- I. Les rites bouddhiques dans la culture chinoise : les assemblées de jeûne
- II. Textes et pratiques rituelles du bouddhisme chinois (IIe-VIe siècles)
1 – Pour débuter mes conférences, j’ai choisi de travailler non pas sur un texte mais sur une pratique particulière à une époque donnée, et de suivre tant son assimilation en Chine que l’évolution de son traitement dans le bouddhisme même. La pratique étudiée est celle des assemblées de jeûne (zhai) auxquelles étaient tenus d’assister les laïcs. Le jeûne en question ne consiste pas en une simple abstinence, complète ou partielle, de nourriture ou de boisson qui se pratique pendant un certain nombre de jours à des fins médicales ou purificatoires, mais en un ensemble d’abstinences ayant lieu à des dates particulières (six jours par mois et selon certaines sources trois quinzaines par an) et qui sont accompagnées de pratiques précises. Ce jeûne bouddhique est conçu comme une mise en condition physique destinée à alléger l’esprit et à améliorer la concentration. La période retenue pour cette étude est celle de l’implantation du bouddhisme en Chine, qui débute au milieu du ier siècle et s’étend jusqu’à la fin des dynasties du Nord et du Sud (début vie siècle), époque d’intense afflux de missionnaires bouddhistes originaires d’Inde ou de royaumes d’Asie centrale, chargés de textes, et de non moins intense activité de traduction des textes apportés, qui se traduisit par l’acculturation de la religion étrangère au mode de pensée et aux rites chinois. Tous les textes indiens traduits en chinois n’ont pas été conservés, mais les exemplaires qui nous sont parvenus sont suffisamment nombreux et variés pour constituer un corpus conséquent. Plusieurs années seront nécessaires pour mener à bien ce cycle de recherches.
2 – Les questions et problématiques posées étaient : comment les Chinois ont-ils eu connaissance de ce rite bouddhique ? Quels textes ont été influents ? La pratique chinoise présente-t-elle des particularités ? Y a-t-il une spécificité du bouddhisme chinois dans la pratique du jeûne? La connaissance de cette pratique peut-elle éclairer aussi bien notre connaissance de l’histoire du bouddhisme chinois que l’histoire de la doctrine bouddhique ? Ces questions ont constitué les deux axes du séminaire.
I. Les rites bouddhiques dans la culture chinoise : les assemblées de jeûne
3 – Pour commencer, nous avons approché la question de façon diachronique, cherchant par ordre d’ancienneté les textes historiques qui attestent la connaissance de ce rite. La première mention du mot zhai figure dans un édit impérial daté de l’an 76 après J.-C., cité dans la biographie du prince Ying de Chu dans le Hou Han shu. Cette mention nous intéresse à plusieurs titres, non seulement parce qu’il s’agit de la plus ancienne indication historiographique chinoise sur le bouddhisme mais aussi parce qu’elle précède d’environ un siècle l’apparition des premières traductions. Les termes associés à la dévotion du prince et à cette pratique constituent ce qui caractérisait le jeûne par rapport aux pratiques chinoises d’abstinence, et qui lui valut d’être qualifié de « jeûne bouddhique » par l’empereur. Il est dit que le prince Ying de Chu était réputé pour sa connaissance des règlements (jie) du jeûne bouddhique et des offrandes (jisi), qu’il pratiquait les sacrifices bienveillants (renci) du Bouddha, qu’il se purifiait (xie) et faisait un jeûne trois mois et qu’il faisait un serment (shi) avec (ou pour) les dieux (shen). Il s’agit d’un ensemble terminologique associé au jeûne que nous retrouvons dans les textes canoniques, bien que parfois sous d’autres appellations : les règlements, les dons, le bien, les vœux, les deva et les trois mois de jeûne. Que les croyants bouddhistes aient eu connaissance du jeûne dès l’époque des Han Postérieurs est confirmé dans le Mouzi lihuo lun,essai dont le noyau central daterait de cette époque et qui reçut des ajouts manifestement postérieurs : il y est question d’une pratique de six jours mensuels, associée à l’exercice de la concentration et de la confession des fautes. L’observance de ces rites se perpétua aux siècles suivants. Les poèmes composés à l’occasion de jours de jeûne par le moine lettré Zhi Dun, ainsi que l’essai de Xi Chao, le Fengfa yao, qui présente le jeûne comme une pratique indissociable de la vie laïque, ou les mentions de ces cérémonies dans les biographies des moines Fotudeng, Dao’an ou Huiyuan que reproduit le Gaoseng zhuan (T. 2059), font état d’une pratique bien établie dans les cercles de croyants.
