BELLES DE SHANGHAI
PROSTITUTION ET SEXUALITE DANS LA CHINE AUX XIXe-XXe siècles
Du milieu du XIXe siècle à la prise de pouvoir par le parti communiste en 1949, la vie nocturne de Shanghai a été dominée par le monde de la prostitution. Filles des rues, danseuses et courtisanes donnaient le ton des loisirs et de la mode. Les plus célèbres suscitaient un engouement prodigieux comparable à celui des vedettes de cinéma ou de la chanson actuelles. La mutation profonde de ce milieu au cours de ce siècle exceptionnel de l’histoire contemporaine offre un miroir fidèle des transformations rapides de la société urbaine en Chine. Le présent ouvrage explore les arcanes de ce monde complexe et sophistiqué qui était au cœur de la sociabilité chinoise, mais aussi de ses contradictions et de ses angoisses. L’auteur a puisé dans un très large éventail de sources originales, pour certaines inaccessibles ou inutilisées jusqu’à aujourd’hui. En particulier, le recours aux archives des diverses instances municipales de Shanghai a permis d’apporter un éclairage neuf sur ce phénomène social, essentiel dans la culture chinoise, que la recherche historique sur la Chine a largement négligé. Au carrefour de l’histoire sociale et de l’histoire des mentalités, cette étude cherche à explorer, derrière le paravent de l’exotisme, un pan fascinant de la sensibilité chinoise.
– Editeur : CNRS Editions (1 septembre 1998)
– Collection : HC Histoire
– Langue : Français
– ISBN-10: 2271053315
– ISBN-13: 978-2271053312
EXTRAIT DU LIVRE
Le phénomène de la prostitution a engendré en Occident depuis le Moyen Âge un souci assez constant, bien que plus ou moins formalisé, de surveillance, d’encadrement et de répression. Intimement lié à la sexualité, il a été l’objet depuis cette époque d’une multiplicité de discours s’entrecroisant et se renforçant pour créer dans les esprits et les mentalités une attitude croissante de rejet et de condamnation. C’est au XIXe siècle que l’encerclement de la prostitution dans un faisceau de discours et de mesures médico-policières connaît une sorte d’apogée. Il est lié à la convergence de plusieurs facteurs anciens et nouveaux – condamnation religieuse et morale de la prostitution, souci de surveillance des pouvoirs publics, anxiété à l’égard des maladies vénériennes pour ne citer que les principaux – dans un contexte social et idéologique particulier, marqué par une crainte des élites bourgeoises d’être socialement et physiquement gangrenées par une prostitution non contrôlée issue des classes prolétaires. Cet état d’esprit a permis à certains acteurs, notamment le corps médical, d’avoir une influence déterminante sur l’attitude des pouvoirs publics à l’égard des prostituées et, sous couvert d’expertise scientifique, de nourrir un débat foncièrement biaisé.
En Europe, les formes qu’ont prises les mesures d’encadrement ou de répression de la prostitution ont été moulées par les traditions différentes au plan de la religion, de la structure sociale et de l’organisation du pouvoir des divers pays du continent. Toutefois, on retrouve dans chacun d’eux les mêmes fils conducteurs qui ont servi de trame à la mise en place de l’appareil répressif qui tente d’endiguer ou d’envelopper le phénomène prostitutionnel. L’une des hypothèses de travail de cette étude était à l’origine d’examiner si la Chine avait connu un phénomène parallèle et si la société chinoise avait produit, à l’époque prise en compte ici, des formes spécifiques de discours sur la prostitution. Force est de constater que si l’on relève des éléments d’expression sur ce sujet, l’ensemble est fragmentaire, informe, peut-être par manque de “locuteurs”, mais surtout par suite d’une absence de condamnation véritable de la prostitution et de prise de conscience de ses effets. Il faut y ajouter, jusqu’à la Première Guerre mondiale, le poids de la domination d’un discours “positif”, bien que fallacieux, des élites lettrées sur les courtisanes. Enfin, il devient rapidement très difficile de faire la part des réactions “autochtones” et des influences occidentales qui se manifestent dès 1869 à Shanghai.
