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Comment va la Kalmoukie à l’heure de la «Grande réincarnation»?

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01.01.2008

Petit îlot bouddhiste au milieu des Russes orthodoxes et des Turcs musulmans du Caucase et du Kazakhstan, la République autonome de Kalmoukie, au sein de la Fédération de Russie, est gouvernée depuis quinze ans par Kirsan Ilioumjinov. Le président kalmouk devrait bientôt battre le record de Leonid Brejnev, qui a tenu dix-huit ans au pouvoir. Si Moscou l’a confirmé dans ses fonctions en 2006, c’est à la fois pour continuer de tirer parti de la position géostratégique de la Kalmoukie au bord de la mer Caspienne et pour préserver la stabilité d’une région située au voisinage des tensions armées du Caucase.

Photo : Jean-Christophe EMMENEGGER
Photo : Jean-Christophe EMMENEGGER
Le voyage par la route dure plus de trente heures, ponctuées d’isbas colorées en bois sculpté aux alentours de Volgograd, de marchés improvisés au cœur de la steppe rayonnant des nuances du soleil d’automne, où des gitanes en haillons abordent les voyageurs. Au pays des Cosaques, des braseros luisent dans la nuit à l’orée des forêts. Bientôt, aux confins de la steppe, c’est le pays des Kalmouks bouddhistes. Le voyage aboutit à Elista, capitale de la Kalmoukie privée d’eau courante depuis trois jours. Une jeune stagiaire du quotidien kalmouk progouvernemental, Xal’mg ünn (Vérité kalmouke), est chargée d’orienter le journaliste occidental. Au-delà de la vision folklorique des fêtes traditionnelles du printemps, la steppe recouverte de coquelicots à perte de vue et les tireurs à l’arc en costume d’apparat, le renouveau de l’identité culturelle de la Kalmoukie constitue un enjeu des relations de cette république avec Moscou.

Lointains descendants de Mongols originaires du nord de l’actuel Turkestan chinois, les Kalmouks installés dans les plaines sud de la Volga demeurent le seul peuple en Europe de religion lamaïste-bouddhiste. Dans l’ancien khouroul (temple bouddhiste) principal d’Elista, Shadzhin-lama Telo Tulku-rinpoche, autorité spirituelle des Kalmouks, qui partage son temps entre les Etats-Unis et la Kalmoukie, commente son programme, approuvé par le gouvernement: «Les Kalmouks doivent se rassembler autour de leur religion. Tous les Kalmouks, même ceux qui ne sont pas vraiment des pratiquants, possèdent des coutumes bouddhiques. Il faut rendre le peuple kalmouk de plus en plus conscient de son appartenance au bouddhisme, l’aider à recouvrer une sérénité qui, seule, permettra de vivre en paix et de travailler ensemble». Les architectes et les artistes kalmouks doivent être formés « selon des règles religieuses précises, par des maîtres qui fassent observer des canons esthétiques en accord avec le contenu du bouddhisme». En Kalmoukie, le bouddhisme est aujourd’hui envisagé comme le moteur d’une nouvelle unité populaire, au même titre que l’islam dans la République du Tatarstan ou l’orthodoxie, redevenue «l’âme des Russes».

La «seconde Suisse», «pays sacré»

Ce réveil culturel est lié aux soubresauts de l’époque soviétique. En 1942, Elista constitue le point extrême de l’avancée allemande après le siège de Stalingrad. Accusée de «collaboration avec l’ennemi», la population kalmouke, déjà socialisée et laïcisée de force par les bolcheviks, est massivement déportée fin décembre 1943 dans des wagons scellés, et disséminée en Sibérie. En deux ans, la population kalmouke, alors estimée à 100.000 individus, aurait été décimée de près de 45% de sa population. La plupart des Kalmouks de plus de 50 ans aujourd’hui sont nés en Sibérie. Le territoire est repeuplé par des Russes et Elista est rebaptisée Stepnoï jusqu’en 1957. Réhabilités en 1956, les survivants sont autorisés à revenir cette même année. Les Russes installés entre-temps resteront toutefois majoritaires jusqu’en 1979. Au début des années 1990, la menace de guerre civile est assez rapidement dissipée par l’élection à la présidence de Kirsan Ilioumjinov, un ancien membre du Soviet suprême d’origine kalmouke, qui promet de faire de la Kalmoukie une «nouvelle Dubaï» ou une «seconde Suisse» et milite pour le renouveau de l’identité culturelle des Kalmouks tout en ménageant ses relations avec Moscou.

