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Une mystique du détachement – Maitre Eckhart – Sa vie

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MAITRE ECKHART

une mystique du détachement

Benoît BEYER de RYKE

Chef de file de la mystique dite “rhénane” ou “allemande”, Maître Eckhart (vers 1260–1328) est sans doute l’un des plus grands auteurs spirituels du Moyen Age. Dominicain, Maître en théologie de l’Université de Paris, Eckhart est l’auteur d’une œuvre latine inachevée. En tant que directeur spirituel, il développa une intense activité de prédication en allemand auprès de religieuses et de béguines déjà suspectées par l’autorité ecclésiale de véhiculer des thèses hétérodoxes, ce qui lui valut les foudres de l’Inquisition et du pape Jean XXII qui, en 1329, fulmina contre lui la bulle In agro dominico.

Ses deux principaux disciples, Johannes Tauler et Heinrich Suso, répandirent cependant sa pensée. Par eux, la mystique rhénane exerça une influence à l’échelle européenne. Il fallut attendre le XIXe siècle pour que soit redécouverte l’œuvre de Maître Eckhart lui-même, prélude à une série d’interprétations parfois extravagantes de sa doctrine. Mais Eckhart est surtout un personnage fascinant, théologien et mystique du XIVe siècle, qui aujourd’hui encore suscite un réel attrait chez nos contemporains.

Benoît BEYER de RYKE, né en 1971, philosophe et historien, diplômé de l’Université Libre de Bruxelles, aspirant du Fonds National de la Recherche Scientifique (F.N.R.S.) de Belgique, il mène actuellement des recherches sur l’encyclopédisme médiéval en rapport avec le christianisme.

LA VIE DE MAITRE ECHKART

INTRODUCTION

Maitre_Eckhart.jpgL’intérêt pour Maître Eckhart et la mystique rhénane est depuis quelques années en nette progression, plusieurs publications récentes en témoignent. Sans doute y a-t-il à cela des raisons sociologiques. En un temps de perte de repères, particulièrement dans le domaine des grandes croyances traditionnelles, le désir se fait sentir chez nos contemporains de se tourner vers une spiritualité éloignée des dogmes, mieux adaptée à l’individualisme éthique de cette fin de siècle. C’est vraisemblablement un des aspects de ce “nouvel esprit religieux” dont l’époque semble imprégnée. Au “tout politique” de la génération 68 aurait succédé le “tout moral” des années 90, propice à la recherche spirituelle en marge des institutions traditionnelles. Le christianisme connaît, ainsi que d’autres grandes religions, une période de crise. La presse se fait largement l’écho de cette mutation. On assiste à une “perte du religieux” dans le cadre des Eglises (rejet du dogme, chute de la pratique…), à côté de laquelle se profile un “retour du religieux” hors des Eglises, retour flou et anarchique.

Cette situation n’est pas sans rappeler celle de la fin du Moyen Age où, dans un contexte troublé, la foi et la pratique se sont fragmentées en démarches individuelles à tendance mystique. Dans une telle perspective, on comprend que la figure de Maître Eckhart ait pu être redécouverte. Dominicain allemand du XIVe siècle, il a développé une approche audacieuse de Dieu et de l’homme, au point que certaines de ses thèses furent condamnées par l’Eglise en 1329. La fascination pour une spiritualité marginale explique sans doute pourquoi les Rhénans refont surface aujourd’hui, parmi beaucoup d’autres, dans cette “nébuleuse mystique-ésotérique”. Toutefois, ce retour — s’il est aussi “populaire” — a lieu avant tout dans la recherche.

En effet, les études eckhartiennes connaissent un grand développement. Sans prétendre à l’exhaustivité, on citera, pour le domaine germanophone, les travaux de Kurt Ruh, Alois M. Haas, et surtout ceux de Kurt Flasch, Burkhard Mojsisch et Loris Sturlese qui ont proposé, de manière fort intéressante, de situer Eckhart dans la lignée de la théologie dominicaine allemande dont Albert le Grand est la source. Mojsisch et Sturlese appartiennent à ce que l’on a parfois appelé l’“école de Bochum” qui s’est constituée autour de Kurt Flash. Les tenants de cette école ont mis en évidence les intentions philosophiques de l’œuvre de Maître Eckhart, trop souvent occultées selon eux par sa dimension mystique. C’est cette même voie qu’a suivie, dans l’espace francophone, Alain de Libera. Depuis son Introduction à la mystique rhénane, d’Albert le Grand à Maître Eckhart (1984), il n’a cessé d’alimenter de ses travaux le champs des recherches portant sur le Thuringien. A son instigation et celle d’Emilie Zum Brunn et du P. Edouard-Henri Wéber fut entreprise la traduction des œuvres latines d’Eckhart dont, à ce jour, deux volumes ont paru. Par ailleurs, Alain de Libera a également traduit et présenté un choix de Traités et Sermons allemands et il supervise la publication des œuvres complètes du Maître pour la Pléiade. Le monde anglo-saxon n’est pas non plus en reste, même si les études sur Eckhart y sont moins nombreuses. On se contentera de mentionner les noms de Bernard McGinn, Donald F. Duclow et John D. Caputo.