L’étude des formes de discours sur la prostitution constitue un domaine largement inexploré. Trois sources principales peuvent être identifiées, qui ont contribué à former l’attitude de la société et du pouvoir à l’égard des prostituées. La première est le droit, c’est-à-dire les codes juridiques sous l’Empire et la République qui permettent de prendre la mesure du degré d’intérêt que les gouvernants chinois ont accordé à la prostitution. La seconde rassemble les opinions exprimées par des membres de l’élite lettrée dans leurs écrits personnels et dans des lettres adressées aux journaux. La troisième représente une vaste entité, la littérature, que je n’ai fait qu’effleurer. J’ai examiné le discours juridique et littéraire dans la perspective de l’historien dans mon travail initial. Dans cet article, je n’aborderai que le deuxième champ, celui des écrits de l’élite lettrée. La période concernée est principalement le XIXe siècle, même si de larges incursions sont menées dans le siècle suivant. C’est une période qui voit la persistance d’une vision favorable, quoique tronquée, de la prostitution et le début d’un infléchissement de la sensibilité des élites dans le sens d’un discours de plus en plus critique.
L’opinion publique, au XIXe siècle, se résume aux élites lettrées qui ont la maîtrise de l’écrit et qui sont les seules à disposer des moyens de diffuser leurs idées au sein de la société. Ces élites s’attachent à leur statut, un prestige qui leur donne des pouvoirs et une influence très larges sur la population, en particulier dans le domaine “idéologique”. Elles sont non seulement les détentrices du savoir, mais aussi les garantes d’un ordre politique et moral qu’elles confortent et nourrissent par leurs actions et leurs écrits. Néanmoins, même si elles jouaient un rôle crucial au sein de la société, elles n’étaient pas responsables formellement du contrôle des mœurs ou de la police sanitaire à la manière de leurs contemporains en Europe. Avant l’arrivée des Occidentaux, l’opinion des lettrés sur la prostitution s’exprimait tout d’abord dans les mémoires et écrits divers qu’ils ont laissés sur ce sujet précis ou sur leurs expériences de voyage. Les raisons de leur choix sont parfois exprimées explicitement, mais le plus souvent ils se contentent de rapporter des anecdotes mêlées d’informations concrètes, bien qu’invérifiables, et de considérations morales. En fait, le genre dans lequel les lettrés s’expriment « donne le ton ». Il fournit le langage et les images qui traversent les textes. La lecture de ces ouvrages était circonscrite pour l’essentiel à l’élite lettrée, mais le discours que l’on y trouve a plus largement transpiré “vers le bas” et contribué à imprégner le corps social. Finalement, les lettrés s’intéressaient à la couche supérieure des prostituées, c’est-à-dire les courtisanes.
L’émergence de la presse d’information a permis à des opinions plus variées de s’exprimer, notamment sur la prostitution en tant que problème social, une dimension qui n’était guère présente dans les écrits antérieurs. Les journaux ne représentent pas seulement un nouveau support. Ils créent un domaine entièrement nouveau de représentations. C’est une innovation qui se développe dans un très petit nombre de lieux en Chine. Même si cette avancée sert initialement des objectifs politiques, elle entraîne l’apparition d’une presse d’information dont le Shen Bao est le meilleur exemple1. Elle s’accompagne aussi d’une véritable explosion de l’édition qui fournit à son tour un nouveau domaine en termes d’emplois et d’expression pour les lettrés. Ce nouveau contexte a créé les conditions de l’émergence d’un nouveau type de lettrés qui, parce qu’ils sont détachés de la voie traditionnelle des examens impériaux et de la recherche de postes officiels au sein de l’administration impériale, se tournent vers l’écriture comme métier permanent et forment le terreau initial de formation des intellectuels modernes du XXe siècle2. La dimension de critique sociale était assez peu présente dans les écrits littéraires antérieurs. Ce discours “lettré” a déterminé la conception “chinoise” de la prostitution qui s’est imposée à la société et aux historiens qui ont abordé cette question. Or le message que véhiculent ces écrits est ambivalent. Il y a de la part des lettrés une sorte de double langage qui tend à brouiller la manière dont la prostitution était réellement perçue par la société. Quel était ce discours dominant ?