II. Textes et pratiques rituelles du bouddhisme chinois (iie-vie siècles)
4– Parallèlement à ces recherches dans les sources historiques, nous avons travaillé sur les sources bouddhiques, cherchant la mention du terme zhai et de ses dérivés, composés ou termes associés (assemblées de jeûne : zhaihui; règlements de jeûne : zhaijie) ainsi que les dates des cérémonies, en suivant l’ordre chronologique dans lequel les textes portant ces termes ont été traduits et portés à la connaissance des croyants chinois. Cette recherche ne pouvait répondre que partiellement à notre question, dans la mesure où nous ignorons évidemment le contenu des textes perdus, mais elle nous amena à nous interroger sur l’usage de textes anonymes.
5– Le premier semestre a été consacré à dresser un inventaire des phrases, extraits de textes ou textes complets abordant d’une manière ou d’une autre le jeûne, cherchant les idées auxquelles cette pratique est associée et suivant l’ordre dans lequel ces idées ont été introduites en Chine.
6– Les plus anciens textes, traduits à la fin de la dynastie des Han Postérieurs, durant la seconde moitié du iie siècle, sont le Daoxing jing (T. 224), plus ancien sūtra de la prajñāpāramitā traduit en chinois, le Banzhou sanmei jing (T. 417) et l’Amituo jing (T. 362), deux des sūtra du Mahāyāna ancien sur lesquels Huiyuan structura son culte à Amitābha, suivis peu de temps après par la parution du Zhong benqi jing (T. 196), un récit de la vie de l’Éveillé. Les textes traduits durant la période des Trois Royaumes et qui abordent la pratique du jeûne sont le Faju jing (T. 210), le Qinü jing (T. 556), le Liudu ji jing (T. 152), le Fangguang jing (T. 221) et le Zhaijing (T. 87). Ce dernier est un sūtra du bouddhisme ancien qui est intégralement consacré à cette pratique. Les textes traduits pendant les Jin Occidentaux sont nombreux à parler du jeûne. Les plus connus d’entre eux, ou ceux qui méritent d’être cités parce qu’ils associent le jeûne à des croyances qu’aucun autre texte n’avait encore abordées, sont le Puyao jing (T. 186), une biographie du Bouddha, le Shengjing (T. 154), récit de ses existences antérieures et le Da loutan jing (T. 23), sūtra de cosmologie bouddhique. Les textes devenant trop nombreux à partir des Jin Orientaux, nous avons arrêté là notre lecture, gardant le projet de la poursuivre au cours des années prochaines.
7 – Considérées séparément, les notions associées au jeûnevarient d’un texte à l’autre et donnent un aperçu décousu, voire incohérent, de la pratique et de ses motivations. C’est dans leur ensemble qu’elles font sens, et résonnent en écho à l’édit impérial cité dans la biographie du prince Ying de Chu, montrant que la pratique du jeûne suivit l’évolution des croyances bouddhiques.
8 – Ainsi, dans le Daoxing jing il est juste dit que réciter les écritures aux dates du jeûne (seuls les jours sont mentionnés, le mot jeûne n’est pas employé), et particulièrement les écritures de la prajñāpāramitā permet d’éviter de mourir d’une mort violente et d’être constamment protégé par les dieux (argument imparable pour faire la propagande de ces écritures). Les différents moments de la journée du pratiquant ne sont pas indiqués. Comment, si l’on ne lit que le Daoxing jing et les autres écritures de la prajñāpāramitā, peut-on savoir que les pratiquants laïcs devaient se rendre dans un monastère, écouter la lecture des textes et le sermon de l’officiant, et étaient invités à faire des dons ? à l’autre bout de l’échelle, le Banzhou sanmei jing présente la pratique du jeûne de manière plus détaillée, mais sous un aspect plus astreignant qu’aucun autre texte, en incitant les pratiquants laïcs à mener une vie ascétique proche de l’état monacal : observance constante des abstinences du jeûne, fréquentation assidue des temples, glorification de la vie religieuse, renoncement à