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LE NETCHUNG KUTEN
médium du Dalaï lama
par Stéphane Allix
Dharamsala, un matin d’avril.
Il n’est pas sept heures mais déjà dans le temple l’activité bat son plein.
Le petit monastère de Netchung est situé en contrebas de la résidence du Dalaï lama, dans l’enceinte de Gangchen Kyishong, là où sont regroupées plusieurs institutions du gouvernement tibétain en exil.
Le monastère en fait partie, c’est celui de l’Oracle d’État, l’Oracle du Dalaï lama : le Netchung. Et ce matin, l’Oracle va être consulté. Le Netchung – aussi appelé Dordjé Drakden – est une déité, une entité tutélaire du bouddhisme tibétain. Une force du royaume des esprits.
Depuis plusieurs siècles, il existe une tradition au Tibet qui consiste à entrer en communication avec cet esprit, avec le Netchung, par l’intermédiaire d’un homme. Un médium ! C’est en l’an 1544 précisément que l’esprit du Netchung s’est pour la première fois exprimé en utilisant un canal humain : le corps de Lobsang Palden. Cet homme devint ainsi le premier médium du Netchung, un « Kuten », ce qui signifie littéralement « support physique ». Depuis lors, le Netchung a acquis ce statut d’Oracle d’État, statut qu’il avait déjà sous le règne du 5e Dalaï lama. Le Netchung Kuten a rang de vice-ministre.
Cette tradition perdure aujourd’hui en exil.
Une des fonctions de l’Oracle du Netchung est de faire des prédictions à la demande du Dalaï lama, ou d’autres officiels du gouvernement, mais il est avant tout l’un des protecteurs du Dharma et de ceux qui le pratiquent.
Depuis cinq siècles, treize médiums se sont succédés au service du Netchung et du gouvernement tibétain.
Rencontre avec le quatorzième Netchung Kuten.
Il a 49 ans, mais en fait 15 de moins. Thubten Ngodup est né au Tibet en 1958. Sa famille quitte le pays après l’invasion chinoise. Arrivé à Dharamsala en 1969, Thubten rejoignit le monastère de Netchung, en 1971, comme simple moine.
« Je m’appelle, Thubten Ngodup, je suis le Kuten de l’Oracle d’État du Dalaï lama. Lorsque j’ai été choisi, j’avais 30 ans. J’étais un des moines du monastère de Netchung, comme mon prédécesseur Lobsang Jigmé. Il était devenu le 13e Netchung Kuten en 1945. Lobsang Jigmé est mort le 26 Avril 1984, ici, à Dharamsala. Durant les trois années qui ont suivi, il n’y a pas eu de médium. Il y a eu des prières faites, notamment par le Dalaï lama, afin de demander au Netchung qu’il se manifeste rapidement et choisisse son médium. Aucun résultat. Puis, en 1987, des lamas du monastère de Drepung (traditionnellement proche de celui de Netchung) nous ont dit peu importe qu’il n’y ait pas de médium, il faut faire la cérémonie sans lui, et voir ce qui se produira. À cette époque je m’occupais des offrandes d’encens et de thé aux déités. »
Devant l’entrée du temple, les premiers rayons du soleil naissant jettent une lumière d’or. Sur le toit du monastère, des offrandes de beurre et de farine ont été laissées aux corbeaux et aux vautours qui se régalent. Les moineaux et les hirondelles volent en tout sens sous les soupentes des cellules des moines. De l’intérieur du temple s’échappent des odeurs d’encens et un murmure de prières. Juste à l’entrée, deux moines soufflent dans leur longues trompettes au son si grave. Leur appel résonne entre les murs.
Puis la cérémonie du matin cesse, laissant la place à celle, plus exceptionnelle et rare, de l’Oracle. Une foule vêtue d’étoffe grenat jaillit du temple. Quelques moinillons rangent les coussins, les tables, et balayent le parquet. D’autres continuent de souffler dans des trompettes plus petites, et dont le son ressemble à celui d’une cornemuse. Du monde se presse bientôt au bas des marches menant au temple. Des tibétains, vêtus de costumes traditionnels. D’autres tournent autour du temple, rosaire à la main. Deux moines reprennent les longues trompettes, elles résonnent une nouvelle fois avec gravité. Ils sortent de leurs instruments de longues et graduelles embardées. Des rires parviennent de la pièce où les officiels, et notamment le ministre des Affaires religieuses et culturelles Kalon Tashi Wangdi, patientent. Il est 7h15, Tashi Wangdi s’avance vers l’entrée du temple. Tout le monde se rassemble, des écharpes blanches d’offrande dans les mains. Tashi Wangdi, le ministre, est celui qui a demandé à consulter l’Oracle. Seules une quinzaine de cérémonies ont lieu dans une année. Elles ne sont jamais programmées à des dates définies, sauf pour une seule, au moment de Losar, le nouvel an tibétain. A cette occasion, le Dalaï lama, le conseil des ministres, et tous les grands lamas viennent dans le temple. Pour les autres, comme aujourd’hui, c’est sur une requête du Dalaï lama ou celle d’un ministre, que le Kuten Thubten Ngodup se mets en état de transe.
