Abolition de la prostitution et du trafic de femmes et d’enfants
par Matiada Ngalikpima
La pauvreté, le développement du tourisme, la féminisation des migrations, l’ouverture des frontières au sein de l’espace Schengen, l’usage de plus en plus développé d’Internet favorisent l’expansion de la prostitution, de la pornographie et du tourisme sexuel. En Europe, les migrations liées à la traite des êtres humains pour la prostitution ont connu un essor fulgurant au cours des deux dernières décennies Le plus souvent, les personnes prostituées sont sous l’emprise de proxénètes, qui peuvent être des membres du crime organisé impliqués dans des affaires de proxénétisme et de traite d’êtres humains. D´autre part, Le monde prostitutionnel s’est profondément transformé au cours des dernières années avec l’apparition de ces filières de traite d’êtres humains.
En Europe, les migrations liées à la traite des êtres humains pour la prostitution ont connu un essor fulgurant au cours des deux dernières décennies. Pour ne prendre que l’exemple de la France, l’Office Central pour la Répression de la Traite des Etres Humains (OCRTEH) estime que la prostitution d’origine étrangère se situait autour de 30 % à Paris et 15 % en province de 1992 à 1995. De 1996 à 1998, on constatait une forte progression en province puisqu’elle atteignait 30 % alors qu’à Paris, elle restait stable. En 1999, la prostitution étrangère dans la capitale dépassait la prostitution française avec un taux de 55 %. Depuis, le pourcentage est demeuré constamment en hausse jusqu’en 2001 : 62 % en 2000 et 70 % l’année suivante. Ensuite, les chiffres sont restés constants. En province, l’évolution est plus lente : de 37 % en 1999, elle atteint 48 % en 2001. On compte donc, aujourd’hui, à peu près deux tiers d’étrangères pour un tiers de Françaises.
De manière très schématique, les personnes prostituées, tout particulièrement les personnes victimes de la traite à des fins de prostitution, sont le plus souvent des femmes ou de jeunes adultes âgés de 16 à 35 ans. Elles sont célibataires ou divorcées, au chômage ou dans une situation économique très précaire. Leur niveau d’éducation est faible. Elles évoluent dans des milieux familiaux déstructurés ou ayant besoin d’une aide financière (particulièrement les enfants). Au regard de ces facteurs personnels fragilisants, ces femmes sont prêtes à prendre des risques pour gagner une somme d’argent relativement importante dans un laps de temps court et sont donc désireuses de partir à l’étranger dans ce but (Conseil de l’Union européenne, 2004)[1].
Le plus souvent, les personnes prostituées sont sous l’emprise de proxénètes, qui peuvent être des membres du crime organisé impliqués dans des affaires de proxénétisme et de traite d’êtres humains. On peut citer notamment les groupes criminels russes, lituaniens, roumains, bulgares, vietnamiens, albanais, chinois, nigérians etc (Europol, 2003 :10). Mais pas seulement : les groupes locaux du crime organisé implantés dans les pays de l’Union européenne sont aussi très puissants du fait de leur intégration dans le pays et de leur connaissance du système politique, économique, juridique et social. Les groupes néerlandais, belges, espagnols, italiens du crime organisé en sont de bons exemples (Europol, 2003 :9). Des groupes criminels très structurés côtoient de plus petites structures qui se font et se défont en fonction des aléas de l’activité criminelle.
Le modus operandi des trafiquants est presque toujours identique. En juin 2007, le démantèlement du plus grand réseau de traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle en Grèce a permis de mieux comprendre la structure et le mode de fonctionnement de ces organisations criminelles. 73 personnes ont alors été arrêtées, de différentes nationalités, chacune d’entre elles jouant un rôle très précis. Les victimes étaient “recrutées” par des Russes, des Hongrois et des Moldaves dans leur pays d’origine tandis que la fourniture de faux papiers était prise en charge par des Roumains, des Bulgares et des Grecs. D’autres personnes, d’origine albanaise et grecque, s’occupaient du logement des jeunes femmes et de leur transport vers les lieux de rendez-vous avec des clients. Appâtées par des petites annonces et via Internet, les victimes se voyaient promettre des places de serveuses ou de masseuses en Grèce, pour un montant de 25.000 euros qu’elles devaient rembourser une fois sur place. Exploitées et prisonnières, les jeunes femmes ne pouvaient fuir sans mettre en danger leurs familles, menacées de représailles [2](Prifti, 2007).
Le monde prostitutionnel s’est profondément transformé au cours des dernières années avec l’apparition de ces filières de traite d’êtres humains. A côté de la prostitution de rue, une prostitution « cachée » s’est développée : salons de massage, bars à hôtesses, agences matrimoniales. Elle est, dès lors, moins repérable et, par conséquent, la lutte contre le proxénétisme devient plus difficile. La typologie des lieux de prostitution évolue et se diversifie. Les lieux de prostitution, légalisés ou non, prennent des formes très diverses selon les pays et la législation adoptée relative à la prostitution. On trouve pêle-mêle des maisons closes, des eros-centers, des vitrines, des boxes de travail etc. En outre, un nouveau type de prostitution, difficile à quantifier, émerge avec le développement d’Internet. En Europe, de nombreux sites proposent des relations sexuelles avec des personnes prostituées qui sont parfois indépendantes, soit parce qu’elles créent leur propre site, soit parce qu’elles payent pour figurer sur un site. Souvent, elles font partie d’agences. Certaines pages Internet présenteraient même des publicités de femmes victimes de la traite (Conseil de l’Europe, 2003 :14). « Certains sites sont de véritables agences internationales de prostitution. Tous ne sont pas entre les mains du crime organisé. Cependant, l’essor spectaculaire du crime organisé dans le milieu prostitutionel traditionnel va de pair avec la prostitution vendue sur Internet » (Dusch, 2002 :102). Les trafiquants utilisent plusieurs méthodes sur la toile : « Ils fournissent les renseignements (prix et lieux) par la voie de guides spécialisés en ligne (campagne promotionnelle en faveur du tourisme sexuel), des agences spécialisées vendent des femmes « à domicile ». Moyennant une commission, l’agence s’occupe de tout (recrutement et voyage de la fille), mise en ligne de soi-disant agences matrimoniales » (Dusch, 2002 :102). Selon un rapport du Conseil de l’Europe, une simple recherche sur Google a permis de dénombrer dans le monde entier plus de 128 000 sites douteux d’agences matrimoniales offrant des services de mariages, d’escortes, de rencontres, de mannequins etc. Nous signalons que ces sites ont été qualifiés de « douteux » par défaut car aucun élément ne permettait de prouver que les filles présentées pour des services sexuels ou matrimoniaux étaient des victimes, même futures, de la traite (Sykiotu, 2007 :38). Selon Europol, une recherche sur Google de sites web proposant des services de mariage et des voyages organisés dans différentes villes pour trouver des épouses fournit 10,2 millions de résultats (une recherche d’agences de mannequins fournit 7,8 millions de résultats, mais, selon Europol, une grande partie de ces résultats correspond probablement à des liens vers les mêmes sites). En 2004, une analyse du contenu des sites internet de ces agences a montré que nombre d’entre elles se livrent à des pratiques d’exploitation sexuelle en proposant des voyages organisés, des services d’escortes et des photos pornographiques (Sykiotu, 2007 :47).
Le « droit de se prostituer » face au « droit à ne pas être prostitué »
La Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui adoptée en décembre 1949 considère dans son préambule que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Ce traité, ratifié par 74 pays, aborde les problématiques de la prostitution et de la traite de manière indissociée. Il est la consécration d’un long combat initié par Joséphine Butler au tournant des années 1870 en Angleterre. Elle considérait que le système de la prostitution représentait une forme d’enferment analogue à l’esclavage, aboli à cette époque. Ce combat mobilisa par la suite les mouvements féministes engagés dans la lutte pour l’émancipation des femmes et aboutit à l’adoption de la Convention de 1949.