Notre propos n’est pas de brosser ici un tableau complet de la pensée de Maître Eckhart. Par contre, il nous paraît intéressant d’en donner une synthèse nouvelle, en tenant compte des acquis récents de la recherche eckhartienne. Notre approche se veut historique et philosophique. Nous souhaitons ressaisir la mystique de Maître Eckhart dans le cadre d’une histoire intellectuelle et culturelle, histoire des mentalités religieuses aussi, en nous appuyant sur les travaux récents concernant la mystique rhénane. Nous nous concentrerons surtout sur Maître Eckhart. L’accent sera mis sur les grandes lignes de sa vie et de son œuvre. Toutefois, il sera aussi question de la mystique que l’on dit “rhénane” hors d’Allemagne et “allemande” en Allemagne[8], et, plus globalement, de ce que l’on a appelé la “mystique rhéno-flamande”, expression quelque peu impropre qui regroupe des formes diverses de spiritualité, allant du mouvement béguinal à la devotio moderna. Le premier chapitre présentera ce que l’on sait de la vie et de l’œuvre du Thuringien. Le second restituera brièvement le contexte politique et religieux des XIIIe-XIVe siècles, en France et dans l’Empire germanique principalement. Dans le troisième chapitre, nous replacerons la mystique eckhartienne dans le long terme de l’histoire des idées ; nous le ferons en suivant deux fils rouges : la théologie négative et la déification. Enfin, dans le quatrième chapitre, nous suivrons la reprise des thèmes de la mystique rhénane, depuis la condamnation des thèses d’Eckhart jusqu’à la redécouverte, au XIXe siècle, des œuvres du Maître et leur publication, au XXe siècle, dans une monumentale édition critique. Par son contenu, notre ouvrage veut relever à la fois de l’histoire des idées (la mystique rhénane est spéculative, elle plonge ses racines dans la théologie néoplatonisante de l’école dominicaine allemande) et de l’histoire des mentalités religieuses (le mysticisme “individualiste” de la fin du Moyen Age exprime une mutation des comportements religieux).

Il convient de préciser ici dans quel esprit nous allons présenter Eckhart. Une polémique agite depuis longtemps le milieu des spécialistes de la recherche eckhartienne. Elle porte sur la question de savoir comment il faut considérer Maître Eckhart ? Fut-il un philosophe, un théologien ou un mystique ? Dans les différentes positions que comporte le spectre des interprétations, deux pôles émergent, entre lesquels apparaissent quantité de nuances. D’un côté, ceux qui voient en lui un philosophe, de l’autre ceux qui le considèrent avant tout comme un mystique. L’école de Bochum refuse de regarder Eckhart comme un “mystique”, car cette appellation est réductrice compte tenu des intentions philosophiques du Maître. Pour Kurt Flasch, Eckhart est un philosophe. Flash souligne par ailleurs que l’opposition entre “mystique” et “scolastique” n’est pas pertinente car la mystique eckhartienne — si mystique il y a — est pénétrée de l’esprit universitaire dans lequel elle a pris naissance. De même, Fernand Brunner a insisté sur la base scolastique de la pensée spirituelle d’Eckhart. Alain de Libera, également proche de l’école de Bochum, envisage Eckhart avant tout comme un théologien. S’il lui fallait choisir une étiquette pour qualifier le Thuringien, ce serait celle d’un théologien qui serait à la fois philosophe et mystique, à la fois savant et spirituel. A l’inverse, Alois M. Haas a défendu énergiquement la dimension mystique et spirituelle de l’œuvre eckhartienne. Kurt Ruh de son côté, en plus du théologien et du mystique, met l’accent sur la dimension pastorale d’Eckhart, son rôle de prédicateur, ou, comme le dit Marie-Anne Vannier, de “pasteur d’âmes”[11]. Pour notre part, nous privilégierons l’approche mystique, mais inscrite dans l’histoire, c’est-à-dire en tenant compte de son enracinement théologique et pastoral. L’aspect mystique d’Eckhart est en effet ce qui nous semble central dans son œuvre, même s’il est évident qu’il était aussi théologien, enseignant, prédicateur. Toutefois, il ne faudrait pas, sous prétexte de s’intéresser à la mystique, négliger le contexte historique. D’une manière générale, il nous paraît important d’ancrer la philosophie — ici la pensée religieuse — dans l’époque où elle voit le jour et se développe. Ce sera là un des soucis de notre étude : tenir ensemble une approche historique et une approche philosophique. Il s’agit en somme de proposer un état de la question, sous forme de synthèse critique, au lecteur curieux de connaître ce grand auteur de la mystique médiévale que fut Maître Eckhart.