Kirsan Ilioumjinov réintroduit en 1993 l’étude de la langue kalmouke et l’alphabet mongol. Aujourd’hui, la télévision régionale émet en russe et en kalmouk et les médias publient dans les deux langues. De plus comme les Kalmouks reconnaissent le Dalaï-lama du Tibet comme leur guide spirituel, K.Ilioumjinov s’affiche souvent en compagnie de ce dernier, qui est déjà venu à trois reprises en Kalmoukie (la dernière visite date de 2004). Le président kalmouk s’est également rendu à Dharamsala pour remettre au Dalaï-lama l’ordre du Lotus Blanc, plus haute distinction de la République. Il fait construire des khourouls à tour de bras et bien davantage de stupas, financés majoritairement par des Japonais. Des moines tibétains viennent en Kalmoukie pour former les Kalmouks et vice-versa. Dernièrement, l’acteur américain Steven Seagal a été fait citoyen d’honneur de la Kalmoukie, car «ses films contribuent au développement et à la promotion du bouddhisme». Le président kalmouk affirme que la Kalmoukie est un «pays sacré» et les Kalmouks «destinés à la grande mission de préparer l’heure de la Grande Réincarnation».

Sentiment d’insécurité

L’identité culturelle des Kalmouks apparaît comme une exception dans le voisinage des républiques musulmanes du Caucase et du Kazakhstan. La présence kalmouke aurait empêché jusqu’à aujourd’hui la conjonction des Turcs nogaïs et koumyks avec les Tatars et Kazakhs d’Astrakhan: «Certains islamistes, exaltés par leur succès en Tchétchénie, rêvent même de l’extension du Kazakhstan à l’ouest de la Volga pour atteindre les républiques musulmanes du Caucase, en englobant les vastes plaines de la république autonome de Kalmoukie»[[Yves Lacoste, «La Russie dix ans après», Hérodote, n°104, 2002/1. Voir aussi Viatcheslav Avioutskii, «Nord caucase. Atlas d’une poudrière», Outre terre, n°4, et La Roulette russe, 2003/3, p.67.]]. Le gouvernement est aujourd’hui contraint de mener une politique d’immigration pour combler le déficit démographique à l’intérieur de la république, lorgnant du côté de la Chine, plus précisément vers la Dzoungarie[[Située dans la partie nord du Xinjiang chinois, la Dzoungarie est une région coincée entre le sud-est du Kazakhstan, le nord-est du Kirghizstan, et l’ouest de la République mongole.]] et le nord du Tibet, peuplés de Mongols. La comparaison des recensements de 1989 et de 2002 montre que la population se serait réduite d’au moins 9,3% entre ces dates pour atteindre 292.400 habitants (dont 146.000 Kalmouks de langue mongole et de religion bouddhiste), la proportion des Kalmouks et des Russes diminuant, tandis que celle de certains peuples caucasiens, Tchétchènes en tête, augmente.

Les relations entre les Kalmouks et les immigrés du Nord Caucase et d’Asie centrale ne sont pas toujours au beau fixe. Ces trois dernières années, la presse russe a relaté plusieurs accrochages meurtriers, expéditions punitives et bagarres générales entre Kalmouks et Tchétchènes ou Daghestanais. «L’intégration des migrants dans la communauté locale est essentielle sans quoi le niveau de tolérance entre les habitants continuera de baisser», prophétise l’analyste russe Vladimir Volguine[3]. Le sentiment d’insécurité est prégnant. Alexeï, 22 ans, un Russe de Volgograd qui sillonne la Kalmoukie pour promouvoir une marque de bières occidentale, découvre sous son pull-over une profonde et longue entaille dans son dos. «Ça, c’est des Tchétchènes!». Il cache une barre de fer sous son manteau pour se défendre. Autre raison de ne pas voyager sans protections dans le pays: «On te prendra pour un espion!» Dans le bar de l’hôtel Elista, chacun s’accuse aisément d’espionnage. Des individus y proposent à la vente 2 tonnes d’or à un prix avantageux, des armes, des prostituées ou de la drogue.

L’enjeu de la Caspienne

A l’époque tsariste, les Kalmouks servent dans l’armée impériale tout en favorisant la colonisation russe sur les bords de la mer Caspienne. En 1917, ils restent fidèles à l’armée impériale et une importante émigration se produit dans le sillage des soldats de l’Armée blanche, depuis la Crimée vers la Turquie puis vers la Yougoslavie avant d’atteindre la France et les Etats-Unis. Aujourd’hui, 72,43% des électeurs ont apporté leur soutien à Russie unie, le parti du pouvoir, un score plus élevé que la moyenne russe, avec une pointe de 94,38% dans la région de Tchernosem. Le Parti communiste reste dans la moyenne, avec 11,72% des voix et Iabloko atteint péniblement 0,53%. Si de nombreux doutes planent sur la légitimité de ces dernières élections, ce large soutien populaire montre le beau fixe des relations de la Kalmoukie avec Moscou. Alexeï, le voyageur russe, définit les partisans de l’opposition comme «des vieux nostalgiques de l’époque communiste », mais avise que si «en théorie, Poutine est le maître de la situation, en réalité, ses réformes n’ont aucun impact sur les tyrans locaux».