Cette Convention de 1949, dite abolitionniste, pose l’interdiction du proxénétisme. Son article premier précise, notamment, que « les parties présentes conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui, exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante ». La convention interdit également toute forme de réglementation de la prostitution. Son article 6 engage les Etats à « prendre toutes les mesures nécessaires pour abroger ou abolir toute loi, tout règlement et toute pratique administrative selon lesquels les personnes qui se livrent ou sont soupçonnées de se livrer à la prostitution doivent se faire inscrire sur des registres spéciaux, posséder des papiers spéciaux, ou se conformer à des conditions exceptionnelles de surveillance ou de déclaration ».
La convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes adoptée en 1979 réaffirmera l’engagement abolitionniste de la Communauté internationale. Son article 6 énonce l’obligation pour les Etats parties de prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes.
Mais la prostitution est un marché très lucratif suscitant les convoitises des criminels et des Etats qui en retirent des profits importants. Dans ce contexte, un courant libéral surfant sur la vague de la mondialisation et du développement capitaliste prône la décriminalisation de la prostitution. Ce courant fait pression au niveau national et international pour que soit reconnue l’existence d’une prostitution volontaire et que le système proxénète soit institutionnalisé.
Sous la pression de ce courant libéral, la remise en cause du cadre juridique international réprimant le système proxénète a été progressive. Les Nations Unies, l’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont peu à peu abandonné toute référence à une pénalisation du proxénétisme et, de fait, tout engagement et toute volonté de lutter contre le développement de la prostitution. Si la communauté internationale considère désormais, en contradiction avec l’esprit de la Convention de 1949, que la politique en matière de prostitution relève de la souveraineté nationale, elle tente de définir un cadre juridique légal visant à mettre en place une politique commune de lutte contre la traite des êtres humains basée sur le plus petit dénominateur commun.
Les pressions des groupes libéraux ont procédé à un travail de déconstruction du discours et de la pensée abolitionniste. C’est ainsi que progressivement on a vu apparaître la notion de prostitution forcée dans les documents de travail et les textes officiels des instances intergouvernementales et nationales. L’enjeu de ce courant libéral est de faire reconnaître l’existence d’une prostitution libre, qu’il estime légale, par opposition à une prostitution forcée, quant à elle, illégale. Il s’agit de distinguer la traite et la prostitution enfantine de la prostitution adulte : la traite et la prostitution des enfants sont condamnées de manière générale et considérées comme une violation des droits de l’homme, tandis que la prostitution adulte fait l’objet de controverses.
La Convention relative aux droits de l’enfant de 1989, qui interdit dans ses articles 34 et 35 la traite, l’exploitation de la prostitution des enfants ainsi que la pornographie et toutes formes d’exploitation sexuelle, « constitua un tremplin pour que s’opère une distinction entre la prostitution des adultes et celle des enfants. Considérée comme un abus et une violence pour les personnes âgées de moins de 18 ans, on introduira l’idée qu’au-delà de cet âge, la prostitution pouvait être considérée comme un travail légitime ». (Markovich, 2006 :462). Mais, «il est arbitraire de considérer l’âge de 18 ans comme une frontière au-delà de laquelle se transformerait magiquement l’abus en acte banal » (Markovich, 2006 :463).
La notion de « prostitution forcée » fait son apparition sur la scène internationale en 1993, lors de l’adoption par les Nations Unies de la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (Résolution 48/104 de l’Assemblée générale du 20 décembre 1993): la prostitution forcée est classée parmi les actes constituant des formes de violence. En 1995, à la Conférence des femmes à Beijing, l’expression « prostitution forcée » a également été utilisée. A cette époque, la terminologie de 1a Convention de 1949, l’exploitation de la prostitution, est alors susceptible d’être remplacée par l’expression « prostitution forcée » dans les textes régionaux et internationaux. En 1998, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) publie un rapport sur le secteur du sexe en Asie, appelant à la reconnaissance de l’industrie du sexe, soulignant l’expansion de cette industrie et sa contribution non reconnue au produit national brut de quatre pays du Sud-Est asiatique (Lin Lean Lim, 1998 :214). Elle préconise une approche pragmatique de la prostitution et explique qu’il serait bon de reconnaître et taxer l’industrie du sexe. Tout en ne prônant pas une légalisation de la prostitution, il recommande une extension des droits du travail et des bénéfices sociaux pour les travailleurs du sexe, l’amélioration des conditions de travail, et l’« élargissement du filet fiscal » aux nombreuses activités lucratives liées à l’industrie du sexe. Il reste toutefois difficile de concevoir une organisation du système sans légaliser la prostitution (Raymond, 1998 :web).
La prostitution se voit ici consacrée en tant qu’activité économique. Le capitalisme prend le pas sur les droits humains. L’OIT considère en effet que le « bien-être individuel des prostituées ne doit pas entrer en ligne de compte pour déterminer la politique ». En revanche, cette organisation soutient le fait que les hommes ont des besoins sexuels qu’ils ont le droit d’assouvir en ayant recours à la prostitution (Audet, 2005 :41). En 2001, le bureau d’Asie du Sud-Est de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) appelait à une dépénalisation et à une réglementation de la prostitution pour réduire l’épidémie de sida. Mais c’est au cours des négociations concernant le Protocole de Palerme visant à prévenir, réprimer et punir la traite des êtres humains, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, que l’offensive des pays favorables à la distinction entre « prostitution libre » et « prostitution forcée » a été la plus virulente. Il s’agissait pour ces pays de faire admettre qu’il pouvait y avoir consentement à la prostitution et, dès lors que celui-ci était établi, la prostitution pouvait être considérée comme une activité économique comme une autre (Derycke, 2001 :92).
L’Europe a, tout comme l’ONU, utilisé l’expression « prostitution forcée » dès 1993, lorsque le Conseil de l’Europe a mis en place un groupe de travail sur la traite des femmes et la prostitution forcée dans les Etats membres. Son rapport final a inspiré en 1997 le vote de la recommandation 1325 relative à la traite des femmes et à la prostitution forcée. La même année, les Pays-Bas, qui présidaient l’Union européenne, organisaient une conférence en vue de l’élaboration d’une directive contre la traite des êtres humains. La prostitution en elle-même était séparée de la question de la traite, car on faisait valoir que les pays avaient des législations trop différentes sur ce point pour parvenir à un accord. Le rapport sur la communication de la Commission européenne au Conseil et au Parlement européen « pour de nouvelles actions dans le domaine de la lutte contre la traite des femmes », présenté le 2 mai 2000 par Patsy Sörensen, députée européenne, reconnaît l’existence d’une prostitution libre basée sur le consentement des personnes.
Certains activistes, prônant un libéralisme à outrance, tentent de faire reconnaître l’existence d’une certaine forme de traite volontaire, qui serait admissible dès lors que la personne a donné son consentement et qu’elle savait qu’elle allait devoir se prostituer. Cette prise de position remet en cause les conventions des Nations Unies relatives pour la suppression de l’esclavage[3]. Ces textes posent l’interdiction pure et simple de l’esclavage en tant qu’atteinte aux droits fondamentaux et à la dignité de la personne humaine. Il n’est ici nullement question de consentement. On parle de l’abolition de l’esclavage. Stuart Mill tenait les propos suivants concernant l’esclavage:
« En se vendant comme esclave, un homme abdique sa liberté ; après cet acte unique, il renonce à tout usage futur de sa liberté. Il détruit donc dans son propre cas le but même qui justifie la permission de disposer de lui-même. Il n’est plus libre, mais il est désormais dans une position telle qu’on ne peut présumer qu’il ait délibérément choisi d’y rester. Le principe de liberté ne peut exiger qu’il soit libre de n’être pas libre. Ce n’est pas la liberté que d’avoir la permission d’aliéner sa liberté » (Mill, 1990 :222).
