanée et profane, ses
transcendances sont à ce point si ordinaires
et humaines que certains récusent
à leur endroit le terme de spiritualité.
D’autre part, les rencontres avec Dieu
ne sont pas toujours le fait d’une préparation
spirituelle particulière (1) ; elles se
font comme par hasard, lors d’une emprise
soudaine de tout le sujet que les
neurophysiologistes appellent « un état
modifié de la conscience » et les mystiques
« une révélation » qui peut aller
jusqu’à l’extase. (2)
C’est dire combien on doit lutter contre
notre tendance adultomorphique à assimiler
chez l’enfant spiritualité et religion,
tant il est plongé très tôt dans les eaux
lustrales de sa culture qui, par la religiosité
qu’elle lui enseigne, lui donne une
apparence de spiritualité religieuse. Se
découvrir devant Dieu n’est pas Le découvrir
!
L’enfant a été successivement : un tube
digestif à deux bouts, la cire vierge des
sensualistes, l’Emile d’une candeur originelle
noircie par les scories de son milieu,
le pervers polymorphe de Freud à
l’inconscient fangeux, pour être reconnu
enfin comme une personne sous l’effet
de la psychanalyse douce de Françoise
Dolto. Mais de spiritualité, il n’en était
pas question, au point qu’elle fut comme
oubliée, ou niée, voire déniée dans les
théories du développement de l’enfant
qui ont privilégié le primat du corps sur
l’esprit (Wallon, Piaget, Freud, Bowlby).
Alors qu’appelle-t-on spiritualité de l’enfant
? Et voyons si elle peut l’introduire à
la religion ?

Une force impérieuse

Osons formuler l’hypothèse qu’il est
chez l’enfant une disposition précoce, si
ce n’est innée, à promener sur le monde
un regard originaire qui bouleverse l’ordre
logique et physique des choses et le
pousse à trouver, au-delà de la matière
et de la matérialité, une réalité supérieure
dans laquelle il aspire à se fondre.

Cette force aussi impérieuse qu’une pulsion,
dont l’objet ne serait pas physique
mais psychique, est un élan irrésistible
(élan vital de Bergson ?) vers une adhésion
à une instance supérieure, extérieure
à ses sens (transcendante donc), dispensatrice
de paix, de protection, de félicité
et d’harmonie entre soi et le monde. Une
force en quête de sens qui va répondre au
désarroi de l’enfant nouveau-né, qui n’est
pas sans rappeler celui de l’homme primitif
cherchant à expliquer les mystères
du monde dans lequel il vit. N’est-il pas
temps d’admettre cette source d’énergie
dans la formation de la personnalité
de l’enfant, d’autant qu’à chacun de ses
âges, il nous en montre les indices et les
manifestations ?

Cette spiritualité pure, native est encore
profane ; permettez qu’elle le demeure
pendant que le pédopsychiatre en fait la
clinique. Nous verrons comment, sous
l’influence du milieu, elle se charge de
sacré et peut en effet conduire à Dieu.
Le bébé qui vient au monde est un être
encore baigné du surnaturel de son en
deçà. Le berceau qui l’attend est spirituel
tout autant qu’affectif. Il est du même
osier que celui de Moïse, de la même
paille que celui de Jésus. S’il n’y trouve
pas ses « nourritures », il est fort tenté
de retourner à son paradis perdu. C’est
ce qui fait la vulnérabilité des enfants
gravement carencés affectivement (René
Spitz). L’errance de l’enfant autistique,
condamné à vivre parmi nous,
n’est-il pas aussi le signe le plus poignant
de sa quête impossible du retour
à son nirvana à jamais forclos ? Ces
deux exemples témoignent d’une transcendance
archaïque à retourner dans ce
monde infranaturel que certains nomment
« chaos » ou « néant », mais que Platon
déjà appelait l’en deçà d’avant la vie,
terme plus chargé d’espoir que le néant
dont, nous dit Kant, « s’il était vraiment le
néant rien ne pourrait en advenir ».
Le petit enfant quant à lui est un être qui
va découvrir l’illusion pour échapper à la
réalité décevante d’un objet d’amour qui
se dérobe à son désir de fusion. Pour en
sauvegarder l’accès, pour y être « relié »,
il va être le créateur d’une religion personnelle
dont il inventera les lieux (espace
transitionnel), les liens (l’attachement), les
objets de culte (l’objet transitionnel) et
qui aura pour extase : l’illusion. La nécessité
d’une illusion qui remplace l’absence
de l’objet infiniment bon, la recherche
d’une fusion quasi mystique avec lui, le
culte rendu à l’icône transitionnelle, l’angoisse
de sa perte et les révoltes contre
ses absences, tout témoigne ici d’un
comportement religieux naturel, pur de
toute influence éducative. Freud disait
que la religion est une illusion, l’enfant
nous dit que son illusion est une religion
!