Le président Kirsan Ilioumjinov a été élu au suffrage universel direct en 1993. Son administration est composée d’un grand nombre de ses condisciples du MGIMO (Institut d’Etat des relations internationales à Moscou). Réélu en 2002, il a été confirmé dans ses fonctions par Vladimir Poutine en 2006, après la réforme du mode de désignation des exécutifs régionaux en 2004. Cette complaisance du Kremlin peut s’interpréter comme un retour d’ascenseur aux gouverneurs régionaux qui ont soutenu Vladimir Poutine lors de l’élection présidentielle de 2004. Entre la république du Daghestan au sud-ouest et l’oblast d’Astrakhan au nord-est, la Kalmoukie forme l’une des trois ouvertures russes sur la mer Caspienne et l’un des passages de l’oléoduc Caspian Pipeline Consortium (CPC)[4], qui transporte le pétrole kazakh du gisement de Tengiz jusqu’au port russe de Novorossiïsk (mer Noire), où il est embarqué pour gagner l’Europe. La localité kalmouke de Komsomolskii (3.800 habitants), dans la région de Tchernosem, attend un nouveau segment d’oléoduc qui ralliera Tikhoretsk, dans l’ouest de la Russie. Enfin, le sous-sol de la Kalmoukie est lui-même très riche en gaz naturel et en pétrole. Selon le gouvernement, seulement 1,7% des ressources seraient actuellement exploitées. La Kalmoukie pourrait jouer un rôle stratégique à l’avenir, en devenant un itinéraire obligé du corridor énergétique «Nord-Sud» et un terrain des conflits d’intérêts politiques qui se dessinent autour de la mer Caspienne [5].

Joueur d’échec

Kirsan Ilioumjinov a fait sien depuis longtemps l’axiome selon lequel le libéralisme économique prime sur le politique. Ce milliardaire séduit ses électeurs avec des cadeaux saugrenus: lors du 60e anniversaire de la Victoire, en 2005, il offre un téléphone mobile et une voiture aux vétérans de la Grande Guerre Patriotique. Joueur d’échecs, ancien compétiteur, le président kalmouk préside également la Fédération Internationale des Echecs (FIDE) depuis 1995 et a rendu obligatoire l’enseignement des échecs dans les écoles secondaires. Lors du championnat du monde organisé par la FIDE à Elista en 2006, la récompense des deux finalistes s’élevait à 500.000 dollars. En avril 2007, K.Ilioumjinov a créé Global Chess Corporation, une société dotée d’un capital de départ de 10 millions de dollars, sise à Amsterdam et chargée de trouver des sponsors pour les compétitions d’échecs du côté du Crédit suisse, d’Intel et de Microsoft.

Mais la «nouvelle Suisse» n’est pas pour demain. Les statistiques officielles pour tout le Caucase du Nord montrent que la situation économique et sociale de la république est la pire parmi ces régions, Tchétchénie exclue. Selon le quotidien Sovietskaïa Kalmykia, les indicateurs de production, entre 1990 et 2003, sont tous en chute libre. En 1992, 4 millions de moutons paissaient encore la steppe; en 2002 ils étaient moins de 400.000. Sovietskaïa Kalmykia a également publié des extraits d’un journal personnel de l’ancien chef de la police locale. Le fonctionnaire, démissionnaire en 2005, y décrit au jour le jour les dysfonctionnements, abus de pouvoir, malversations et corruptions ayant cours dans la République. En Kalmoukie, on est loin de l’heure de la «Grande Réincarnation».

[1] Yves Lacoste, «La Russie dix ans après», Hérodote, n°104, 2002/1. Voir aussi Viatcheslav Avioutskii, «Nord caucase. Atlas d’une poudrière», Outre terre, n°4, et La Roulette russe, 2003/3, p.67.
[2] Située dans la partie nord du Xinjiang chinois, la Dzoungarie est une région coincée entre le sud-est du Kazakhstan, le nord-est du Kirghizstan, et l’ouest de la République mongole.
[3] «The migration situation and migration policy», in Central Asia and the Caucasus, n°3 (27), 2004, p.110.
[4] Inauguré en 2001, il court sur 1580 kilomètres. Selon le site officiel de la République de Kalmoukie (www.kalm.ru/), les 275 km d’oléoduc passant par son territoire doivent lui rapporter sur 40 ans, sous forme de rentrées d’impôts et de bénéfices, 1,8 milliards de dollars US sur les 23,3 milliards de dollars US dévolus à l’ensemble des budgets centraux et régionaux de la Fédération russe. Chiffres hypothétiques étant donné la fluctuation des prix mondiaux du pétrole. La distribution des revenus entre les régions fait d’ailleurs l’objet de controverses.
[5] Arbakhan Magomedov, « Le pétrole de la Caspienne, enjeu politique au sud de la Russie», traduit du russe par Marina Vichnevskaïa, La Revue Tocqueville, vol. XXIII, n°2, 2002, pp.57-75. Gaïdz Minassian, Caucase du Sud, la nouvelle guerre froide. Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Ed. Autrement, Paris, 2007.


Par Jean-Christophe EMMENEGGER

Source : www.regard-est.com

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