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L’Ukiyo-e, le «monde flottant» de la peinture japonaise de l’époque Edo

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L’UKIYO-E

Katsushika Hokusai
Katsushika Hokusai

La peinture de scènes de la vie quotidienne a
une longue histoire au Japon. A partir du XVIè
siècle, scènes de divertissement tels que fêtes,
festins et banquets, et représentations de la vie
urbaine ornent de plus en plus souvent les intérieurs
des maisons nobles, sous la forme de
paravents et cloisons décorées.

Au XVIIè siècle,, ce genre connaîtra son âge d’or. Aux scènes de
la vie urbaine de la capitale impériale, Kyôto,
répondent bientôt des représentations des lieux
célèbres de la nouvelle capitale des régents militaires
(shogun) Tokugawa, à Edo, l’actuelle
Tôkyô. L’ukiyo-e doit en partie son origine à
cette peinture de la vie moderne des grandes
villes.

Littéralement «monde flottant», l’ukiyo, dont
le nom est un jeu de mot sur l’expression homonyme
ukiyo (littéralement, «ce monde de
souffrances»), désigne avant tout un état d’esprit,
libre et détaché, une forme de dandysme
caractéristique des citadins de la période d’Edo
(1615-1868).

Mentionnée pour la première fois en 1682,
l’ukiyo-e, «images du monde flottant», est l’expression
de cet idéal, et prend principalement
pour thèmes les plaisirs de la vie : théâtre, fêtes
et, bien sûr, scènes de la vie des quartiers de
plaisirs. Les artistes de cette école sont souvent
des professionnels travaillant pour une clientèle
citadine, et qui adaptent à la peinture de la vie
moderne les techniques de la peinture décorative
dans le style japonais. Le développement
de l’estampe et des livres imprimés contribue à
populariser le style et les thèmes de cette école
dans de larges couches de la population.

Le musée Idemitsu, à Tôkyô, possède une des
collections les plus riches au Japon dans le domaine
de la peinture de moeurs (fuzoku-ga) et
de l’ukiyo-e. Constitué à une époque où l’estampe
ukiyo-e était déjà très en vogue mais où
la peinture de cette école restait encore un peu
négligée, cet ensemble offre un panorama très
complet du développement de ces écoles depuis
leurs origines jusqu’au milieu du XIXè siècle.

LE THEME DE L’UKIYO-E

Miyagawa Issho
Miyagawa Issho

Durant la période Edo (1615-1868), le Japon
connut un nombre d’écoles de peinture et de
genres picturaux sans précédent dans son histoire.
Si certaines existaient déjà, comme les
écoles Kanô et Tosa, beaucoup émergèrent
après la réunification du pays, sous le shogunat
des Tokugawa, au début du XVIIè siècle. De cette
réunification naquit une ère de stabilité et
de croissance qui persista pendant près de deux
cent cinquante ans. L’un des premiers de ces
mouvements nouveaux fut l’ukiyo-e ou «images
du Monde flottant».

(…) Il a pour thème principal les plaisirs et divertissements
populaires dans les centres urbains
qui florissaient à l’époque. Si certains exemples
précoces du genre apparurent dans la région de
Kyôto et Ôsaka (le Kansai), l’ukiyo-e ne trouva
son expression classique qu’à travers les peintures
et estampes créées à Edo, la capitale shogunale,
après 1690. Il finit d’ailleurs par être
identifié presque exclusivement à cette ville.

Que signifie l’expression «Monde flottant»
durant la période Edo ?


(…) Au Japon, le terme d’ukiyo a une longue
histoire. A l’origine, cette expression bouddhiste
faisait référence au caractère éphémère de
la vie, dans un monde où toute joie est considérée
comme fugace et où toute expérience est
teintée de tristesse. Au milieu du XVIIè siècle,
toutefois, le concept commença à s’inverser.

Au lieu de souligner l’adversité et le chagrin,
il se mit à désigner les plaisirs de la vie, des
plaisirs évanescents, certes, mais dont il faut
profiter tant qu’ils s’offrent à nous. Il exprimait
une philosophie de vie particulièrement prisée
par certains membres des classes de marchands
dont la prospérité était récente (les chônin),
dans les centres urbains en pleine croissance de
l’époque. Dès le début des années 1660, c’est
dans cette acception nouvelle que le terme de
«Monde flottant», ukiyo, apparut dans le titre
d’un ouvrage de fiction à succès publié à Kyôto.

En 1680, voire plus tôt, c’est dans le même état
d’esprit qu’Ishikawa Moronobu (mort en 1694),
souvent décrit comme le «fondateur»
de l’ukiyo-e, commença à se qualifier d’ukiyoeshi,
«peintre de l’ukiyo-e».