CHAPITRE I : MAITRE ECKHART : VIE ET ŒUVRE

1. La vie

Nous distinguerons schématiquement trois périodes dans la vie d’Eckhart :

a) l’universitaire dominicain (1260-1313);

b) le prédicateur (1313-1326/1327);

c) le procès (1326-1328/1329).

a) La carrière dans l’ordre dominicain et à l’Université de Paris (1260-1313)

(1260-1293/1294) les trente premières années

Johannes Eckhart est né vers 1260, ou un peu avant, en Thuringe, dans l’un des deux villages appelés Hochheim — l’un près d’Erfurt, l’autre proche de Gotha et de Tambach — sans que l’on puisse préciser lequel. On sait fort peu de choses de sa vie, surtout dans ses débuts. Les meilleurs travaux biographiques le concernant sont ceux de Josef Koch et de Kurt Ruh. Il n’est pas possible de déterminer avec certitude s’il était d’origine aristocratique ou roturière]. On ne sait pas davantage quelle fut sa jeunesse et ses premières années d’études. On ignore jusqu’à la date (vers 1275 ?) de son entrée chez les dominicains, sans doute à Erfurt, prestigieux couvent d’Allemagne du Nord qui avait été fondé en 1229. La formation scolaire dans l’ordre des prêcheurs commençait au petit studium de chaque couvent, elle se poursuivait dans les studia solemne, puis, pour les meilleurs élèves, dans les grands studia generalia. Eckhart suit donc le cursus classique réservé aux éléments les plus brillants de son ordre. Koch a fait l’hypothèse qu’Eckhart aurait pu être envoyé à Paris avant 1277 et entendre ainsi les derniers cours du plus éminent des averroïstes latins, Siger de Brabant. Peut-être a-t-il aussi suivi l’enseignement d’Albert le Grand (vers 1200-1280) au Studium generale de Cologne, mais aucune pièce d’archives n’en témoigne.

Les premiers documents incontestables le présentent comme un lecteur des sentences (frater Ekhardus, lector sententiarum) à la faculté de théologie de l’Université de Paris (1293-1294), la plus célèbre université d’Occident. Il a alors plus de trente ans. Il s’agit d’une part du texte de sa leçon inaugurale, la Collatio in libros Sententiarum, et d’autre part d’un Sermo paschalis. La première fut donnée, conformément aux statuts de l’Université de Paris, entre le 14 septembre (fête de l’exaltation de la Sainte Croix) et le 9 octobre (la Saint-Denis) 1293. Quant au second, il a été prononcé par Eckhart le jour de Pâques 1294, soit le 18 avril. Ces pièces nous sont connues par un manuscrit retrouvé en 1957 à la Stiftsbibliothek de Kremsmünster en Haute Autriche. La fonction de lector sententiarum nécessitait un baccalauréat de la faculté de théologie, lequel présupposait le baccalauréat de la faculté des arts, c’est-à-dire une formation de base dans les sept arts libéraux du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et du quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique). La tâche du bachelier sententiaire (lector sententiarum) était d’exposer, devant des débutants, les Libri quattuor Sententiarum, recueil systématique de textes patristiques composé par Pierre Lombard vers 1150. Ce célèbre manuel a été le fondement de l’enseignement universitaire en théologie, fournissant matière à quantité de Commentaires des Sentences, parmi lesquels on peut citer ceux de Thomas d’Aquin, Bonaventure et Duns Scot, pour s’en tenir aux principaux. Il est à noter que l’on ne connaît pas le commentaire des Sentences de Maître Eckhart — à moins que le ms. 491 de Bruges, renfermant un commentaire anonyme, ne puisse lui être attribué —, alors que l’on connaît ceux de la plupart des grands théologiens scolastiques des XIIIe et XIVe siècles[16]. A Paris, Eckhart loge dans le couvent de son ordre, situé rue Saint-Jacques, en face du collège de Sorbon. Les dominicains possédaient en effet, comme les autres ordres religieux, leur propre maison-couvent sur la rive gauche.

(1294-1298) première période d’Erfurt

De 1294 à 1298, Eckhart est prieur du couvent dominicain d’Erfurt et vicaire de Thuringe, c’est-à-dire inspecteur pour son ordre des couvents de cette “nation”. De cette période date sa première grande œuvre en moyen-haut-allemand : les Instructions spirituelles (Rede der underscheidunge), titre qui a sans doute été donné par la suite à ce recueil de conférences à destination des jeunes frères du couvent. En 1298, un chapitre général ayant décrété incompatible les deux fonctions de prieur et de vicaire, Eckhart dut se démettre d’un des deux offices, sans doute celui de prieur, puisqu’il continuera par la suite à exercer des charges de vicaire.

(1302-1303) premier magistère parisien

En 1302, Eckhart est de nouveau à Paris où il obtient le titre de maître en théologie (sacrae theologiae magister) : frère Eckhart devient alors maître Eckhart (magister Eckhardus de Hochheim). Eckhart est le troisième Allemand à avoir obtenu le titre de maître en théologie de l’Université de Paris, la plus haute distinction intellectuelle de l’époque. Eckhart a alors plus de quarante ans, ce qui est un âge normal pour accéder à la dignité de maître en théologie, titre qui ne pouvait être octroyé qu’à un candidat âgé de trente-cinq ans au minimum. Ses prédécesseurs allemands étaient Albert le Grand et Dietrich de Freiberg. Eckhart est alors, pendant l’année académique 1302-1303, titulaire de la chaire de théologie réservée aux dominicains non français, avec le statut de magister actu regens (l’équivalent d’un “professeur ordinaire” aujourd’hui).