Il est surprenant que la question du consentement devienne un enjeu majeur dès lors que l’on parle de traite des êtres humains et plus particulièrement de la traite à des fins de prostitution.
A la suite des débats virulents qui ont opposé les « pro-prostitution » aux mouvements féministes abolitionnistes, il est apparu nécessaire de préciser dans le corps même du texte du protocole de Palerme sur la traite des êtres humains que le consentement de la victime est indifférent (article 3.b). Pourtant, la problématique de la traite des êtres humains fait l’objet des travaux du groupe de travail des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage. Faisant référence à l’histoire, Richard Poulin rappelle que «le clergé des lieux de culte a été le premier proxénète connu de l’histoire. Aux premières époques historiques, la prostitution s’est en effet organisée autour des marchés émergents, et elle avait un caractère religieux car les marchés originels étaient érigés sur le parvis des temples, qui servaient également de greniers à céréales. Lieux de commerces, les temples ont donc été des endroits privilégiés à la fois des formes primitives de marchandisation sexuelle des femmes et des enfants et du développement des marchés d’esclaves. Ils achetaient également des esclaves afin de les louer aux prostitueurs et d’encaisser les revenus de la prostitution » (Poulin, 2006 :9). Il poursuit : « dans l’Antiquité, la prostitution, y compris celle des enfants, est parfaitement admise lorsque les personnes ne sont pas de naissance libre. La relation y est étroite entre le développement de l’esclavage, celui de la prostitution des femmes et des enfants et le statut très inférieur des femmes » libres » » (Poulin, 2006 :13). Ainsi, l’histoire montre le lien permanent et les rapprochements de tout temps entre la prostitution et l’esclavage.
Au regard de la définition de la traite des êtres humains inscrite dans le Protocole de Palerme, il est difficile de percevoir la portée réelle de la référence au consentement. Selon son article 3a, le recrutement, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes par une autre en vue, notamment, de l’exploitation de la prostitution d’autrui, ne sont condamnables que lorsque l’un des moyens suivants est utilisé :
– « la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte » ;
– « enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité » ;
– « l’offre de paiements ou d’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation ».
Le consentement de la victime est, lui aussi, considéré comme indifférent uniquement si l’un des moyens énoncés à l’article 3a a été utilisé. Or tous ces moyens renvoient à des situations où la notion de consentement se vide de son sens. En effet, comment peut-on admettre qu’une personne peut consentir librement et valablement dès lors qu’elle est forcée, contrainte, trompée, si elle subit une fraude ou encore si l’on abuse de sa vulnérabilité[4] ?
« L’accent reste donc bel et bien porté sur la contrainte, la distinction entre prostitution forcée et prostitution libre reste la règle, et seules la traite et l’exploitation de la prostitution forcée (sous contrainte, avec violence, avec abus d’une situation de vulnérabilité) sont condamnables. S’il y a eu consentement d’une victime et que les moyens évoqués à l’alinéa a) n’ont pas été utilisés, alors l’exploitation de la prostitution de la victime n’est pas condamnable. La condamnation de l’exploitation de la prostitution est conditionnée et n’existe plus en soi » (Théry, 2005: web).
On comprend bien que les organisations internationales et régionales n’abordent plus spécifiquement la question de la prostitution, et sont principalement concernées par l’exploitation de la prostitution liée à la traite des êtres humains. Rares sont les débats sur la prostitution au sein de ces instances. On peut toutefois citer deux décisions reconnaissant plus ou moins explicitement la légalisation de l’activité prostitutionnelle.
Dans la décision rendue le 20 novembre 2001, la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) reconnaît la prostitution comme un métier. La CJCE retient pour sa part que la prostitution est une activité par laquelle le prestataire satisfait, à titre onéreux, une demande du bénéficiaire sans produire ou céder des biens matériels. Par conséquent, la prostitution est une prestation de services rémunérés qui relève de la notion d’ « activités économiques [exercées] en tant qu’indépendants ».
Plus récemment, en 2007, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa résolution[5] intitulée « Prostitution : Quelle attitude adopter ? » condamne la prostitution forcée et la traite des êtres humains et considère qu’il existe une prostitution libre, volontaire vis-à-vis de laquelle elle n’entend pas intervenir. Elle définit la prostitution dite volontaire comme la prostitution exercée par des personnes de plus de 18 ans qui ont choisi la prostitution comme moyen de gagner leur vie. Dans sa résolution, l’Assemblée parlementaire affirme :
« En tant qu’organisation consacrée aux droits de l’homme et au respect de la dignité humaine, le Conseil de l’Europe devrait adopter à l’égard de la prostitution une position qui reflète sa mission première. Fonder son jugement sur le respect de la dignité humaine ne signifie pas pour autant adopter une démarche moraliste, mais plutôt respecter les décisions et les choix de chacun tant qu’ils ne nuisent pas à autrui ».
Selon ce texte, les approches prohibitionnistes et abolitionnistes présentent un double inconvénient : d’une part, la prostitution y est poussée à la clandestinité, et est aux mains de la criminalité organisée ; d’autre part, ces deux approches consacrent une règle discriminatoire selon laquelle l’acte sexuel en lui-même n’est pas interdit alors que l’offre de services sexuels est interdite. La résolution soutient l’idée selon laquelle l’approche réglementariste offre l’avantage de réglementer la prostitution en tant que profession, mais il existe un fossé entre la théorie et la pratique, dans la mesure où toutes les personnes prostituées n’utilisent pas les droits qui leur sont reconnus. Elle met par ailleurs l’accent sur le fait qu’il est important que « nul ne se sente forcé à se prostituer, ne serait-ce que par les circonstances ». Le modèle néo-abolitionniste suédois se voit dès lors consacré dans la mesure où il s’attaque aux clients et non aux personnes prostituées. Il est intéressant de constater que ce texte fortement empreint des thèses réglementaristes est pourtant nuancé quant à l’efficacité du système réglementariste et ouvre la voie à un débat sur la pertinence de la pénalisation des clients.
De toute évidence, les débats sur la prostitution reposent sur la notion de liberté individuelle. Cette même notion est utilisée pour justifier l’abolitionnisme, le réglementarisme et le prohibitionnisme en dépit même de l’opposition de leurs objectifs. Dans le système abolitionniste, la prostitution est une liberté et ne constitue en aucun cas un droit. Cette tolérance de la prostitution est encadrée par certaines considérations telles que le respect de la moralité publique et la répression du proxénétisme. Cette activité ne doit en aucun cas être encouragée. Ce système repose ainsi sur des considérations éthiques et non morales. La Suède, néo-abolitionniste, a tiré des principes féministes des conséquences un peu différentes. Elle a décidé d’incriminer le client sans punir la personne prostituée. En considérant que la prostituée est une victime de l’exploitation et le client un exploiteur, la Suède a inauguré un système unique au monde, basé sur l’idée que la prostitution est incompatible avec l’égalité des sexes et constitue une violence faite aux femmes.
A l’opposé, les revendications féministes concernant la libre disposition de son corps ont amené un débat sur la liberté de se prostituer. Ces revendications libérales sont le reflet du modèle capitaliste selon lequel tout se vend et tout s’achète, même le corps de l’autre. La prostitution est ainsi reconnue comme un métier, et les personnes prostituées comme des travailleuses du sexe qui bénéficient à ce titre de la sécurité sociale et de la pension de retraite. Toutefois des considérations d’ordre moral et de santé publique entrent également en jeu. La prostitution est alors limitée à certains endroits et soumise à des contrôles notamment sanitaires. Dans ce système, cette liberté nécessite l’intervention de l’Etat qui organise l’exercice de cette activité.