Une vision de l’existence et un style de vie

Le «Monde flottant» ne désigne donc pas un
lieu, mais une vision de l’existence, une attitude
qui, adoptée par de plus en plus d’adeptes,
engendra vite un style de vie qui s’exprimait à
travers un ensemble de goûts et loisirs partagés.

Ce sont sans doute les habitués du Yoshiwara
qui illustraient le mieux cette philosophie,
ces hommes qui, par leur richesse, leur sophistication
et leur sens de la mode, obtenaient les
faveurs des courtisanes les plus recherchées du
quartier. Toutefois, ils n’étaient que les représentants
les plus visibles de ce nouveau style
de vie. Bien d’autres – artistes, acteurs ou poètes,
entre autres – qui partageaient les mêmes
intérêts et valeurs, mais avaient des origines
différentes, finirent par se considérer comme
des membres de ce mouvement. D’une façon ou
d’une autre, ils faisaient tous partie du «Monde
flottant».

Si les premiers signes de l’émergence de la
mentalité du «Monde flottant» apparurent à
Kyôto peu après 1625 – comme en atteste la popularité
d’une forme de kabuki précoce et pleine
de verve, les «femmes de kabuki» d’Okuni
– ce style de vie fut rapidement associé à Edo.

A cela, plusieurs raisons : avant que Tokugawa
Ieyasu (1542-1616) n’en fasse sa capitale, en
1603, Edo n’était guère plus qu’un paisible village
de pêcheurs. A la fin du XVIIè siècle, il était
en passe de devenir une métropole de plus d’un
million d’habitants. Edo était donc essentiellement
une ville nouvelle. A bien des égards, elle
se démarquait de tous les centres urbains plus
anciens du pays. Près de la moitié de sa population
était constituée de samouraïs, fonctionnaires
ou serviteurs du shogun ou encore membres
des suites conséquentes installées en ville
par les seigneurs régionaux (daimyos) à qui le
gouvernement imposait d’avoir une résidence à
Edo. Dans les deux cas, ces samouraïs étaient relativement oisifs, ce qui leur laissait le temps
de s’adonner à des loisirs.

Le reste de la population se composait surtout
de marchands, d’artisans et de domestiques venus
d’autres régions, notamment pour répondre
aux besoins de l’importante communauté
samouraï. La croissance rapide de la capitale,
ainsi que la nécessité récurrente de reconstruire
des secteurs entiers de la ville, après les incendies
fréquents qui faisaient rage, permirent
à bien des marchands d’amasser une fortune
considérable. Ces marchands et leurs familles
formaient eux aussi un groupe disposant à la
fois d’argent et de loisirs.

Une abondance de lieux de divertissement et de plaisir

Dans ce contexte, il n’était que naturel que la
ville en vienne à offrir une variété étonnante
de formes et de lieux de divertissement. Même
avant qu’Edo ne développe son propre style
de kabuki, appelé aragato, ses théâtres attiraient
des foules de spectateurs. De plus, le
Yoshiwara, avec ses maisons closes officielles,
n’était que le plus prestigieux des nombreux
quartiers de plaisir. Restaurants et maisons de
thé abondaient. Sur les rivières et canaux, des
embarcations proposaient de quoi se restaurer,
ainsi que des concerts musicaux. De nombreux
temples et sanctuaires accordaient des espaces
aux marchands de denrées alimentaires et aux
spectacles de rue, tandis que d’autres, comme
la colline d’Ueno, devinrent des sites de piquenique
d’où l’on admirait les cerisiers en fleurs
ou d’autres sorties saisonnières. Très tôt, déjà,
cette abondance de lieux de divertissement
semblait caractériser Edo, à en juger par les
foules dépeintes sur les paravents du milieu du
XVIIè siècle. (…).De toute évidence, cette ville
se prêtait au style de vie de ce Monde flottant
émergeant.

Défaveur officielle

Toutefois, Edo était aussi le siège du Bakufu, le
gouvernement des shoguns, qui étaient de facto
les maîtres du Japon, malgré les pouvoirs résiduels
que conservaient les daimyos avec leurs
propres domaines. A voir les tours et remparts
massifs de leur château, qui se dressaient au
centre de la ville, entourés par les quartiers de
leurs suites, on ne pouvait douter du pouvoir
et de l’autorité des shoguns. Le comportement
et la mentalité qu’ils jugeaient appropriés pour
leurs sujets étaient à mille lieux des valeurs
qui avaient cours au sein du Monde flottant. Ils
cherchaient à créer une société fondée sur les
traditions des samouraïs et les principes confucianistes,
pour lesquels la loyauté et le service
envers les seigneurs étaient la vertu première.