« Dans le bouddhisme mahayana tibétain, il y a différents types de médium. Le Netchung est celui du gouvernement, du Dalaï lama. C’est l’Oracle d’État. Il y a trois différentes façon de devenir Kuten. Dans un cas, les médium le sont de père en fils. Beaucoup le deviennent de cette manière, suivant une lignée familiale. L’autre cas de figure se fait par connexions karmiques. Des lamas choisissent une personne durant une cérémonie spéciale. Pour le Netchung, c’est encore différent. Personne ne sait qui est le prochain médium. Même le Dalaï lama ne peut pas savoir. C’est l’Oracle, la déité elle-même qui choisit la personne qui sera son médium. Pour moi, ça s’est produit d’une manière particulière, lors de cette cérémonie demandée par les lamas de Drepung.
« Elle a eu lieu le 31 mars 1987. Très peu de temps après le début, en quelques minutes, mon corps s’est mis à trembler. J’ai eu le sentiment qu’une lumière venait dans mon corps, comme une décharge électrique. Gros choc ! j’ai perdu connaissance. Tout le monde a cru que j’avais un problème. J’ai repris conscience et tout le monde était autour de moi, pensant que j’avais eu un malaise. La nouvelle est rapidement montée jusqu’à la résidence du Dalaï lama.
Le lendemain, le Dalaï lama a envoyé un message qui disait : je veux voir ce moine, qui qu’il soit ! Alors je suis monté le voir. C’était la première fois que je me trouvais dans la chambre du Dalaï lama. Avant je ne l’avais rencontré qu’en présence de beaucoup de monde. Il m’a demandé de lui décrire ce qui m’était arrivé. Je lui ai tout raconté et il a conclu : peut-être êtes-vous le médium, il faut que vous entriez en retraite. Ça a duré un mois. Un mois pendant lequel des rinpotchés sont venus me voir toutes les semaines. Après la retraite, le Dalaï lama a voulu assister à une cérémonie pendant laquelle j’entrais en transe. Durant cette cérémonie, beaucoup de hauts dignitaires, des ministres, le Dalaï lama ont tous posés des questions au Netchung, pour avoir la confirmation que j’étais bien le médium. Le 4 septembre 1987, j’ai eu une audience spéciale avec le Dalaï lama. Il est venu ici dans ce monastère.
C’est devenu officiel ce jour-là. J’ai été intronisé comme le Kuten de l’Oracle d’État du Tibet.
« La première fois j’avais eu peur mais plus maintenant. »
Devant le ministre et les quelques dizaines de fidèles venus assister à l’événement, Thubten Ngodup, précédé d’un moine porteur d’encens, pénètre dans le temple. Les officiels s’installent par terre sur des tapis, face au trône. La salle du temple se remplit. Les moines restent debout. Le Kuten Thubten Ngodup, qui avait disparu quelques instant dans l’arrière du temple, réapparaît habillé d’une belle robe de brocart aux tons jaunes. D’autres éléments d’un costume fort imposant l’attendent devant le trône. Une rangée de moines se tient prête. Le Kuten prend place. Quatre moines l’aident à achever son habillage. On lui place un lourd harnachement dans le dos, puis un miroir circulaire décoré de turquoises et d’améthystes sur le poitrail. Sur le métal polis est gravé le mantra de Dordjé Drakden. Le tout dépasse les trente kilos.
Les chants commencent, très légers, étrangement modulés. C’est une sorte de mélopée, ponctuée à la fin de chaque mantra par un brusque changement d’intonation. Un rythme très différent, dans ses sonorités, des chants entendus habituellement lors des pujas. La mélodie est prenante, magique. Les minutes s’écoulent, une dizaine. Puis, très vite, le Kuten, jusque-là assis sur le trône, en méditation, se met à trembler. C’est le moment où les moines immobiles à ses côtés placent sur sa tête une coiffe imposante. Une sorte de casque assez massif qui pèse à lui seul prés de 15 kilos. Dans son état normal, lorsqu’il n’est pas en transe, le cou de Thubten Ngodup aurait les plus grandes difficulté à supporter le poids de cette coiffe. Pourtant, voilà qu’il part en arrière, se redresse, s’immobilise. Il semble dormir, ne fait plus de mouvements. Les chants reprennent, plus intenses encore, envoûtants.
Et soudain Thubten Ngodup bondit. Il est en transe. Il est le Netchung.
A cet instant précis, toute l’assistance se lève. C’est très impressionnant. L’Oracle bouge la tête à gauche, à droite, d’avant en arrière dans des gestes que les moines semblent connaître, attendre. Il sont attentifs, comme devant quelque chose qui menacerait d’exploser. Dans une main, l’Oracle tient un sabre et dans l’autre, un arc. Il effectue des mouvements amples et désordonnés avec les bras. Puis soudain il reste debout, dressé, sifflant entre ses lèvres, bougeant avec violence, tournant la tête en tout sens. Son visage est parcouru de grimaces, il est méconnaissable. Respirant avec force. Soufflant.