Les revendications actuelles vont dans le sens d’une reconnaissance sociale des personnes prostituées. On parle de la « lutte syndicale des prostituées »[6]. Il s’agit de mettre en place un véritable statut juridique pour ces personnes.
« Les partisans de la professionnalisation visent à légitimer le fait de se prostituer, en se servant de la défense des droits des personnes prostituées. Ils s’appuient sur les droits fondamentaux des femmes, dont la protection s’applique à toutes femmes, prostituées ou non. Ils en déduisent alors le droit de se prostituer qui figure parmi le droit à la libre disposition de soi, droit de l’homme quand même internationalement reconnu » (Ouvrard, 2001 :121).
L’objectif de ce mouvement est véritablement d’aboutir à une reconnaissance officielle de l’activité prostitutionnelle. En 1973, l’International Committee for Prostitutes’ Rights se structure plus solidement. Une charte des droits des prostituées est alors adoptée lors du premier Congrès international des prostituées qui s’est tenu à Amsterdam en 1985. Au début des années 1990, certaines associations de prévention se réclament d’une démarche de santé communautaire. Avec l’apparition du VIH resurgit la question du contrôle sanitaire des personnes prostituées. C’est ainsi que naît en France l’association Les Amis du Bus des Femmes à Paris où des « traditionnelles » sont embauchées pour effectuer un travail de prévention sur le terrain, comme le font aussi entre autres Stella à Montréal et le Durbar Mahila Samanwaya Committee, regroupant en Inde environ 60 000 travailleuses du sexe.
« Dès l’apparition du sida, les prostituées ont en effet été considérées comme un vecteur potentiel du virus, amenant médias et responsables politiques à régulièrement poser la question de l’opportunité de la restauration de leur contrôle sanitaire » « (Mathieu, 2001 : 203).
« Qui représentent-ils réellement, ces groupes qui font la promotion de la prostitution comme un nouveau » style de vie », une nouvelle étape de la sexualité où les femmes pourraient librement s’affirmer et s’épanouir ? En quoi les témoignages sur lesquels ils se fondent sont-ils plus crédibles que ceux de la grande majorité des femmes prostituées qui, selon de nombreuses études, disent vouloir s’en sortir ? L’histoire nous montre qu’il y a toujours eu des personnes opprimées qui adoptent le point de vue dominant afin d’échapper au destin de leurs semblables et d’en tirer des bénéfices personnels immédiats » (Audet, 2006 :20).
Les revendications en vue de la reconnaissance du droit de se prostituer sont le fait d’une minorité de personnes prostituées et du système proxénète. Il est étonnant de voir que, sur la question de la prostitution, on prête aussi peu d’attention à la majorité des personnes prostituées victimes de la traite ou non, pour qui la prostitution est vécue comme une souffrance et une violence.
Se fondant sur les revendications de ces personnes qui se disent libres et heureuses de se prostituer, des Etats ont érigé des systèmes juridiques qui autorisent, organisent et institutionnalisent le système proxénète. Les proxénètes deviennent de respectables hommes d’affaires. Les Pays-Bas sont les meneurs de cette tendance qu’ils ont réussi, avec succès, à imposer à l’Union européenne. On compte aussi parmi les pays réglementaristes : l’Allemagne, la Grèce, l’Autriche, la Suisse, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Ces pays légitiment l’adoption du régime juridique réglementariste pour plusieurs raisons : la lutte contre les réseaux de traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution des enfants, la protection des personnes prostituées, la garantie de l’ordre public, le contrôle sanitaire et la prévention du trouble à l’ordre public…
Mais, à l’heure actuelle, le bilan de l’application de ces législations montre que le réglementarisme est un échec. Il n’a pas atteint les objectifs que les Etats s’étaient assignés et a participé à une amplification des impacts négatifs de la prostitution.
Si le nombre de personnes prostituées et le nombre de victimes de la traite pour la prostitution semblent rester constants dans les pays abolitionnistes, force est de constater que la libéralisation de la prostitution facilite l’expansion massive, la diversification de l’industrie et l’explosion des formes d’exploitation. Loin d’avoir diminué, la prostitution semble en progression dans les pays qui ont fait le choix de la réglementer. Les études montrent que les pays favorables à l’exercice de cette activité sont des hauts lieux de la prostitution et des destinations privilégiées de la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle.
Un rapport réalisé à la demande du Parlement Européen souligne à juste titre l’insuffisance de données fiables et comparables. Toutefois, ce rapport avance l’idée suivante :
« Les modèles qui semblent produire le plus de victimes –notamment si l’on considère les anciens membres de l’Union européenne- sont le « nouvel abolitionnisme » et le « réglementarisme » alors que le modèle qui semble produire le moins de victime est le prohibitionnisme. Pour ce qui est du « réglementarisme », l’analyse des profils des pays a montré que parfois (comme l’Autriche) l’effet de la réglementation peut être une augmentation massive de la prostitution itinérante et un soutien indirect à la propagation du marché illégal dans l’industrie du sexe. Cependant, cette réflexion doit être considérée avec prudence et devrait être vue comme la première étape d’une analyse à approfondir plutôt qu’un jugement définitif. On pourrait avancer, par exemple, que sous un régime prohibitionniste, les victimes sont moins visibles et donc peuvent être moins facilement enregistrées ou relevées par les statistiques et que l’opposé se produit sous un régime de « nouvel abolitionnisme ». Comme l’expert suédois le suggère, le début du prohibitionnisme dans le pays a pu créer une prostitution moins visible, il est donc pour le moment plus difficile d’obtenir de l’information sur la victimisation des personnes prostituées. Le changement suédois de politique, de l’abolitionnisme au prohibitionnisme, a entraîné une baisse concrète du nombre de victimes. L’expert suédois rapporte qu’il existe des informations de la part de victimes de la Traite des êtres humains en Suède comme quoi les trafiquants auraient eu des problèmes pour trouver suffisamment d’acheteurs de sexe en Suède, la demande ayant été bien plus faible qu’espérée. Il faudrait également considérer un éventuel déplacement géographique, les trafiquants s’étant déplacés vers d’autres marchés »
(Transcrime, 2005 :143). C’est à juste titre que le rapport précise que les typologies des législations appliquées à la prostitution n’expliquent pas à elles seules la nature et l’ampleur de la prostitution et de la traite des êtres humains au sein des pays de l’Union européenne. D’autres facteurs entrent en ligne de compte tels que la féminisation de la pauvreté et le taux de chômage, les réglementations migratoires strictes des pays d’origine, la position géographique du pays de destination, le niveau des mesures de contrôle anti-traite du pays, les similarités culturelles et linguistiques entre le pays d’origine et le pays de destination. A cela s’ajoutent le niveau de compétences et l’étendue des groupes criminels organisés déjà existants dans le pays de destination, le niveau de corruption dans le pays, et bien évidemment la nature et l’ampleur de la demande de services sexuels (Transcrime, 2005 :144).
On constate qu’à partir du moment où la prostitution est légitimée dans un pays comme une pratique commerciale acceptable, peu de barrières morales existent pour empêcher les formes nouvelles et brutales de l’asservissement de la personne – trafic d’enfants et de femmes qui alimentent les « bordels » locaux; services sexuels exigeant toujours plus de la personne et ceci dans des conditions plus à risques – parce que dans cette industrie comme dans les autres « tout se vend, tout s’achète ». On constate que le jeu de l’offre et de la demande, bien connu dans le commerce et dans l’industrie, fait prospérer les proxénètes en tout genre.