Une hiérarchie rigide dictait les relations entre
classes sociales. Les samouraïs, notamment,
devaient respecter un code de conduite strict
où il n’y avait pas de place pour le laisser-aller
qui caractérisait le Monde flottant.
Pourtant, à partir de la fin du XVIIè siècle, ce
monde connut un succès grandissant, même
parmi les samouraïs et, plus surprenant encore,
parmi certains officiels du Bafuku. Toutefois,
le fait de s’adonner ouvertement aux divertissements
du Monde flottant était toujours jugé
comme quelque peu scandaleux, ce qui explique
pourquoi les samouraïs dépeints dans les
peintures de Moronobu du Yoshiwara portaient
un chapeau de paille et masquaient leurs traits,
tout en conservant les deux sabres symboles de
leur statut.

Et si les autorités se montraient un peu plus
laxistes envers les membres des autres classes
qui évoluaient dans le Monde flottant, il est
clair que le phénomène dans sa globalité était
jugé peu recommandable, à peine tolérable,
peut-être une sorte de soupape de sécurité à
n’encourager sous aucun prétexte. Ce point de
vue refaisait surface régulièrement et mena les
autorités à sévir face à ce qu’elles considéraient
comme des excès minant la discipline samouraï
ou permettant aux gens du peuple d’adopter
un comportement dépensier incompatible avec
leur statut. Cependant, la défaveur officielle
semble n’avoir eu que peu d’effet à long terme
sur la popularité du Monde flottant. Au contraire,
elle a peut-être ajouté à son succès. Tout
comme la réprobation de la bourgeoisie contre
les dangers présumés d’un style de vie audacieux
contribua à l’attrait du bohémianisme du
XIXè siècle.

Le rôle des marchands et des samouraïs

Par le passé, il était généralement admis que le
Monde flottant était essentiellement un phénomène
de chônin (classe des marchands)
apparu pour répondre aux intérêts et ambitions
de cette classe à la prospérité récente qui, jusqu’à
la période Edo, ne possédait aucun lieu
de culture propre. S’il y a beaucoup de vérité,
dans ce point de vue, il néglige l’importance
des samouraïs bien placés, et même de certains
daimyos, qui non seulement s’adonnèrent aux
plaisirs du Monde flottant, mais aussi et surtout
jouèrent un rôle essentiel dans la création de
la littérature et des oeuvres d’art du Monde
flottant. Leur patronage fut particulièrement
marquant dans le domaine de la peinture. Katsukawa
Shunshô est connu pour avoir reçu des
commandes conséquentes du seigneur Yanagisawa,
daimyo en retraite de Kôriyama, ainsi
que des suites d’autres seigneurs régionaux. Par
ailleurs, David Waterhouse a récemment souligné
que Moronobu aurait eu pour client l’un des
protégés du shogun Tsunayoshi.

La contribution des samouraïs au développement
de l’ukiyo-e ne se limitait toutefois pas
à la peinture. On sait depuis longtemps qu’intellectuels
et poètes samouraïs commandaient
aussi des estampes, voire participaient à leur
création. Mais la portée de ces activités commence
seulement à être totalement reconnue.

Furuyama (Ishikawa) Moroshige

Un groupe de poètes samouraïs joua un rôle déterminant
dans l’un des changements les plus
révolutionnaires de l’histoire des estampes de
l’ukiyo-e : le passage à l’impression en couleurs,
en 1764. Ota Nanpo (1749-1823), écrivain
samouraï aux multiples talents, fut pendant
deux générations un ami proche et un associé
des plus illustres artistes de l’ukiyo-e.

Reste à savoir si l’implication des samouraïs eut
une influence sur le sujet de l’ukiyo-e et, le cas
échéant, dans quelle mesure. La réponse à cette
question n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.
Certes, de par leur éducation, les membres
de la classe des samouraïs étaient susceptibles
d’avoir une connaissance plus étendue des classiques
japonais et chinois que les membres de
la classe des marchands. Néanmoins, au fil des
ans, un nombre croissant de ces derniers se mit
à s’imprégner de ces classiques, grâce, notamment,
à une plus grande disponibilité des éditions
imprimées des oeuvres les plus connues.