L’effacement d’un système d’images
La tonalité dominante du discours des élites chinoises sur la prostitution au XIXe siècle apparaît étonnamment positive lorsqu’on se penche sur les ouvrages qu’elles rédigeaient et destinaient au fond à leur propre consommation. Elle ne représente pas un apport novateur dans ce qui constitue un mode d’expression traditionnel valorisant fortement les courtisanes. Dans la réalité, on l’a vu, les lettrés tenaient les prostituées ordinaires dans un profond mépris mêlé de dégoût. Néanmoins, comme cette facette a été presque complètement occultée au profit d’une imagerie qui parait les courtisanes de tous les talents, il n’a existé au sein de la culture chinoise qu’une seule perspective positive sur la prostitution qui consistait en une assimilation de l’ensemble du phénomène à sa strate supérieure. La société s’est donc imprégnée de cette conception “valorisante” de la prostitution, même si la réalité était bien différente. A travers ce phénomène d’assimilation entre courtisanes et prostitution, le discours des élites a déteint sur l’ensemble du corps prostitutionnel et contribué à faire de la prostitution une institution sociale “légitime”. Naturellement, il faut aussi tenir compte des conceptions chinoises traditionnelles de la sexualité qui ne sont pas marquées par les inhibitions ou les tabous profonds qu’a véhiculés la culture judéo-chrétienne. Elles ont créé moins d’obstacle à l’insertion sociale de la prostitution qu’en Occident.
Le second point qui émerge dans le discours des élites, est leur inquiétude à l’égard de ce qu’elles perçoivent comme une montée du désordre social. La mutation rapide de la société et de l’économie locales provoque des phénomènes qui bousculent leurs habitudes et leurs conceptions “morales”. Non pas que la prostitution populaire ait été dans le passé confinée strictement dans des lieux clos. Wang Tao évoque, dès le début des années 1850, la présence de prostituées “mobiles” (liuji) qu’il appelle les “dix mille fleurs” (wanhua) qui racolent dans les ruelles de la ville fortifiée et emmènent leurs clients dans de petites auberges34. Mais vingt ans plus tard, les élites sont confrontées à une extériorisation de plus en plus grande de la prostitution dans la ville, essentiellement dans les concessions étrangères, même si celle-ci ne prendra un caractère massif qu’au siècle suivant. La délinquance croissante les expose à de nouveaux risques. Ils voudraient endiguer le mouvement et regrettent l’envahissement d’un espace public où n’étaient tolérées auparavant que les courtisanes. Promenées d’un de ces lieux privilégiés de distraction des élites à un autre, en chaise à porteur, elles n’étaient pas cause de scandale public. Ce ne sont donc pas des considérations religieuses (sexualité) ou morales (sexualité vénale), même si cette dernière expression (daode) est parfois utilisée, qui motivent les lettrés, c’est ce qui “porte atteinte aux coutumes” (shang fenghua), c’est-à-dire à l’ordre public.
L’image des prostituées, y compris des courtisanes, s’est dégradée de façon continue jusqu’au XXe siècle. C’est le résultat d’un changement de sensibilité des élites mais aussi d’une transformation de ces élites elles-mêmes, déstructurées et renouvelées par le cours puissant de la modernisation qui se déroule à Shanghai. La culture traditionnelle des élites lettrées a été érodée et dans ce processus, les courtisanes ont perdu leurs “patrons” et ont été dépouillées de l’aura qu’ils leur avaient conférée. Les écrivains du tournant du siècle, pour la plupart installés dans les concessions étrangères, ont contribué par leurs romans au déclin de l’image de ce groupe, même si leur discours est parfois ambigu et si tout un genre, les “boussoles du monde galant”, cherche encore à préserver l’illusion du passé. C’est un combat d’arrière-garde ou plutôt un chant du cygne. Les forces conjuguées de la critique sociale iconoclaste née du mouvement du 4 mai [1919], des revues féminines, des sciences sociales naissantes et d’une plus grande prise de conscience des questions sociales ont transformé la perception des femmes, des prostituées et des relations hommes-femmes dans la Chine urbaine. Les courtisanes n’ont pas échappé à la commercialisation des loisirs qui s’est développée dans les concessions étrangères de Shanghai et qui pour elles s’est traduite pas une sexualisation croissante et un déclassement vers la prostitution ordinaire.