L’expérience australienne montre que le marché de la prostitution est un marché à fort potentiel de profits et de demande. L’industrie de la prostitution dans l’Etat de Victoria est un secteur d’activité économique important en termes de taille, de profits et de clients. De 1984 (date à laquelle le premier bordel légal a été créé) à 2004, le nombre de fournisseurs de services sexuels détenteurs d’une licence est passé de 40 à 184. Ces données ne prennent pas en compte l’augmentation dans le secteur illégal qui est, quant à lui, estimé comme étant 4 ou 5 fois supérieur au marché légal. Par ailleurs, sur la base de la classification standard des industries (ANZSIC) d’Australie et de Nouvelle-Zélande, les services sexuels pour l’ensemble de l’Australie se situent au premier rang des entreprises de services personnels quant aux profits générés, soit 80% du total. L’industrie du sexe connaît une croissance de 4, 6% par an. Des experts financiers estiment que le nombre de clients va continuer à augmenter dans les années à venir. Des hommes qui, auparavant n’avaient jamais acheté de services sexuels illégaux, sont plus enclins à le faire, aujourd’hui (Sullivan, 2005 :web).
Selon Donna Hughes, la légalisation encourage le tourisme sexuel. Amsterdam est devenue la première ville de destination du tourisme sexuel en Europe. Pour changer cette image, la ville d’Amsterdam a récemment procédé, pour 15 millions d’euros, au rachat des vitrines des personnes prostituées dans le « quartier rouge » connu sous le nom de Red Light District. La municipalité considère aujourd’hui cet endroit comme un lieu d’esclavage moderne et un repaire du crime organisé (Cessou, 2008)[7]. Il faut rappeler que, déjà en août 2006, la ville d’Amsterdam avait refusé le renouvellement les licences à 37 des plus gros propriétaires de ces maisons closes, sur un total de 169( Cessou, 2008a)[8].
Dans un contexte libéral, si la prostitution augmente, le marché illégal de cette prostitution augmente également. Selon une étude de la London Metropolitan University, la légalisation de la prostitution a engendré une augmentation des trafics dans l’Etat de Victoria en Australie. La police estime qu’il y a quatre fois plus de bordels clandestins que de maisons closes légales. En 1983, on comptait 149 maisons closes. Après la légalisation, ce chiffre est passé à 95 maisons closes légales et 400 bordels illégaux (Ngalikpima, 2005 :253) En effet,
« la légalisation a fait exploser la traite des femmes aux fins de prostitution par le crime organisé. Récemment, il a été révélé que des « hommes d’affaire » du sexe de Victoria, étaient impliqués dans un commerce international lucratif dirigé par des syndicats du crime qui valaient 30 millions de $A en Australie » (O’Connor, Healy, 2006 :web ). Selon le sociologue Richard Poulin, « l’exemple des Pays-Bas est un bon indicateur de l’expansion de l’industrie sexuelle et de la croissance de la traite : 2 500 personnes prostituées en 1981, 10 000 en 1985, 20 000 en 1989 et 30 000 en 1999. A Amsterdam où il y a 250 bordels, 80% des personnes prostituées sont étrangères et 70% d’entre elles sont dépourvues de papiers, ayant été victimes de la traite. En 1960, 95% des prostituées des Pays-Bas étaient néerlandaises, en 1999, elles ne sont plus que 20% » (Richard Poulin, 2005 :27).
En 2003, en Grèce, on dénombrait 20 000 victimes de la traite aux fins de prostitution par an, tandis qu’elles étaient 2 100 par an dix ans auparavant.
L’organisation et le contrôle du secteur légal incombent à l’administration locale, une responsabilité que très peu de pays réglementaristes ont réussi à gérer avec cohérence et responsabilité, ce qui a permis au secteur illégal de continuer à se développer. Le rapport « Prostitution : quelle attitude adopter ? », réalisé par Leo Platvoet constate que le phénomène prostitutionnel a pris énormément d’ampleur aux Pays-Bas, et ce d’autant plus que les services de police néerlandais se concentrent en priorité sur l’inspection et le contrôle du secteur soumis à autorisation, ce qui laisse autant de liberté aux proxénètes, bordels illégaux et trafiquants d’êtres humains pour exercer leurs activités sans trop de risques (Platvoet, 2007 :web). Selon un rapport d’évaluation du Centre de documentation et de recherche sur les politiques pénales du ministère de la Justice néerlandais (WODC[9]), les communes n’étaient pas, au moment de l’entrée en vigueur du texte, prêtes à appliquer les mesures concernant les contrôles et les licences. Les formes criminelles de prostitution se sont alors déplacées vers des municipalités moins regardantes. Ce système rencontre en outre de nombreuses difficultés de mise en application. Les gérants de bordels croulent sous une réglementation très pointilleuse en matière d’hygiène, de sécurité, de conditions de travail etc. (WODC, 2004 :web). Selon Stéphanie Klee, Présidente de l’association néerlandaise des tenanciers de bordels, les propriétaires d’eros-centers rechignent à conclure des contrats parce qu’ils devront verser des cotisations pour l’assurance maladie et la retraite. Ils préfèrent aussi que les personnes prostituées soient indépendantes car elles s’impliquent davantage dans l’entreprise[10]. Le Centre de documentation et de recherche sur les politiques pénales du ministère de la Justice néerlandais constate que les personnes prostituées ne considèrent pas que leur statut se soit amélioré depuis l’adoption de la législation.
En effet, 95% des personnes interrogées par les enquêteurs se sont déclarées comme des travailleurs indépendants (WODC, 2007:web). Le rapport du gouvernement fédéral d’Allemagne concernant l’impact de la loi sur la prostitution constate que 72,8 % des personnes prostituées sont indépendantes. Parmi les 22 proxénètes interrogés, 17 déclarent que les prostituées travaillant chez eux sont indépendantes. 1 seule personne déclare employer des prostituées avec un contrat de travail ou un salaire de base et des provisions. Le principal argument avancé par les proxénètes pour expliquer cette situation est que les prostituées préfèrent être indépendantes. Ceci est confirmé par les déclarations de ces dernières. Le contrat n’est pas attractif pour elles et même l’assurance sociale n’est pas intéressante au regard des prélèvements financiers qui résultent du contrat (Federal Ministry for Family Affairs, Senior Citizens, Women and youth, 2007 :17).
Le réglementarisme véhicule l’idée selon laquelle la prostitution est un métier comme un autre, et à ce titre les personnes prostituées doivent bénéficier d’un statut légal lié à l’exercice de cette « activité, dite professionnelle ». Malgré cette prise de position politique, on observe au quotidien une persistance de la stigmatisation de la prostitution et des personnes prostituées. Personne ne souhaite que la prostitution s’exerce dans sa communauté. La limitation de cette activité à des zones géographiques précises est dès lors une condition sine qua non de la légalisation (Farley, 2004 :web).
Nombreuses sont les personnes prostituées qui ne souhaitent pas se déclarer de peur d’être stigmatisées. Les indépendantes, de même que les exploitants des maisons closes, doivent faire face à la réticence des assureurs et des banquiers, notamment pour l’obtention d’un crédit, d’une assurance ou même pour la simple ouverture d’un compte en banque. S’agissant des Pays-Bas, « la loi qui a transformé la prostitution en une activité légale ne suffit pas pour mettre fin aux rapprochements qui sont opérés dans l’esprit des gens avec la criminalité organisée et les réseaux » (WODC, 2004 :web). L’autonomisation des personnes prostituées prônée par les réglementaristes est demeurée essentiellement théorique.