A en juger par le nombre d’exemplaires ayant
survécu, il existait un marché considérable pour
ces livres. Beaucoup, surtout les plus populaires,
comme les Contes d’Ise ou les hyakunin
isshu (Cent poèmes de cent poètes) étaient disponibles
en version illustrée, ce qui rendait leur
contenu plus accessible, même aux personnes
partiellement illettrées. Les roturiers fortunés
avaient également d’autres moyens d’acquérir
des notions sur les thèmes de la littérature
classique. Les boutiques vendaient en grand
nombre des éventails dépeignant des scènes du
Conte de Genji, ainsi que des paravents – éléments
essentiels de tout foyer – ornés des mêmes
scènes.

Au milieu du XVIIIè siècle, grâce à ces progrès,
certains roturiers de rang supérieur étaient
aussi versés dans les thèmes de la littérature
classique japonaise que leurs contemporains samouraïs.
De plus, ces mêmes individus et leurs
familles pouvaient se livrer à d’autres activités,
comme l’ikebana (compositions florales) et la
poésie, jusque-là réservées aux samouraïs et à
l’aristocratie. En conséquence, les distinctions
sociales prônées par le Bakufu s’atténuèrent.
Chônin et samouraïs étaient de plus en plus susceptibles
de se côtoyer d’égal à égal, grâce à
des centres d’intérêt communs.

Hishikawa Moronubu

Poésie, estampes et peinture ukiyo-e

L’un d’entre eux était un style de poésie appelé
kyôka, de plus en plus prisé à Edo au cours du
XVIIIè siècle. Il s’agissait de poèmes comiques
dont l’humour dépendait de l’habileté de leur
auteur à imiter ou s’inspirer de poèmes connus
(waka) issus du répertoire classique. Dans la forme
, dans l’expression et le nombre de syllabes, les kyôka ne se distinguaient pas des poèmes
qu’ils imitaient. Dans l’esprit, en revanche, ils
étaient totalement différents. Les contradictions
engendrées par ce passage soudain d’une
esthétique à une autre conféraient à ces poèmes
un attrait spirituel qui constituait la raison
principale de leur création.

Cependant, il serait faux de considérer les kyôka comme des parodies
ou des satires grossières des waka dont ils
s’inspiraient, bien au contraire. Aussi étrange
que cela puisse nous paraître, ils témoignaient
du respect de leurs auteurs pour les oeuvres antérieures.
Il existe de nombreux liens entre les kyôka et
l’ukiyo-e. Des kyôka figuraient souvent sur les
peintures de l’ukiyo-e. Un genre d’estampes
appelées surimono, créées pour les occasions
spéciales, combinent des images d’artistes de
l’ukiyo-e et des vers composés par les membres
de groupes de kyôka qui les commandaient.
Destinées à la distribution privée plutôt qu’à la
vente, ces estampes comptent parmi les plus
exquises de l’ukiyo-e qui soient connues à ce
jour. Ces oeuvres, toujours liées (mais souvent
de façon détournée) aux poèmes, permirent
d’élargir la gamme des sujets traités par les
oeuvres imprimées.

(…)Pourtant, presque tous les grands artistes
que nous associons aux estampes – Kiyonaga,
Utamaro, Hokusai et Hiroshige, par exemple – se
considéraient avant tout comme des peintres.
Ils dessinaient leurs estampes, ils ne les produisaient
pas. Détail révélateur, ils les signaient
souvent comme étant «de leur pinceau».

Mais les peintures des artistes de l’ukiyo-e sont
bien plus rares que leurs estampes, ce qui est
logique : les estampes étaient produites en
grandes quantités et mises en vente auprès
du public tandis que les peintures étaient des
pièces uniques, en général le fruit d’une commande
privée. Pour cette raison précise, elles
avaient aussi tendance à se distinguer par leur
thème. Si les peintures reflétaient les goûts de
ceux qui les commandaient – en général des
individus fortunés des classes supérieures, susceptibles
d’apprécier des sujets raffinés – les
estampes étaient essentiellement des produits
commerciaux destinés à la vente au plus large
public possible. En conséquence, elles se
concentraient surtout sur des thèmes liés aux
pièces à succès, à la mode, aux célébrités du
quartier des théâtres et des quartiers de plaisir.
Cependant, cela ne signifie en rien que leur
sujet était plus vulgaire ou dénué des allusions
classiques évoquées plus haut. Les courtisanes
en vue étaient souvent dépeintes avec des éléments
évoquant les dames de la cour du passé,
et certaines des pièces de kabuki les plus célèbres
étaient inspirées de la littérature classique.

L’ukiyo-e fut peut-être le genre le plus innovant
et le plus vital apparu durant la période Edo.

Donald Jenkins
– Le thème de l’ukiyo-e

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