Comme si une énergie insoupçonnable n’arrivait plus à être contenue dans ce corps de chair. Les moines tentent de l’asseoir, l’Oracle semble alors lentement parvenir à se maîtriser. Sur un signe d’un des moines assistant, le ministre, puis les officiels, s’avancent plein de déférence afin de recevoir la bénédiction du Netchung. Ensuite, tous les gens présents font de même. Il souffle, il siffle, transpire énormément, bouge la tête. D’une main agitée, le Netchung attrape des grains de riz dans une coupe et les offre en bénédiction, dans les mains des fidèles. Ça va vite. Les officiels prennent ensuite à nouveau place devant lui, inclinés en marque de respect, et avec l’aide des moines très attentifs au moindre de ses gestes, ils posent leurs questions à l’esprit du Netchung. Un moine âgé note chacun des mots qui sortent des lèvres écumantes du médium. Il parle d’une voix stridente, aigue, par petites sentences presque sifflées. Il est assis, mais bouge continuellement la tête. Il transpire beaucoup, un des moines est chargé de lui donner à boire. A plusieurs reprises, l’Oracle arrache même le stylo de la main du scribe et écrit lui-même quelques mots difficilement déchiffrables. Il lui semble très difficile de contrôler ce corps, ses mouvements. Comme si une force trop grande se trouvait à l’étroit dans le corps de chair de Thubten Ngodup.
« Lors d’une cérémonie, alors que les moines commencent à prier, je suis dans un état de méditation. Je vois les gens présents, j’entends la musique. Après quelques minutes, toutes ces sensations s’éloignent. Les sons deviennent plus diffus, ma vision se trouble. Comme si je m’endormais. Juste avant que la transe ne commence, j’ai l’impression que mon corps devient de plus en plus grand, je transpire. Je ressens un peu la même chose quand je suis dans un avion et qu’il y a un violent trou d’air.
Petit à petit, avec les prières et la méditation, le Netchung rentre dans mon corps et je ne me souviens plus de rien. Les transes peuvent durer une heure, 45 minutes, 30 minutes, mais pour moi, c’est très rapide. Une fois que l’oracle quitte mon corps, on me transporte dans une autre pièce, dans mon lit. Après 15 minutes, je reviens à moi. En fait pour moi, je suis dans le temple, et l’instant d’après, je me retrouve dans ma chambre ; voilà ce que je ressens. En me réveillant, j’ai des douleurs dans la poitrine, dans la tête. Mes battements de cœur sont très accélérés. Tous mes muscles me font mal…
C’est un peu comme les rêves que vous avez la nuit précédente et dont vous ne vous rappelez rien au matin. Je ne me souviens de rien. Je suis le médium, je suis la personne qui reçoit la déité, je ne suis pas l’oracle, ça n’est pas moi qui parle. Je ne suis pas l’oracle de Netchung, je ne suis que son médium. »
Après une vingtaine de minutes et plusieurs pages de notes, l’Oracle se lève brusquement, tout le monde s’écarte, et il bascule en arrière. Les moines le rattrapent et lui ôtent immédiatement sa coiffe, ainsi que son plastron, puis l’emportent vite à l’extérieur du temple, inanimé. Le ministre s’en va également, avec en main les précieuses informations venues d’un autre monde. Dans son autobiographie, le Dalaï lama évoque en ces termes l’Oracle du Netchung : « C’est une ancienne méthode de récolte d’informations. Je l’utilise pour la simple et bonne raison que lorsque je repense à ces nombreuses occasions où j’ai été amené à questionner l’oracle, à chaque fois, sans exception, ses réponses furent correctes. Je ne veux pas dire par là que je m’en remets exclusivement aux conseils de l’oracle. Je ne le fais pas. Je demande son avis, exactement de la même manière que je demande celui de mon cabinet, ou que j’interroge ma propre conscience.
Je considère les déités comme étant ma « chambre haute » et mon conseil des ministres comme étant ma « chambre basse ». À l’instar de nombreux dirigeants, je consulte les deux avant de prendre une décision concernant les affaires de l’État. Avoir affaire au Netchung n’est pas aisé. Cela demande du temps et de la patience, lors de chaque rencontre, avant qu’il ne s’ouvre. Il est très réservé et austère, comme on l’imagine d’un grand vieil homme des temps anciens. »
Quelques heures après la cérémonie, Thubten Ngodup, remis de ses émotions, s’est plongé dans les activités quotidiennes de son monastère. Les yeux pétillants de gentillesse, le crâne luisant comme un bol, il regarde les hirondelles virevolter entre les colonnades du temple. Un grand sourire éclaire son visage.
– Source : www.nouvellescles.com
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