l’alcool, aux relations sexuelles et à l’attachement aux membres de sa famille. L’extrait du Zhong benqi jing, non dénué d’humour, rapporte quant à lui le triste sort d’un brahmane qui assista à une cérémonie de jeûne conduite par le Bouddha en personne, et qui, de retour chez lui à la tombée de la nuit, voulut continuer de jeûner mais en fut empêché par son épouse, mécontente de le voir bouder le repas qu’elle avait préparé à son intention. Il arriva que le brahmane mourut dans la nuit, mais en rétribution des quelques mérites qu’il avait acquis durant sa vie, il put renaître comme génie d’un arbre. Racontant son malheur à des brahmanes venus s’abriter sous l’arbre, il soupira que s’il avait pu observer le jeûne intégralement, les mérites qu’il en aurait tirés lui auraient permis de renaître parmi les dieux. On découvre au détour de cette histoire, outre le fait que les pratiquants rentraient le soir à leur domicile et continuaient d’observer les abstinences jusqu’au lendemain matin, que le Bouddha fit un prêche après que l’on eut pris en commun le repas de midi, seul repas de la journée que la pratique autorise. En deux vers de cinq caractères seulement, le Faju jing parle du jeûne comme d’une pratique de pureté et signifie que les adeptes du jeûne peuvent formuler le vœu de pouvoir côtoyer les sages et les saints dans une vie future. Mais dans ce texte aussi, nulle évocation du déroulement des cérémonies. L’Amituo jing fait plusieurs fois référence au fait que les hommes et les femmes qui observent les règlements du jeûne seront escortés par Amitābha ainsi que des bodhisattvas et des arhat pour aller, par les airs, renaître sur la Terre pure de l’Ouest. D’une certaine manière, on retrouve l’idée présente dans le Faju jing que les laïcs pratiquant le jeûne rencontreront dans une autre vie des sages et des saints qui, comme eux, se sont rendus dans la Terre pure. Nulle part le texte ne dit de se rendre dans un temple et d’y écouter prêcher les écritures, mais en revanche il met l’accent sur la pratique de la concentration, durant un jour et une nuit, et insiste sur le fait que celle-ci doit porter sur le vœu de renaître sur la terre où règne Amitābha. C’est aussi l’idée d’un vœu formulé un jour de jeûne que présente le Shengjing, bien qu’il s’agisse d’un vœu d’une toute autre nature. Un passage de ce texte raconte que dans une existence antérieure le Bouddha était roi d’un pays où sévissaient une grande sécheresse et une famine. Alors qu’un devin prédit que la sécheresse durerait dix ans, le roi comprit qu’afin de sauver son peuple, il devait offrir son corps. Il fit un jeûne, au cours duquel il formula le vœu de renaître comme poisson, afin que les gens puissent le manger. Ce texte qui, en passant, rappelle que les jours où l’on observait le jeûne, on formulait un vœu, introduit aussi l’idée du sacrifice de soi pour sauver les autres (idée qui connut une certaine fortune en Chine). De même, c’est la figure d’un souverain dont la piété sauve le peuple qui est mise en évidence dans le Puyao jing, disant que par respect du jeûne et des abstinences, la famille royale régule le cours des saisons, fait prospérer les récoltes et amène la paix dans le royaume. Pour cela, elle devra observer le jeûne non seulement six jours par mois, mais aussi trois fois quinze jours par an. Le Liudu ji jing, qui évoque la pratique de six jours mensuels de jeûne dans plusieurs histoires, est le premier texte dans lequel paraît l’idée que les dieux-rois (tianwang) descendent dans le monde pour exhorter les êtres à faire le bien durant ces jours précis. Le Loutan jing renforce cette idée, expliquant que les dieux observent et jugent nos faits et gestes, puis amènent les auteurs de mauvaises actions à renaître dans une mauvaise destinée, et au contraire les auteurs de bonnes actions à bien renaître, en humain ou en dieu.