Les œuvres les plus importantes produites au cours de ce premier magistère parisien sont trois Quaestiones disputatae : les Questions parisiennes I, II et III, la troisième (en fait une série d’arguments : les Rationes Equardi) ne nous étant connue que par les références qu’y fit le titulaire de la chaire de théologie des franciscains à Paris, Gonzalve d’Espagne, avec qui Eckhart se livrait à la polémique. Il contestait les thèses du franciscain augustinisant en soutenant la supériorité en Dieu de l’intelligere sur l’esse : Deus non intelligit quia est, sed est quia intelligit (“Dieu ne connaît pas parce qu’il est, mais il est parce qu’il connaît”). C’était là une question fréquemment disputée que de savoir si, en Dieu, l’être et le connaître étaient sur le même pied : Utrum in Deo sit idem esse et intelligere. En affirmant la primauté du connaître sur l’être, Eckhart se plaçait dans la lignée de son ordre. Au “volontarisme” du maître franciscain, Eckhart oppose une théologie “intellectualiste”, caractéristique de l’esprit dominicain. Les questions disputées étaient, avec les commentaires des Sentences, l’un des deux modes d’expression caractéristiques de l’“intellectuel médiéval”, en particulier du théologien universitaire. Elles consistaient en un exercice en quelque sorte rhétorique dont le but était de résoudre publiquement des problèmes, ici théologiques, à coups d’arguments pro et contra, c’est-à-dire en suivant les règles de l’argumentation scolastique. Outre sa participation aux disputationes, Maître Eckhart était tenu de fournir des commentaires de la Bible. Un certain nombre de ses commentaires nous sont parvenus, sans que l’on puisse affirmer avec certitude s’ils remontent au premier ou au second magistère parisien d’Eckhart. Ces commentaires seront intégrés à l’Opus tripartitum, le grand œuvre latin que Maître Eckhart entreprendra lors de son second magistère. Nous est parvenu aussi de ce premier magistère un Sermon sur saint Augustin prononcé le 28 août 1302 ou (plus vraisemblablement) 1303, sans doute devant l’ensemble de la communauté universitaire car la Saint-Augustin était jour férié pour toutes les facultés.

(1303-1311) seconde période d’Erfurt

De retour en Allemagne en 1303, Eckhart est élu premier provincial de la province dominicaine de Saxonia, née de la division — décidée au chapitre général de Besançon —de la province de Teutonia. Cette province de Saxonia comprend quarante-sept couvents de frères et neuf de sœurs, représentant onze nations différentes du Brandebourg à la Hollande. Eckhart ne cessera de mener cette carrière de grand commis de l’ordre dominicain. Le Thuringien fut en somme un haut dignitaire ecclésiastique. Il exerce la charge de prieur provincial de Saxonia jusqu’en 1311, résidant à Erfurt, le siège de la province. Le couvent dominicain d’Erfurt connaît alors sa période la plus glorieuse.

En 1307, le chapitre général de Strasbourg lui ajoute les nouvelles fonctions de vicaire général de la province de Bohème. Dans le cadre de sa charge, il appartenait au prieur provincial de réunir et de diriger les chapitres provinciaux. Ceux-ci étaient annuels et avaient toujours lieu le 8 septembre, jour de la fête de la nativité de la Vierge Marie. Au cours de son provincialat, Eckhart eut à se rendre à de très nombreux chapitres provinciaux (Halberstadt, Rostock, Halle, Minden, Seehausen, Norden, Hambourg) et généraux (Toulouse, 1304 ; Strasbourg, 1307 ; Plaisance, 1310). Nous avons sans doute du mal à imaginer aujourd’hui — à l’heure des trains à grande vitesse, des voitures et des avions — ce que ces trajets pouvaient avoir d’inconfortable et de fatigant. Il arrivait que des religieux perdissent la vie au cours de tels voyages. Ce fut notamment le cas du plus célèbre des théologiens du Moyen Age, Thomas d’Aquin, qui mourut — tombé brusquement malade — en 1274, à l’âge de quarante-neuf ans, alors qu’il se rendait au concile de Lyon. En 1309-1310, Eckhart fonde les couvents féminins de Brunswick, Dortmund et Groningue, fondations confirmées par le pape en 1310. Il ne reste malheureusement rien de ces fondations, ni bâtiments (ils furent rasés), ni archives (elles disparurent au cours de la Réforme). Malgré les travaux administratifs que le prieur provincial doit assumer, cette seconde période d’Erfurt est marquée par une importante prédication en langue allemande qui connut, semble-t-il, un grand succès. On en trouve les échos dans le sermonnaire Paradisus anime intelligentis (Ein Paradis der fornünftigin Sele), recueil anonyme composé à Erfurt vers le milieu du XIVe siècle dans lequel sont rassemblés soixante-quatre sermons, dont la moitié sont de Maître Eckhart. Dans ces sermons en allemand, Eckhart transpose en quelque sorte, pour un auditoire non universitaire, l’essentiel des thèses qu’il avait soutenues, en latin, contre le général des franciscains à Paris. Ainsi, dans le Sermon 33, il déclare que considérer Dieu dans son être, c’est le considérer sur son parvis, alors qu’à l’intérieur du temple, Dieu est intellect. Du reste, le titre du sermonaire annonce suffisamment son orientation intellectualiste.