L’évolution de l’image des prostituées dans les écrits des lettrés et dans la littérature est profondément révélatrice du changement des sensibilités. Il y a un renversement progressif d’optique, même si la vision positive “originale” véhiculée par le discours dominant des élites résultait d’un sérieux biais. Le monde enchanteur des courtisanes fait place à une prostitution frustre, caractérisée par l’appât de l’argent, les roueries, l’exploitation des filles, les maladies, la misère et la violence… Cette réalité n’est pas nouvelle; elle a toujours existé. L’infléchissement du discours est lié aux transformations du milieu de la prostitution lui-même, marqué par une forte expansion, une véritable “invasion” de l’espace public et une banalisation du fait prostitutionnel dans la vie quotidienne. Avant que cette transformation ne se produise, les élites avaient occulté dans leurs écrits la nature réelle de la prostitution, qu’il s’agisse des établissements populaires confinés en quelques lieux, peu visibles, ou des maisons de courtisanes, louées pour leur luxe et leur convivialité. À mesure que la prostitution grossit et s’expose, une réalité “nouvelle” commence à s’imposer. Les élites lettrées voient vaciller l’ordre économique et social qu’elles avaient dominé et qui marche vers sa désintégration. De nouvelles couches sociales émergent, moins sensibles aux valeurs éthiques et à la sensibilité esthétique des lettrés traditionnels. Les “nouveaux intellectuels” de la fin du XIXe siècle, prélude à la naissance des intellectuels modernes, trouvent dans la prostitution un thème privilégié d’expression de leur propre désarroi. L’image des courtisanes et du monde de la prostitution est sérieusement écornée dans leurs écrits. C’est l’amorce d’une brèche que ne vont cesser d’élargir les écrivains du XXe siècle, plus conscients de la prolétarisation de ce milieu.
La transformation de l’image de la prostitution à Shanghai n’est pas uniquement liée au changement social. L’étude des formes de discours sur la prostitution produits par les lettrés établit clairement que le développement de nouveaux canaux d’expression a apporté aussi un nouveau langage, de nouvelles représentations de la prostitution et une reconfiguration des perceptions sociales. Elle a mis en lumière des conceptions ou des idées qui n’étaient pas nécessairement nouvelles, mais qui étaient enfouies sous le vernis de l’expression littéraire traditionnelle. Ces conceptions ont finalement reçu une expression formelle dans les médias modernes. La presse qui s’est développée à la suite de la présence occidentale à Shanghai, en particulier dans les concessions étrangères, a ouvert un nouvel espace à la critique sociale. Le langage utilisé dans les journaux a une pertinence particulière : alors que les courtisanes étaient nommées soit par leur nom ou la catégorie à laquelle elles appartenaient (shuyu, changsan…) dans les écrits traditionnels de lettrés, elles se trouvent assimilées de manière croissante à la prostitution dans la presse à travers l’usage du mot commun ji (prostituée). En d’autres termes, la ligne entre courtisanes et prostituées ordinaires devient floue, même si, selon le contenu des histoires, on peut discerner de quelle catégorie de prostituée il s’agit. Néanmoins, le langage des lettrés dans la presse tire toutes les classes de « femmes vénales » dans une seule catégorie générique. Les nouveaux médias qu’ils ont trouvés dans une ville comme Shanghai, notamment la presse, mais aussi le large marché fourni par un lectorat éduqué à la recherche d’une nouvelle identité ou de moyens d’échapper à la dure réalité, a créé un contexte qui reste unique à Shanghai pendant longtemps. De ce point de vue, les concessions étrangères ont été le berceau et le champ de bataille d’une nouvelle culture urbaine.