De la spiritualité infantile
à celle de l’enfant

Puis vient le temps de la latence, où les
désirs impérieux de la génitalité infantile
se mettent en sommeil au profit
d’une intense activité imaginative, intellectuelle,
mais aussi spirituelle. La pensée
à cette époque est toute-puissante
et domine largement la vie matérielle
qui paraît bien terne. La pensée est magique,
elle accomplit des exploits qui
bouleversent les lois de la vie, de la
physique et de la relation aux autres.
Elle fait entrer le surnaturel dans le quotidien,
qui peut se peupler de monstres,
de fantômes ou de bons génies avec
lesquels l’enfant doit composer par des
attitudes ou des rites conjuratoires. C’est
la période de l’engouement pour les dessins
animés et le merveilleux, qui viennent
à la rencontre de son activité mentale
foisonnante de fantaisie. L’enfant
n’en est pas totalement dupe et cette mise à distance sous forme d’humour
justifierait à elle seule une des acceptions
du mot spirituel.
Le recours à toutes ces activités surnaturelles
n’est pour l’enfant qu’une forme
de second front de résistance aux premiers
assauts de la réalité qui lui ont déjà
fait essuyer une défaite œdipienne.
Mais dans une seconde phase de la latence,
les influences assez anarchiques
de cette pensée vont se heurter à la nécessité
d’une désillusion rationnelle dont,
par exemple, la croyance au Père Noël
fait les frais. La raison remplace la magie
et provoque les questions métaphysiques
que tout enfant va poser : qui
suis-je ? comment suis-je là ? est-ce
que moi aussi je vais mourir ? où vont
les morts ? Cette ouverture à la philosophie
est certes une victoire de la raison
sur la pensée magique, mais elle ouvre
sur des questions qui relancent sur un
mode plus adulte sa spiritualité. La spiritualité
infantile magique est devenue
spiritualité raisonnante de l’enfant.
L’âge de l’adolescence est moins drôle,
la spiritualité y devient plus sérieuse,
plus dangereuse aussi. Elle est parfois
choisie comme un mécanisme de défense
contre les changements identitaires
que la révolution sexuelle impose à
l’adolescent. C’est le temps de l’ascèse
des études, de l’engagement politique,
de la vocation religieuse. Mais les poussées
spirituelles ne sont pas toujours
si contenues. Elles peuvent être anarchiques,
paradoxales, se réclamant d’extrêmes
opposés ou au contraire sectaires,
intolérantes, passionnées ou carrément
dangereuses quand elles versent dans
le fanatisme actif du sacrifice ou encore
lorsqu’elles s’exacerbent dans la propension
aux accidents, dans les conduites
suicidaires, dans les extases de
la drogue, voire, chez l’anorexique, dans
le déni de la réalité du corps au profit de
l’esprit triomphant. On pourrait dire que
l’addiction à l’anorexie est une spiritualité
à l’état pur.