(1311-1313) second magistère parisien

En 1310, lors du chapitre provincial de Teutonia réuni à Spire sous l’autorité de Dietrich de Freiberg, Eckhart est élu prieur provincial de la province de Teutonia, mais cette élection n’est pas confirmée par le chapitre général de Naples (30 mai 1311), lequel délie même Eckhart de sa charge de provincial de Saxonia et envoie une seconde fois le Maître à Paris pour y enseigner la théologie. Honneur rare conféré jusqu’alors qu’au seul Thomas d’Aquin. C’est là un signe manifeste de la confiance de son ordre. Il enseignera à Paris pendant deux ans, de 1311 à 1313

Rappelons que se déroulait alors, dans le royaume de France, le procès des Templiers. Avant même la fin de l’enquête pontificale, cinquante-quatre d’entre eux avaient été condamnés à mort par un concile provincial et exécutés le 11 mai 1310 sur les bûchers installés près de la porte Saint-Antoine, suivis à quelques jours de distance par la béguine du Hainaut, Marguerite Porète, brûlée en place de Grève le 1er juin, avec son Mirouer des simples ames anienties, ouvrage jugé hérétique. Or, Eckhart, au couvent dominicain de la rue Saint-Jacques où il loge, croise Guillaume de Paris, le grand inquisiteur qui a fait condamner Marguerite. Il dut avoir connaissance à cette occasion des thèses soutenues par la béguine et celles-ci ont vraisemblablement influencé la pensée du Maître. Par ailleurs, comme l’a bien établi Romana Guarnieri, les doctrines professées par Marguerite Porète étaient au cœur des discussions du concile de Vienne (1311-1312) qui allaient aboutir à la condamnation de huit Errores beguardorum et beguinarum de statu perfectionis, “statut de perfection” qui était un thème central du Mirouer.

Ce second magistère parisien est marqué, sur le plan du travail universitaire d’Eckhart, par la mise en chantier de son grand œuvre en latin : l’Opus tripartitum qui devait reprendre, en un ensemble structuré, un système des propositions fondamentales (Opus propositionum), un recueil d’éléments de controverses (Opus quaestionum) et un ensemble de commentaires exégétiques (Opus expositionum). Seule cette troisième partie et des bribes des deux premières nous ont été conservées. De cette période datent aussi les Questions parisiennes IV et V, qui, avec les précédentes (I, II et III), devaient sans doute être intégrées dans l’Opus quaestionum.

b) La prédication dans la région rhénane : Strasbourg et Cologne (1313-1326/1327)

(1313-1323/1324) période de Strasbourg

En 1313 Eckhart quitte Paris, mais au lieu de regagner sa province d’origine, comme c’était l’habitude, il va s’installer à Strasbourg, en Teutonia, à la demande du maître général de l’ordre dominicain, Béranger de Landora. Eckhart y occupe les fonctions de vicaire général, chargé spécialement de la direction spirituelle de sœurs de la province de Teutonia ainsi que des béguines de cette même région. Il restera à Strasbourg jusqu’en 1323, plus vraisemblablement 1324, date à laquelle il sera envoyé au Studium generale de Cologne.
Pendant cette période strasbourgeoise, de même que plus tard à Cologne, Eckhart va déployer une intense activité de prédicateur populaire auprès d’un auditoire féminin nombreux. La plupart des Sermons allemands du Maître datent de ces années. C’est cette prédication en langue vernaculaire devant des femmes pieuses, religieuses ou laïques, qui sera en fin de compte à l’origine de sa condamnation. Aussi convient-il maintenant de nous arrêter, premièrement, sur le statut de la prédication dans l’ordre dominicain auquel Eckhart appartenait et, deuxièmement, de nous pencher sur ce public de femmes qui a “perdu” le Maître, du fait que certaines thèses hétérodoxes y circulaient, parfois en se couvrant de son nom.

La prédication tient une grande place dans l’ordre dominicain, appelé d’ailleurs ordre des frères prêcheurs. A la différence de l’autre grand ordre mendiant, celui des franciscains pour qui la pauvreté est première, la prédication n’étant en quelque sorte que le moyen de répandre cet idéal de pauvreté évangélique, l’ordre des frères prêcheurs accorde la primauté à la prédication, la pauvreté venant après.