Au-delà de la persistance de la stigmatisation des personnes prostituées, la prostitution est loin d’être une activité « banale ». A ce propos, Ursula Von der Leyen, ministre allemande de la famille et de la condition féminine, déclarait le 24 janvier 2007 lors d’une conférence : « La prostitution n’est pas un métier comme les autres ». Elle préconisait notamment un changement de la législation allemande sur la prostitution. Mais les réformes n’ont jamais vu le jour. Le rapport « Prostitution : quelle attitude adopter ? » souligne également le fait que, pour la plupart des personnes, la prostitution n’est en aucun cas une profession comme une autre.
C’est notamment pour cette raison qu’un certain nombre de personnes, bien que tentées, préfèrent ne pas entrer dans la prostitution, et que la grande majorité des personnes prostituées décident de rester dans l’anonymat et d’exercer dans la plus grande discrétion. De plus, on peut se demander si, dans de nombreux cas, il est possible de considérer la personne prostituée comme volontaire dans la mesure où, même si elle n’est pas sous l’emprise d’un proxénète, elle se prostitue pour pouvoir se procurer de la drogue, faire face à une situation matérielle et sociale extrêmement précaire, etc. La frontière entre liberté et contrainte est dès lors particulièrement ténue s’agissant de l’entrée dans la prostitution et remet donc en question l’existence d’une prostitution exercée librement (Platvoet, 2007 :web). Richard Poulin rappelle quelques données significatives :
« au Canada, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution variait, en 1998, entre 14,1 et 14,8 ans selon les provinces. Entre 70 et 80 % des personnes prostituées au Canada étaient des enfants lorsqu’elles ont commencé à être prostituées. En 1997, le nombre d’enfants prostitués au Canada était estimé à 10 000 (1). Selon Phillis Chester (1994), 75 % des escortes ont commis une tentative de suicide. Les femmes prostituées comptent pour 15 % des suicides rapportés par les hôpitaux américains (2) (les données sont similaires pour la France). Les femmes et les filles embrigadées dans la prostitution au Canada connaissent un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale (3) » (Poulin, 2005 :web). Leo Platvoet souligne que, pour la majorité des personnes prostituées, quitter la prostitution n’a rien d’évident (Platvoet, 2007 :web).
Ulla, grande figure de la révolte des prostituées de Lyon en France en 1975, écrit:
« Il est tellement plus simple de se taire et de mentir.
Il est tellement plus simple de nier l’existence de l’homme tapi dans l’ombre….
Tellement plus simple de croire que l’on a été forcé à devenir ce que l’on est…
Tellement plus simple d’imaginer que seule l’origine d’une certaine terreur nous interdit de changer…
Il est tellement difficile de se regarder dans un miroir et de se voir au-delà de la glace.
Au dedans de soi » (Ulla, 1982 :287).
Leo Platvoet reconnaît aussi que la prostitution, même volontaire, a des effets néfastes concrets sur les personnes qui la pratiquent (risques en terme de santé physique et mentale et de sécurité pour ces personnes), et les rendent encore plus vulnérables. Il est par conséquent essentiel d’agir sur les « causes personnelles et structurelles » de cette vulnérabilité, tant pour les personnes prostituées que pour les personnes en danger de prostitution (Platvoet, 2007 :web).
Les bilans des législations réglementaristes en Europe et ailleurs, montrent que, ce qui devait être une solution à l’insécurité, à la violence, au crime –situations auxquelles les personnes prostituées sont confrontées chaque jour dans la rue- s’est avéré être un cercle infernal d’esclavage dans lequel la violence, la consommation de drogues, la peur se sont conjuguées au rejet et à l’exclusion (Platvoet, 2007 :web).
Il est faux de penser que la légalisation de la prostitution protège les personnes prostituées sous prétexte que des lieux contrôlés spécialement dédiés à cette activité sont mis en place, que des examens médicaux sont réalisés etc. La violence, la contrainte, l’exploitation sont inhérentes au milieu prostitutionnel. Quel que soit son statut légal, la prostitution cause d’importants dommages aux personnes qui l’exercent. La violence sexuelle ainsi que les agressions physiques sont fréquentes dans ce milieu (Farley, 2004 :web). Une étude sur les personnes prostituées de rue en Angleterre établit que 87 % d’entre elles ont été victimes de violences au cours des douze mois précédents ; 43 % d’entre elles souffrent de conséquences d’abus physiques graves (Miller, 1995 :web). Une enquête de 1990 de l’Institut Australien de Criminologie révélait que les femmes prostituées dans les bordels légaux étaient sujettes à un système d’amendes (que ce soit pour un retard ou des jambes non épilées) et que les opérateurs prélevaient au final plus de 60% des sommes versées par les clients. D’autre part, les femmes prostituées du secteur légal couraient de grands risques d’infection au VIH à cause de la pression des clients mais aussi des patrons de bordels pour des rapports sans préservatifs.
En 1998, une étude menée à Melbourne donnait le chiffre de 40% de clients ayant des rapports avec des prostituées sans utiliser de préservatif. Dans l’Etat de Victoria, entre 2000 et 2002, on a enregistré une augmentation de 91 % du nombre de femmes présentant une infection au VIH, pour une augmentation de 56 % dans la population globale ( Legardinier,2005)[11]. Une enquête réalisée auprès de 854 personnes prostituées dans 9 pays (Canada, Colombie, Allemagne, Mexique, Afrique du Sud, Thaïlande, Turquie, Etats-Unis et Zambie) montre que 71% d’entre elles ont subi des violences physiques dans l’exercice de leur activité et 62% ont été victimes de viols (Farley, 2003 :web).
La violence est inhérente au milieu prostitutionnel. On pense en premier lieu à la violence des proxénètes qui les exploitent et aux clients qui abusent de la position de dominant que leur confère le pouvoir de l’argent. Mais surtout, la prostitution est une violence parce qu’elle est l’expression de rapports de domination en tous genres : des hommes sur les femmes, des riches sur les pauvres, des adultes sur les enfants. Elle n’est rien d’autre que le reflet des rapports humains au sein de la société qui s’expriment dans le système prostitutionnel avec la plus grande perversité.
La prostitution est une violence
La prostitution est une violence faite aux personnes les plus vulnérables, en particulier les femmes et les enfants. Plus sévèrement touchées par la pauvreté, les discriminations et la violence, ces personnes sont des proies faciles pour les criminels en tous genres. La prostitution, la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, le tourisme sexuel et la pornographie se développent sur ce terreau favorable. Des êtres humains sont ainsi réduits à l’état d’objets sexuels, vendus et exploités sur le marché mondial du sexe.
Amnesty International affirme que
« les jeunes femmes sont souvent victimes de violences sexuelles non seulement parce que ce sont des femmes, mais aussi parce qu’elles sont jeunes et vulnérables. Dans certaines sociétés, des jeunes filles ont dû subir des rapports sexuels en raison d’une croyance absurde selon laquelle les hommes contaminés par le VIH ou atteints du sida guériraient s’ils avaient des relations avec une vierge. Des chiffres communiqués récemment par l’ONUSIDA montrent que les jeunes filles de dix à quinze ans vivant en Afrique Subsaharienne ont six fois plus de risques d’être séropositives que les garçons de la même classe d’âge, essentiellement à cause des viols, des rapports sexuels contraints et de leur incapacité à obtenir des pratiques sexuelles sûres. L’âge ne protège pas les femmes de la violence. Si certaines sociétés respectent la sagesse des femmes âgées, leur accordent une certaine considération et leur offrent une plus grande autonomie, d’autres maltraitent les femmes fragiles et isolées, particulièrement les veuves. Au Zimbabwe, par exemple, des organisations ont constaté une augmentation des agressions contre les veuves, accusées d’être des sorcières et rendues responsables de la propagation du VIH et de la multiplication des cas de sida »
(Amnesty International, 2004 :web).