Nature de la spiritualité

Cette manière de redécouvrir le développement
de l’enfant à la lumière d’une
spiritualité à caractère infantile n’est pas
du goût de tous. Mais si nous en admettons
l’existence, il reste à savoir quelle
en est la nature ?
Physique ? Et ancrée dans les structures
biologiques du cerveau ? Récemment les
travaux de neurophysiologistes ont démontré
que l’excitation d’une zone précise
de la face interne du lobe temporal
pouvait reproduire une sensation de lévitation,
(3) cependant que sa stimulation
magnétique pouvait aboutir à une impression
de bonheur ineffable et d’union
avec un être supérieur,(4) tandis que l’inhibition
des zones pariétales provoquait
une abolition des frontières entre le soi et
le non soi (5) et une sortie de son propre
corps. Tous phénomènes observés dans
les états d’extase.
Métapsychologique ? Se proposant en
troisième grande pulsion – une pulsion
spirituelle – comme en arbitre à la lutte
implacable que se livrent Eros et Thanatos,
empruntant à l’un sa recherche
d’un objet d’amour et à l’autre celle
d’un nirvana de paix, mais dans un domaine
qui n’est pas du monde de l’expérience
?
Psychique ? Se situant au-delà des plus
hautes formes de la pensée, là où l’intelligence
s’arrête, aux frontières d’un monde que ni les sens ni la raison seule
ne peuvent atteindre mais que seule
l’intuition transcendante devine ?
Ou alors de nature extra-humaine ? Conduisant
à la discussion théologique sur la
dualité corps et âme et sur la part du divin
chez l’homme ?
Devant un tel choix, la tentation est
grande d’y choisir son grain pour le moudre
au gré de sa croyance ou de son
incroyance. C.Q.F.D. ! disent les matérialistes
triomphants : enfin on a mis Dieu
en boîte, dans la boîte crânienne ! Les arguments
de son existence ne sont plus
théologiques mais biologiques, voire
physico-chimiques !
Alléluia ! clament les autres tentés par
le créationnisme : la voilà la part divine
que Dieu a déposée en nous pour nous
permettre de communiquer avec lui.
Mieux encore, il est chez lui en nous et
nous avons des structures pour le recevoir.
La jonction de Descartes entre
Dieu et l’homme ne s’est que légèrement
déplacée dans le cerveau ! De la
glande pinéale au lobe temporal !
Il ne faut pas confondre les états de
conscience qui accompagnent effectivement
les expériences spirituelles,
comme la prière ou l’extase, avec la spiritualité
elle-même. Contentons-nous
déjà d’admirer que le soma (6) puisse se
mettre ainsi à la disposition de la spiritualité
pour pouvoir l’exprimer, mais
bien entendu sans pouvoir la créer en
entier et encore moins en fournir le contenu
qui reste tributaire de l’Etre et non
de l’Avoir. Elle reste d’un autre ordre,
hors de l’expérience, de l’ordre de la
transcendance.
Là où les démonstrations scientifiques
ont dit ce qu’elles avaient à dire, commence
le grand vide de l’inconnu, où
l’on peut hésiter à sauter si on ne possède
pas le parachute de la métaphysique
ou de la foi.
La religion a la vie dure malgré les efforts
de la laïcité. Depuis l’accession de
l’homme à son statut de sapiens sapiens,
elle le suit comme son ombre.
Est-elle tributaire de la vie en groupe ou
est-elle inhérente à l’individu en procédant
d’une simple « fonction humaine »,
comme le dit Régis Debray ?