Il faut se souvenir du contexte dans lequel est né l’ordre dominicain : il s’agissait d’une reconquête catholique, dans le sud de la France, de milieux passés au catharisme. Pour être crédible en prêchant l’évangile, il faut être soi-même pauvre. Mais l’important ici, c’est la prédication devant amener au rétablissement de l’orthodoxie. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que l’Inquisition ait été confiée, en 1233, à l’ordre des prêcheurs. Pour lutter contre les hérésies, il faut aussi avoir une solide formation intellectuelle. C’était le cas des dominicains dont les premières constitutions (cf. bulle Religiosam vitam d’Honorius III, 21 janvier 1217; chapitre général de Bologne, 1220) attribuaient aux frères une triple mission : l’étude, la prédication et le soin des âmes. Cette dernière charge, la cura animarum consistait essentiellement à éduquer et diriger les fidèles par l’officium praedicationis et confessionis. La confession a été rendue obligatoire une fois par an lors du concile de Latran IV (canon 21). Dans leur activité de direction spirituelle, les dominicains avaient aussi en charge la cura monialium, c’est-à-dire la pastorale des religieuses. Ainsi Eckhart eut-il à assurer, pendant sa période strasbourgeoise et plus tard colonaise, la direction spirituelle des religieuses dominicaines (lesquelles sont des contemplatives), de membres du tiers ordre et de béguines. Il se présente alors dans ses prêches en allemand comme un maître de vie (Lebemeister), un maître spirituel au sens fort, et pas seulement comme un maître de lecture (Lesemeister), un maître universitaire en quelque sorte. Ce faisant, il réalise — comme prédicateur et directeur spirituel de religieuses de son ordre ou apparentées — le programme défini par sa vocation de dominicain. Et c’est justement cette activité de prédicateur auprès d’une vaste population féminine de la région rhénane qui va être la cause de ses ennuis.

Au moment où Eckhart arrive à Strasbourg, la ville ne compte pas moins de quatre-vingt-cinq béguinages, regroupant près d’un millier de béguines. La réaction de l’Eglise en face de la montée du mouvement béguinal fut très rude. Les canons du concile de Vienne (1311-1312) condamnant les dérives du bégardisme ont été promulgués en 1317, de même que les Clémentines (25 octobre), également hostiles aux bégards et aux béguines. A Strasbourg, l’évêque de la ville, Jean Ier de Zurich (1306-1328), avait entamé des poursuites, dès le 13 août 1317, contre les Begehardi et Swestriones suspectés d’appartenir à la secte des frères et sœurs du Libre Esprit. Cette communauté — dont certains historiens doutent de l’existence en tant que groupe constitué — professait des thèses jugées déviantes. Notamment, ils affirmaient de manière trop nette la déification de l’homme, menaçant ainsi de faire disparaître la différence entre l’être humain et Dieu. Cette secte a, indirectement, joué un grand rôle dans la condamnation d’Eckhart. La persécution contre le mouvement béguinal à Strasbourg prit fin en 1319. Ce contexte explique le succès de la prédication strasbourgeoise d’Eckhart, la spiritualité des béguines ayant beaucoup de points communs avec la mystique spéculative du Thuringien. Mais les ressemblances entre les thèses panthéistes du Libre Esprit soutenues par certaines béguines et les doctrines professées par Maître Eckhart seront aussi une des raisons de sa condamnation. Cependant, Eckhart s’était attaché, dès son ministère strasbourgeois, à marquer la différence entre la figure de “l’homme noble” qui, par le détachement, réalise la naissance de Dieu dans l’âme (inhabitation), et celle du “parfait” prônée par certains bégards et béguines. En témoigne le Sermon de l’homme noble ( Von dem edeln menschen) qu’il rédige pendant cette période. Toutefois, l’œuvre principale de ce temps, la plus célèbre des œuvres allemandes d’Eckhart, est le Livre de la consolation divine (Daz buoch der goetlîchen troestunge) dédié à la reine Agnès de Hongrie (1281-1364). Il est possible cependant que cet ouvrage — qui sera appelé Liber benedictus dans les actes du procès de Cologne — ait été écrit plus tôt, entre 1308 et 1311.

(1323/1324-1327) période de Cologne

Maître Eckhart est appelé en 1323, ou plus probablement au début de 1324, au Studium generale dominicain de Cologne[27] pour y enseigner la théologie en tant que lector primarius, preuve de la grande confiance que son ordre mettait en lui. Il a peut-être alors pour assistant Nicolas de Strasbourg[28], vicaire général et futur visiteur, à partir du 1er août 1325, de la province de Teutonia. Eckhart continue à prêcher en allemand pendant ces années colonaises et compose peut-être à ce moment-là le bref traité Du détachement (Von abegescheidenheit) (vers 1325-1326 ?) dont l’authenticité n’a été admise que récemment, même si certains commentateurs — tel Kurt Ruh — continuent de douter qu’Eckhart en soit l’auteur. C’est à cette période que commencent pour le Thuringien les premières difficultés.

c) Le procès et la mort en Avignon (1326-1328/1329)

En 1325-1326, on assiste à une première mise en cause des Sermons allemands d’Eckhart dont l’influence est jugée pernicieuse sur le peuple. Suite à ces accusations portées contre le Thuringien, Nicolas de Strasbourg, devenu visiteur de la Teutania, se voit dans l’obligation de lancer une action disciplinaire contre certains textes d’Eckhart — essentiellement le Liber benedictus — qui se termine par un non-lieu. Eckhart a répondu à cette accusation par un traité, aujourd’hui perdu, connu d’après l’incipit sous le nom de Requisitus. En 1326, l’archevêque de Cologne, Henri II de Virnebourg, ouvre un procès d’inquisition contre Maître Eckhart. Procès inouï dont tout aurait dû logiquement le préserver : d’abord son statut de dominicain, donc membre de l’ordre précisément chargé de l’Inquisition; ensuite son titre de maître en théologie de l’Université de Paris, l’une des plus prestigieuses universités du temps. L’Inquisition ne s’était jusqu’alors jamais attaquée à une personnalité d’un rang aussi élevé pour l’accuser d’hérésie.