La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993) donne la définition suivante de la violence à l’égard des femmes :
« tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ».
La violence psychologique est sans doute la forme la plus méconnue de la violence. Elle est liée à la violence verbale. Elle a pour effet de dénigrer l’autre dans sa valeur en tant que personne. Crier, donner des noms dégradants, donner des ordres, menacer, insulter sont des formes de violence verbale. Cette pression psychologique est omniprésente dans le monde prostitutionnel : les humiliations, le chantage et les menaces sont monnaies courantes. Il est important de noter que, dans le cadre des filières africaines de la prostitution, les proxénètes maintiennent leurs victimes sous leur emprise grâce à la pratique traditionnelle des rites vaudous. Les jeunes femmes sont contraintes de participer à des cérémonies d’ensorcellement au cours desquelles un pacte sera scellé avec sa proxénète, « la mama ». Si la jeune femme tente de s’enfuir ou de dénoncer sa mama, elle sera frappée selon cette croyance par la folie ou la mort.
La violence physique, quant à elle, est la plus repérable des formes de violence. Les mauvais traitements et la torture sont loin d’être rares dans le milieu prostitutionnel. Certains groupes criminels, notamment les groupes albanais, doivent leur notoriété à leur extrême violence à l’égard de leurs victimes. Mais cette violence n’est pas seulement le fait des proxénètes, elle est aussi exercée par les clients qui usent du pouvoir dominant que leur confère l’argent.
La violence sexuelle est sans doute la plus redoutée et la plus cachée. Il s’agit de tout contact ou comportement sexuel non désiré, de relations sexuelles accompagnées de violences ou sous la menace de celles-ci, d’activités sexuelles humiliantes accomplies de force. La personne est alors contrainte à faire des choses qu’elle ne ferait pas (ou ne désire pas faire). Contrairement à certaines idées reçues, les personnes prostituées peuvent être victimes de violences sexuelles, telles que les viols, les agressions sexuelles. Mais, dès lors que l’on peut douter de l’existence réelle et significative d’une prostitution librement consentie, c’est tout le système prostitutionnel qui doit être remis en question. L’argent ne fait, en effet, pas obstacle à la violence dans le cadre des relations sexuelles tarifées.La violence contre les femmes est enracinée dans la discrimination car celle-ci refuse aux femmes l’égalité avec les hommes. Chaque genre se voit assigner une position claire dans la société à laquelle il ne peut se soustraire.
Le recours à la violence est alors la conséquence des rapports de domination entre hommes et femmes. Mais l’homme, dans sa position dominante, doit mériter ce statut et donc affirmer sa virilité aux yeux des autres hommes. Cette virilité se manifeste généralement par des actes de violence ou par de véritables épreuves de virilité : viols collectifs, bizutages, visites au bordel etc… Cette discrimination à l’égard des femmes débouche malheureusement trop souvent sur des comportements abusifs en raison de la position de dominées qui leur est assignée. Une recherche menée du 15 octobre au 15 juillet 2001, dans le cadre d’un projet de l’International Women’s University, a analysé 300 sites Internet d’agences matrimoniales ou de rencontres situées principalement en Allemagne[12].
Leur examen a permis de conclure que la moitié de ces sites vend des femmes issues exclusivement de pays pauvres. En premier, on trouve les pays d’Europe de l’Est, suivis de l’Asie, de l’Amérique latine et des Caraïbes. Ces sites « insistent sur le fait que les candidates ne sont pas émancipées comme les femmes occidentales, qualifiées de trop « féministes et revendicatrices ». Ils soulignent également que les candidates acceptent volontiers que l’homme prenne des décisions importantes et qu’elles sont prêtes à épouser des hommes de 10 à 20 ans plus âgés qu’elles. L’accent mis sur ce dernier aspect indique clairement que la clientèle masculine est plutôt d’âge mûr, alors que les femmes offertes sont jeunes. La description des qualités de soumission chez les candidates est également révélatrice du type de relations recherchées par les clients, à savoir une relation de domination » (Geadah, 2003 :42). Ces femmes, vendues comme de véritables biens de consommation, sont plus vulnérables et risquent davantage l’isolement et les violences. Elles sont également victimes des préjugés qui font d’elles des produits de consommation ou qui les rendent responsables des violences dont elles sont victimes.
La famille, l’Eglise et l’école ont entretenu les rapports de domination et de violence en imposant les valeurs patriarcales à la société. Ce processus de domination des femmes est le résultat d’une construction sociale qui s’appuie elle-même sur l’inégalité des sexes. Les actes de violence cherchent à maintenir, voire même à renforcer, ces rapports inégaux entre l’homme et la femme. La plupart des sociétés tolèrent cette violence et parfois même reconnaissent légalement le droit à la violence à l’égard des femmes, réduisant les victimes au silence parce que, dans l’inconscient collectif, ce sont elles qui ont failli à l’honneur de leur famille. La culture et les traditions perpétuent le principe de domination masculine. L’Etat peut, lui aussi, être l’instigateur et le promoteur de ce système patriarcal. S’agissant de la prostitution « les profits que l’État tire de la légitimation de ce système de domination ne sont pas que financiers : ils sont aussi, et sans doute avant tout, politiques : ce droit de l’homme aux femmes [prostituées] incarne, concrétise, symbolise, légitime la domination de la moitié de la population – les hommes – sur l’autre moitié, les femmes.
Il n’est pas donc pas inutile, compte tenu de ce gigantesque angle aveugle de l’analyse, d’attirer l’attention sur les conséquences – notamment en termes de répartition mondiale des richesses et du pouvoir – de la quasi-absence de toute pensée de la domination masculine dans les analyses de la mondialisation [alter mondialistes et anti-mondialistes inclus] » (Louis, 2006 :web).
Dans les sociétés patriarcales, la femme n’a de valeur que dans l’échange. Elle circule entre les hommes au même titre qu’une monnaie. L’échange des femmes fait partie de la norme sociale. Celle-ci ne peut être remise en cause, dans la mesure où le groupe l’a intégrée, et est donc acceptée comme étant la loi du groupe. L’échange des femmes va prendre la forme du mariage. C’est cet échange qui va accroître l’honneur et la domination des hommes. Les femmes vont être reléguées au statut d’objet, tandis que l’homme maintient sa position de sujet. Les femmes, comme objet de l’échange, ont une valeur inestimable pour l’homme puisque « investies dans les échanges, elles peuvent produire des alliances, c’est-à-dire du capital symbolique ». La prostitution est un modèle de société patriarcale poussée à l’extrême qui se manifeste par la non-reconnaissance de l’exploitation de la femme par l’homme, qu’il soit client, souteneur, ou tout simplement observateur.
Le défi abolitionniste
Ce qui fait le plus souvent défaut dans les systèmes abolitionnistes, ce sont des moyens à la hauteur des enjeux que se sont assignés les Etats dans le domaine de la lutte contre la prostitution. La prostitution n’étant pas considérée comme un domaine d’action prioritaire, les gouvernements se désengagent bien souvent au regard de ce problème laissant les associations intervenir dans ce domaine avec des moyens souvent limités. Par ailleurs, on peut parfois regretter une victimisation des personnes prostituées, en contradiction avec la philosophie abolitionniste. On pourra retenir l’exemple de la France abolitionniste. Jusqu’en 2003, l’incrimination du racolage supposait la réunion de trois éléments : la publicité, un acte de racolage et une intention coupable tournée vers un objectif déterminé qui est d’inciter autrui à des relations sexuelles. Seul le racolage actif était érigé en infraction pénale.