Vers la religion

L’enfant répond à ces deux hypothèses,
car s’il est doué d’une spiritualité originaire
qui le pousse à chercher au-delà
du naturel la satisfaction de ses aspirations,
le milieu culturel et confessionnel
dans lequel il est naturellement plongé
utilise au plus tôt ses dispositions pour
l’envelopper de religion comme dans ses
langes.
D’autant plus facilement que la religion
convient à l’enfant et à son type de spiritualité
dont elle va à la rencontre dans
les épopées héroïques de la Bible, le
merveilleux des miracles des Evangiles,
dans la puissance de l’Esprit sur la matière
(de l’Ancien au Nouveau Testament),
et dans l’espérance de ce Royaume promis
« qui n’est pas de ce monde ».
Mieux encore, si la religion se moule
dans le merveilleux, elle n’en est pas
moins à l’aise dans « la névrose infantile
». Nous avons vu comment l’enfant
se créait une religion dans la sacralisation
de rites, d’objets ou de lieux et
combien l’angoisse de la perte de l’objet
d’amour provoquait l’impérieuse nécessité
de se sentir « relié » ou « attaché
» à sa mère, aux autres et pourquoi
pas au « grand Autre ». Rien de plus
facile pour un enfant que de s’identifier
à l’enfant Jésus, surtout quand il fugue
dans le super marché du Temple ! Le culte de Marie toujours vierge, figure
maternelle défendue de tout désir, est
un superbe modèle du dépassement
de l’Oedipe. Quant au Père tout-puissant,
qui voit tout, qui prévoit tout, c’est
lui qui fait la loi, jusqu’au jour où l’adolescent
la conteste et, abandonnant
père et mère, se « tire de chez lui » pour
aller avec une bande de douze copains
fonder un ordre nouveau.
Est-il possible alors qu’il existe en troisième
hypothèse un enfant sans religion,
comme le voudrait la République française
dans un angélisme à la Rousseau?
Vers quelles voies alors serait détournée
sa spiritualité originaire ? humanitaire ?
politique ? sociale ? Sera-t-elle asséchée
dans le désert d’un matérialisme individuel
et égoïste ? Une telle liberté pour un
enfant sans Dieu, sans père, sans illusion
demande une force de caractère peu
commune pour l’assumer et ne pas verser
du côté de « l’insensé » de Nietzsche.
Serait-il aussi « libre de penser » ? Car
la laïcité a aussi ses tyrannies ; elle est
soumise à des lois, à des croyances, à
des susceptibilités qui, dans les régimes
totalitaires athées, vont jusqu’à une intolérance
quasi inquisitoriale, au point d’inventer
des goulags ou des camps pour
redonner « la foi » à ceux qui l’auraient
perdue.
Si la laïcité donne la liberté de penser et
fait profession de tolérance, on aimerait
qu’elle accorde aussi les moyens de
comprendre leur religion culturelle à ceux
qui le voudraient. L’enseignement du fait
religieux pris comme un objet de science
est un facteur essentiel du respect, à la
fois de la religion et de toutes les religions.
La culture générale de nos enfants
en art, architecture, musique et philosophie
y gagnerait aussi.

Un chemin long et fragile

Ainsi, prédisposé biologiquement à
éprouver des états de conscience disposant
à la transcendance, ayant au
cours de son enfance exercé une spiritualité
naturelle et spontanée tournée
vers un monde surnaturel, sa raison
l’ayant contraint à se poser les questions
existentielles, ayant enfin reçu une
culture objective sur le fait religieux et
l’histoire des religions, libre de choisir,
alors là, oui, l’enfant pourrait rencontrer
le Dieu qu’il lui plaira et donner par sa foi
un sens à toutes ces dispositions.
Mais attention à la foi d’un enfant quand
on est un adulte, elle est fragile ; il serait
tout aussi criminel de la décevoir que de
l’exploiter. La foi d’un enfant est pure,
sa disposition à croire est aussi totale
que celle d’une vierge prête à se donner,
elle mérite le même respect et la
même pudeur. Les initiations maladroites
peuvent la tuer dans l’oeuf, comme
son exaltation peut l’exaspérer dans le
fanatisme. L’art de l’éducation parentale
est donc de préserver l’inclination naturelle
de l’enfant au spirituel, tout en lui
donnant les moyens intellectuels d’atteindre
dans sa subjectivité un équilibre
intérieur.
L’art du pédopsychiatre est de savoir
déceler au sein de la sémiologie classique
de la psyché de l’enfant les mouvements
spirituels qui la nourrissent,
afin que l’objectif final de son action ne
soit pas seulement le confort psychologique
de sa personne, mais l’équilibre
de son être dans une unité somatopsycho-
spirituelle.

1 • André Frossard, Paul Claudel.

2 • Saint Paul, sainte Thérèse d’Avila.

3 • Blanke O. and coll., Stimulating illusory
own-body perception, Nature. 419.269-
270, 2002.

4 • Persinger M., Neuropsychological base of
God belief, Praeger, New York 1999.

5 • Newberg A & d’Aquili E., Why God Won’t
go away, Ballantine, New York 2001.

6 • Corps cellulaire du neurone (n.d.l.r.).
Février 2006.qxd 7.2.2006 9:44 Page 16


René Soulayrol

Paru dans la Revue culturelle Choisir, de février 2006

Previous articleAjahn Chah — Ne soyez pas quelque chose
Next articleVidéo — Sur les Traces du Bouddha en Inde

Commentaires sont fermés