Avant de détailler les étapes du procès, rappelons le contexte dans lequel il s’inscrit. Eckhart prêche en allemand (non en latin) à des laïcs (et pas seulement à des clercs). Cela à un moment où une grande effervescence religieuse agite le monde laïc, ainsi qu’André Vauchez l’a souligné. Dans ces milieux de pieux laïcs en quête de perfection, beaucoup d’hommes, mais plus encore de femmes, ne sont pas dotés de connaissances théologiques de type universitaire. Or, à ces publics-là justement, Eckhart prêche des subtilités théologiques, transposant en vulgaire les spéculations des clercs. Il traduit les termes d’une langue érudite dans une langue nouvelle (le Mittelhochdeutsch) dans laquelle on n’avait encore jamais élaboré de spéculations philosophiques ou théologiques. Ce faisant, il a donné naissance à la terminologie philosophique allemande. Pour reprendre une expression d’Alain de Libera, Eckhart “déprofessionalise” le savoir. Ceci alors que le chapitre général de Venise (1325) dénonce la prédication vulgaire en Teutonia et que le général de l’ordre, Barnabé Cagnoli, s’oppose à ce que soient prêchées des subtilia “devant les gens du peuple”.

Eckhart prêche donc des subtilités face à des auditoires qui ne devraient pas y avoir accès. Et il le fait au moment où l’Eglise réagit contre l’émergence d’une spiritualité laïque d’hommes et surtout de femmes qui mènent une vie religieuse sans appartenir à un ordre religieux. Nous reviendrons ultérieurement sur ce coup d’arrêt donné au développement d’une forme de vie religieuse laïque non consacrée, une forme de vie “semi-religieuse”. Ce sera l’œuvre des papes Clément V et Jean XXII contre le mouvement béguinal.

Le procès et la condamnation de Maître Eckhart apparaissent compréhensibles dans un tel contexte. Ce qui est en cause, c’est la manière dont il prêche devant le peuple car il risque d’égarer les simples croyants. Il n’aurait sans doute pas été condamné s’il n’avait pas prêché de hautes spéculations théologiques en langue vulgaire mais s’était contenté de les consigner en latin. Donnons la parole à Kurt Ruh qui a magnifiquement résumé ce point de vue : “Pourquoi Eckhart a-t-il été le seul parmi les grands théologiens du Moyen Age à être traduit devant un tribunal inquisitorial ? La réponse est simple : il n’était pas seulement théologien, mais également directeur spirituel, s’adressant donc à ce titre aux masses populaires. Ces erreurs supposées ne se limitaient pas (le cas échéant) à son seul enseignement, mais étaient transmises aux laïcs.”

Venons-en maintenant au procès lui-même qui se déroule en deux phases : une première colonaise, une seconde avignonnaise.

(1326-1327) à Cologne

Lorsque Henri II de Virnebourg (1304-1332) déclenche le procès en inquisition contre Eckhart, il n’en est pas à son coup d’essai. Il avait déjà fait brûler ou noyer dans le Rhin un grand nombre de béguines et de bégards, tel par exemple Walter de Hollande, mort sur le bûcher à Cologne en 1322 et auteur d’un livre, aujourd’hui perdu, intitulé Des neuf rochers spirituels (De novem rupibus spiritualibus). En septembre 1326 donc, à la suite d’une accusation portée contre Eckhart par deux dominicains Herman de Summo et Guillaume de Nidecke, Henri de Virnebourg nomme une commission chargée d’instruire le dossier du Maître. Les commissaires étaient le chanoine Reinher Friso, docteur en théologie, et le franciscain Pierre d’Estate, auquel a succédé un autre frère mineur, Albert de Milan. Il n’est pas impossible que la présence de franciscains parmi les commissaires épiscopaux ait joué en défaveur d’Eckhart. Les deux ordres mendiants, franciscains et prêcheurs, étant en concurrence, les frères mineurs avaient sans doute intérêt à voir condamner un dominicain aussi illustre.