Depuis la Loi pour la sécurité intérieure n°2003-239 du 18 mars 2003, une simple attitude passive est constitutive d’une infraction pénale (Article 225-10-1 du Code pénal[13]). Bien qu’une circulaire précise les conditions d’application de cette nouvelle disposition, le maintien de la référence à une attitude passive laisse de toute évidence une large marge d’appréciation aux policiers[14]. Par ailleurs, depuis l’adoption de cette loi, le racolage n’est plus une simple contravention mais est devenu un délit, puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. Le racolage étant devenu un délit, le placement en garde à vue des personnes prostituées est possible. Le nouveau dispositif offre ainsi la possibilité à la police de procéder à l’interrogatoire des personnes prostituées placées en garde à vue, permettant ainsi un début d’enquête sur les proxénètes. Avant l’entrée en vigueur de la loi pour la sécurité intérieure, on ne comptait qu’une dizaine de procès-verbaux par mois[15]. Depuis, les chiffres augmentent tous les ans. Selon l’Office Central pour la Répression de la Traite des Etres Humains (OCRTEH), pour l’année 2006 seulement, 2054 personnes ont été mises en cause pour racolage, dont 19 mineurs, 79,02% de femmes et 79,70 % d’étrangères.
Les politiques abolitionnistes présentent, généralement, l’inconvénient de la demi-mesure. Les victimes de la prostitution ne sont pas toujours reconnues comme telles, qu’elles soient victimes ou non de la traite des êtres humains. L’assistance et la protection de personnes prostituées, au cœur du dispositif abolitionniste, est ici battue en brèche. On peut constater à regret, que bien souvent, les victimes, tout particulièrement celles qui sont étrangères, bénéficient d’une assistance et d’un droit de séjour, pour celles qui sont en situation irrégulière, seulement si elles coopèrent avec les autorités policières et judiciaires. Or on sait à quel point il est difficile pour ces personnes de parler de l’horreur qu’elles ont vécue dans la prostitution. Conformément aux engagements internationaux, ce système est celui d’un grand nombre de pays, notamment la France, la Belgique, l’Angleterre, l’Espagne etc. D’autres pays, comme le Danemark, renvoient purement et simplement ces personnes dans leurs pays d’origine sans autres précautions ni formalités pour la sécurité de ces victimes. Ce sont les personnes prostituées qui portent généralement la responsabilité de leur exploitation par le système proxénète. Le statut de victime leur est refusé. Cette position est contraire aux principes de la Convention de 1949. La sénatrice française Dinah Derycke, à ce sujet, déclarait :
« Outre qu’elle peut sembler contraire aux libertés fondamentales des victimes, une telle pratique paraît étrangère à la culture française. Dans aucun domaine du droit, notre droit ne subordonne sa protection à une dénonciation ou à un dépôt de plainte » (Derycke, 2001 :99).
Tout ceci semble bel et bien contraire aux droits fondamentaux de l’homme dont l’objectif est de combattre les injustices et de défendre la dignité. Se pose ici le problème de la confusion entre la traite des êtres et le trafic illicite de migrants, aboutissant, dans de nombreuses situations, à conférer à une victime de la traite un statut de migrant clandestin dépourvu de toute protection.
C’est le système proxénète et non seulement la traite des êtres humains qu’il convient de combattre. Marie Victoire Louis, sur ce sujet opère l’analogie suivante : « comment eut-il été possible de revendiquer « l’abolition de l’esclavage » en abandonnant la lutte contre les lois qui autorisent le droit d’une personne à acheter une autre personne, et donc, en se focalisant exclusivement sur « le trafic des esclaves », sans en tarir la source ? C’est absurde et impensable : il en est donc de même concernant les politiques contrées sur « le trafic des êtres humains » (5) qui, en abandonnant le principe de la lutte contre le proxénétisme, alimentent ledit trafic » (Louis, Théry, 2005 : web).
Un climat général de laxisme, de tolérance, voire de connivence, permet de comprendre que le proxénétisme et la traite continuent de constituer un marché en constante expansion aux mains de criminels qui en tirent des bénéfices importants dans une relative impunité.
On constate un décalage significatif entre les législations pénales existantes au niveau national et leur application. Les poursuites et les condamnations de trafiquants demeurent dérisoires au regard de l’activité criminelle observée, et les peines prononcées par les tribunaux sont trop rarement à la hauteur de la gravité des actes illégaux commis.
Malheureusement, le proxénétisme et la traite ne sont généralement pas considérés par les autorités policières et judiciaires comme des infractions graves et encore moins comme des combats prioritaires dans le cadre des politiques criminelles des gouvernements.
La répression des proxénètes et des trafiquants se heurte, en outre, à de nombreux obstacles : la faible participation des victimes dans le cadre des procédures judiciaires et l’insuffisance des dénonciations en raison de la crainte de représailles ; une méconnaissance du phénomène de la part de certains personnels des services répressifs ; le manque de ressources financières et de moyens humains. Par ailleurs, les réseaux criminels font preuve d’une forte capacité d’adaptation et de flexibilité, ce qui complique d’autant les investigations. Suivre l’argent du crime représente alors un moyen de remonter les filières de la traite.
Il ne s’agit pas de viser uniquement le proxénète, qui lui, très clairement, profite financièrement de ce système et abuse des personnes, mais aussi les clients qui consomment cette prostitution et par là même perpétuent les rapports de domination. Il est étonnant de voir que si l’attention est constamment portée sur la personne prostituée, le client est quant à lui libre de ces agissements, même dans les pays dits prohibitionnistes. Pourtant, la prostitution ainsi que le racolage sont, en principe, strictement interdits dans ce régime juridique. Le prohibitionnisme est pratiqué en Lituanie, en Ukraine, en Roumanie et en Albanie. Le régime juridique est plus ou moins répressif, allant de l’amende dissuasive à l’emprisonnement. Si ces pays condamnent les comportements de la prostituée et du proxénète, ils se montrent très cléments à l’égard du client.
Un certain nombre d’Etats se sont décidés récemment à adopter des mesures dissuasives à l’encontre du client de la prostitution ou réfléchissent à l’opportunité de le faire. Cependant les raisons avancées par les différents pays pour de telles initiatives ne sont pas les mêmes. On distingue trois tendances principales : la préservation de la tranquillité publique (Italie, Irlande du Nord, Canada, Etats-Unis), la lutte contre la traite des êtres humains (Finlande, Norvège, Angleterre), la lutte contre une violence faite aux personnes (Ecosse). Aujourd’hui, le modèle suédois de pénalisation des clients, mis en place au nom de la lutte contre les violences faites aux femmes, doit servir de cadre juridique de référence ou de source d’inspiration pour les pays abolitionnistes.
Conclusion
Le long combat de la communauté internationale en faveur des droits de l’homme et des droits des femmes en particulier marque, aujourd’hui, un net recul en acceptant la dépénalisation du proxénétisme.
Les Etats doivent affirmer avec force que le proxénétisme et la traite des êtres humains représentent une atteinte à la dignité de la personne humaine et une violation des droits de l’homme. Cette criminalité pose le problème de l’égalité entre hommes et femmes. Elle est le reflet d’une société patriarcale qui véhicule une vision masculine de la relation sexuelle, caractérisée par les rapports de force. Elle est aussi la conséquence des inégalités persistantes entre riches et pauvres. Le combat contre la pauvreté, pour la démocratie et l’état de droit sont des enjeux essentiels de la lutte contre cette exploitation sexuelle.
Comment serait-il possible de défendre une pratique qui porte atteinte à de nombreux droits fondamentaux de l’être humain, et en particulier de la femme et des enfants, pour lesquels la Communauté internationale s’est tellement battue ?
– écrit par Matiada Ngalikpima
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