9 – Mis à part dans le Zhaijing, sūtra qui est entièrement consacré à cette pratique, le jeûne n’est ni l’idée essentielle ni même ne peut être considéré comme présentant un degré d’importance, quel que soit ce degré, dans aucun des autres textes et il n’est à chaque fois que brièvement mentionné. Or, le Fengfa yao en parle non seulement avec un degré de connaissance très élevé, mais en énonçant des idées qu’aucun texte traduit jusque là n’exposait. Bien que l’on ne puisse pleinement exclure qu’il s’agisse d’ajouts personnels de l’auteur de cet essai, c’est sans doute par d’autres biais que dut être propagée la pratique, transmission orale, répétition d’une pratique déjà en vigueur dans les premières communautés (comme celle que soutenait le prince Ying de Chu) ou influence de textes autres que ceux ayant été préservés. Nous avons donc cherché quelles avaient pu être les sources des prescriptions sur le jeûne données par l’auteur du Fengfa yao. La difficulté résidait en ce que, si pour certains passages de son essai, Xi Chao cite les sources auxquelles il s’était inspiré en reproduisant une citation précédée du titre des œuvres, il ne donne aucune indication concernant les sources de son passage sur le jeûne. Nous avons, à l’aide de CBETA, identifié des sources possibles, textes dans lesquels nous retrouvons des termes ou des idées similaires à ceux employés dans cet essai. Il s’agit parfois de textes perdus, dont nous avons trouvé des citations dans des encyclopédies bouddhiques, ou de textes initialement anonymes, c’est-à-dire dont les noms des traducteurs ont toujours été inconnus ou qui étaient inconnus mais ont été abusivement attribués à des traducteurs connus. Plusieurs semaines ont été consacrées à la méthodologie d’approche de ce type de textes.
10 – L’un de ces textes anonymes identifié comme possible source du Fengfa yao (parce qu’il est le seul texte à donner des règlements que le Fengfa yao donne aussi) pourrait bien être le Pusa shouzhai jing (T. 1502), sūtra entièrement consacré à la pratique du jeûne mais de composition manifestement postérieure au Zhaijing, puisque l’idéal n’est plus celui de l’arhat mais celui du bodhisattva, et qu’il fait plusieurs fois mention d’Amitābha, sukhavati et du vœu de renaître sur cette terre. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que ce texte ait été connu par l’auteur du Fengfa yao, car celui-ci était un proche de Zhi Dun, lequel compte parmi l’un des premiers ayant manifesté sa croyance en la renaissance en Terre pure de l’Ouest. Hormis le Pusa shouzhai jing, nous avons identifié tout un ensemble de courts textes véhiculant des idées liées à l’observance des abstinences des laïcs que l’on retrouve dans le Fengfa yao. Ce sont dans tous les cas des textes traduits dans des circonstances obscures : Fenbie shan’e suoqi jing (T. 729), Zuiye yingbao jiaohua diyu jing (T. 724), Fo kaijie fanzhi apo jing (T. 20), Yeqi jing (T. 542), etc.
11 – Nous avons procédé au second semestre à la lecture synoptique de deux séries de textes consacrés uniquement à la pratique du jeûne, textes de contenu équivalent mais traduits à différentes époques. La première série incluait le Zhaijing, un sūtra inséré dans le Zhong ahan jing (T. 26) et le Youpouyi duoshejia jing (T. 88). Nous les avons lus en comparaison avec l’équivalent conservé dans le canon pāli (Aṅguttara Nikāya III, 70 et VIII, 43), notant des différences lexicales entre les textes ainsi que des différences portant sur la durée de l’observance des abstinences liées au jeûne ou encore sur les fruits des mérites acquis par la pratique : allant de la possibilité de renaître parmi les dieux (Zhong ahan jing et texte pāli) à celle de devenir Bouddha (Zhaijing et Youpoyi duoshejia jing). La seconde série comprenait des sūtra et des extraits de sūtra qui développent le thème des quatre dieux-rois, observateurs des faits et gestes des êtres humains lors des jours de jeûne, puis rapporteurs auprès de Śakra : un extrait du Da loutan jing, un sūtra faisant partie du Chang ahan jing (T. 1), un autre faisant partie du Zengyi ahan jing (T. 125) ainsi que le Si tianwang jing (T. 590), en les comparant aussi avec l’équivalent pāli, Aṅguttara Nikāya III, 36, 37. Le Da loutan jing présente le thème tel quel, à son degré zéro. C’est le texte qui se rapproche le plus de la version pāli, alors que chacune des autres versions se différencie par des ajouts particuliers. On distingue néanmoins deux familles, la première étant représentée par la version contenue dans le Zengyi ahan jing et le Si tianwang jing, la seconde par la version contenue dans le Chang ahan jing, dont les ajouts se retrouvent dans les récits de ce thème que rapportent le Za ahan jing (T. 99) le Dazhi dulun (T. 1509) et le Lishi apitan lun (T. 1644).
Par Mme Sylvie Hureau
Maître de conférences, École pratique des hautes études — Section des sciences religieuses
Référence électronique
Sylvie Hureau, « Bouddhisme chinois », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 115 | 2008, [En ligne], mis en ligne le 29 septembre 2008 sur asr.revues.org