L’ordre se mobilise pour la défense d’Eckhart. Cependant même au sein des prêcheurs le climat ne lui était pas favorable car de fortes réserves étaient émises, tant par le général de l’ordre que par le chapitre général, à l’égard de la prédication de subtilités universitaires devant le peuple. Du travail de la commission d’inquisition ne restent, des trois listes ou plus, que deux listes de propositions suspectes d’hérésie : la première contient quarante-neuf entrées (extraites des œuvres latines, en particulier du Commentaire de la Genèse, mais aussi de l’œuvre allemande : du Liber benedictus et des Sermons allemands, dans ce cas traduites en latin), la seconde cinquante-neuf (toutes tirées des Sermons allemands et traduites en latin). Une troisième liste avait été préparée, elle est aujourd’hui perdue. Les deux premières — ainsi que les réponses d’Eckhart — nous sont parvenues dans un manuscrit de la bibliothèque de Soest (ms 33b) : la Rechtfertigungsschrift (Ecrit de défense dit aussi l’Apologie). Outre le zèle de l’archevêque de Cologne à lutter contre le bégardisme et l’hérésie du Libre Esprit, un autre élément a pu intervenir dans l’ouverture de ce procès contre le Thuringien, c’est le conflit entre l’empereur germanique, Louis de Bavière, et le second pape d’Avignon, Jean XXII, lequel a frappé l’Empire d’interdit. Les dominicains sont fidèles au pape alors que l’archevêque, Henri II de Virnebourg, est un grand personnage d’Empire. Peut-être est-ce aussi pour cette raison qu’il a voulu atteindre celui qui est, à l’époque, la figure dominante de l’ordre à Cologne.

Le Thuringien fait l’objet d’une procédure dite per promoventem, dans laquelle l’accusé doit présenter des preuves au juge. C’est l’orthodoxie même d’Eckhart qui est ici en cause. Eckhart est effectivement poursuivi pour hérésie, ce n’est que plus tard que les accusations vont se limiter a quelques aspects de sa pensée qu’il conviendrait de censurer. Le Maître se défend en faisant valoir qu’en vertu du privilège d’exemption de l’ordre dominicain, il n’est responsable que devant le pape. Et, de fait, le 24 janvier 1327 Eckhart en appelle au pape dans la salle capitulaire de la cathédrale de Cologne où il était venu comparaître devant les commissaires. Le 13 février, dans l’église des dominicains de la ville, il proteste publiquement de son innocence. Devant l’assemblée des fidèles, son secrétaire, Conrad de Halberstadt, lit en latin une proclamation par laquelle Eckhart déclare rejeter par avance tout ce qu’il aurait pu dire d’erroné. Après quoi, le Maître traduit et explique ses propos en allemand.

(1327-1328/1329) en Avignon

Son appel au pape est rejeté par le tribunal de Cologne le 22 février. Eckhart passe outre et va porter l’affaire devant Jean XXII en Avignon. Là, une commission pontificale ramène les listes du dossier d’inquisition colonais à un ensemble réduit de vingt-huit propositions prout sonant (“malsonnantes”), isolées de leur contexte : c’est le Votum Avenionense retrouvé dans les archives du Vatican en 1935. Le Thuringien n’est plus poursuivi personnellement pour hérésie, l’examen se déplace sur l’étude critique d’articles envisagés en dehors du cadre des œuvres dont ils ont été extraits. L’orthodoxie du Maître n’est plus ici en cause, seules certaines assertions lui sont reprochées. Le cardinal Jacques Fournier, le futur pape Benoît XII, sera amené à rédiger à son tour un avis, aujourd’hui perdu.

Le 27 mars 1329, Jean XXII, alors âgé de quatre-vingt-quatre ans, condamne, par la bulle In agro dominico (“Dans le champs du Seigneur”), vingt-huit propositions, dix-sept comme hérétiques et onze autres comme suspectes d’hérésie. André Vauchez a très précisément résumé le contenu de cette bulle : “On lui reprochait pêle-mêle d’avoir professé l’éternité du monde , l’identité totale de l’homme juste et de Dieuet le caractère incréé de la partie intellectuelle de l’âme [art. 27]. En outre, il aurait proscrit le regret du péché , la prière de demande et le souci des œuvres extérieures . On ne saurait trouver un plus bel exemple de l’incompréhension à laquelle pouvaient conduire la transposition en termes aristotéliciens et l’interprétation métaphysique d’un texte où dominaient les formulations, nécessairement approximatives et incomplètes, du langage mystique attaché à décrire les opérations de l’amour.” Cependant, la plupart des citations condamnées ont été identifiées. Bien entendu, ces formulations souvent paradoxales — les mystiques procèdent par affirmations qui doivent faire choc — auraient dû être envisagées dans leur contexte d’origine où d’autres assertions venaient les corriger. Mais Eckhart aimait à s’exprimer de manière forte dans sa prédication. C’est en fin de compte ce “goût des positions extrêmes”, selon l’heureuse expression de Fernand Brunner, qui aura porté préjudice au Thuringien. Maître Eckhart mourra avant la fin du procès, soit en 1327, soit plus probablement en 1328. En tout cas, avant le 30 avril de cette année-là, date d’une lettre du pape à l’archevêque de Cologne dans laquelle il apparaît que le Thuringien est mort. Il est donc décédé un an ou plus avant la promulgation de la bulle. Toutefois, la diffusion de celle-ci est limitée au diocèse de Cologne. Par ailleurs, la personne même d’Eckhart n’est pas ici en cause. Le Maître ayant confessé la foi catholique et révoqué par avance tout ce qu’il aurait pu dire d’erroné, il est lavé du soupçon d’hérésie.

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