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Roland Yuno Rech — Vacuité et non soi

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Vacuité et non soi

Yuno Rech :

« Le sujet de la conférence sera la vacuité et le non soi.

Et demain, celui de l’interdépendance, la co-production conditionnée.

En choisissant ces thèmes j’ai voulu évoquer ce qui constitue les thèmes fondamentaux de l’enseignement du Bouddha , les bases de ce qu’on appelle le Dharma. Bien sûr cela peut avoir un aspect un peu théorique tel que formulé dans une conférence, mais je vais le faire à partir de sutras du Theravada, c’est-à-dire les sutras de l’origine de l’enseignement du Bouddha , dans lesquels il s’adressait à un petit nombre de proches disciples et non dans le but spéculatif d’établir une théorie ou une doctrine, mais d’aider ces chercheurs spirituels à véritablement s’éveiller et se libérer de leurs doutes et de leurs souffrances. Je pense, j’espère, que nous sommes ici un peu dans le même état d’esprit que ces premiers auditeurs du Bouddha.

C’est-à-dire que nous ne venons pas ici pratiquer et écouter le Dharma par curiosité ou comme une activité culturelle, enrichir notre esprit de connaissances, mais pour tenter de résoudre ce qui constitue le fondement de notre existence. Si on ne le résout pas on est constamment insatisfait, frustré, malheureux.

La raison pour laquelle j’ai choisi de m’appuyer sur deux sutras très anciens, originels, c’est, parce que, comme Maître Nyojo et comme Maître Dogen, je ne crois pas du tout à la pertinence de l’opposition entre le Hinayana et le Mahayana. Comme le disait Nyojo, les disciples de Bouddha doivent étudier tous les enseignements de Bouddha.

Tous les enseignements de Bouddha sont l’expression de son éveil. Il n’y a donc aucune séparation entre l’esprit de Bouddha et son enseignement. Quand on veux opposer l’école Zen qui serait celle de la transmission de l’esprit de bouddha, à d’autres écoles où on transmettrait les Ecritures, les enseignements contenus dans les sutras, les textes, on fait une grave erreur. Si on nie les enseignements du Bouddha, les sutras, cela veut dire que l’on ne reconnaît pas son éveil et on ne peut pas recevoir la transmission de son esprit. C’est là le contexte général dans lequel je veux me situer pour faire ces deux conférences, aujourd’hui et demain.

Sur le plan de la chronologie le premier sutra que je veux évoquer s’appelle Anatta lakana . Anatta veut dire le non soi, mais ce qui est important est de voir que ce sutra, ce sermon, a été prononcé quelques jours après le premier sermon de Bouddha, le sermon de Bénarès. Comme vous le savez, c’est à Bénarès que, pour la première fois, Shakyamuni a prêché le Dharma, en s’adressant à ses cinq premiers compagnons de pratique, des ascètes, des Brahmanes, qui recherchaient la vérité à travers toutes sortes de pratiques ascétiques, parfois même des mortifications. Il avait quitté ces compagnons et s’était éveillé en pratiquant zazen. Après avoir hésité à transmettre le contenu de son expérience, il est revenu les voir et il leur a donné le premier enseignement, le sutra de Bénarès, sur Les Quatre Nobles Vérités.

Qui ne connaît pas le sutra de Bénarès ?

C’est ce dont je me doutais : je suis donc dans une situation un peu embarrassante pour vous parler, parce qu’il y a parmi vous des gens qui pratiquent le zen depuis vingt, trente ans ou plus, certains ont l’esprit curieux, ont beaucoup étudié, d’autres sont nouveaux et ne connaissent rien, ils n’ont même pas l’idée que le zazen que nous pratiquons a un rapport avec le bouddhisme.
De façon à n’ennuyer ni ceux qui connaissent les bases du Dharma, et ni perdre ceux qui n’y connaissent rien, je vais rester assez basique, simple. Mais si vous souhaitez poser des questions, vous pourrez le faire après.

Demain j’approfondirais cet enseignement de base, en abordant le thème de la coproduction conditionnée, et en évoquant l’enseignement de Nagarjuna.

Dans ce premier sermon, le Bouddha s’adresse à ses anciens compagnons et leur dit : « j’ai découvert la voie du milieu ». Ce qu’il appelle voie du milieu c’est celle qui se tient à l’écart des deux extrêmes qui sont l’ascèse excessive, mortificatoire, et la facilité, l’attachement aux plaisirs des sens.

Il précise ce qu’il veut dire et enseigne la Voie aux huit sentiers, l’Octuple Sentier. Au lieu de parler de la souffrance, des causes de la souffrance, il proclame en premier la pratique.

La voie qu’il a découverte est un cheminement, qui consiste en trois grands aspects : compréhension juste et pensée juste, voir la réalité telle qu’elle est, comme il va l’enseigner par la suite. Avoir des pensées justes, c’est avoir des pensées qui s’harmonisent avec cette réalité, en particulier des pensées de bienveillance, de compassion, des pensées attentionnées à l’égard des autres. _ Car le Bouddha s’est éveillé à ceci d’essentiel : l’interdépendance et la non séparation d’avec tous les êtres. Donc il n’y a pas de sagesse sans compassion, et c’est ce qu’il appelait la pensée juste.

Puis tout ce qui relève de l’éthique, paroles, actions et mode de vie justes, ce qui est contenu dans les préceptes, et qui est nécessaire pour ne pas créer de souffrance aux autres et à soi-même en ayant un comportement contraire à l’ordre cosmique, c’est-à-dire au non ego, comme nous le verrons. Le fait de ne pas respecter les préceptes trouble l’esprit, crée un karma compliqué, et rend la pratique difficile. C’est presque un préalable. Si on veut pratiquer zazen et qu’on ne respecte pas les préceptes, cela rend la pratique très difficile. Le lendemain en zazen soit on a des regrets, soit on fait des plans, tout sauf vraiment zazen. Donc le comportement juste, les paroles justes, sont nécessaires pour que l’esprit puisse pratiquer en paix et avec concentration.

Le troisième aspect est la concentration justement. Ces trois enseignements concernent la nécessité de faire des efforts, mettre toute son énergie dans la pratique. Ensuite c’est l’attention, dans le zen c’est très important, et je vous ai dit le premier jour que dans la vie quotidienne, pas seulement dans le dojo, on cherche à se concentrer sur ses gestes, sa façon de manger, d’aller aux toilettes, de travailler, comme pratique de l’attention juste, et c’est la Voie du Bouddha. Etre vraiment présent chaque instant à la vie telle qu’elle est, et en relation avec les autres, pas isolé des autres.

Enfin la méditation qui est le huitième aspect de L’Octuple sentier, dhyana, dont le mot zen, chan, est issu, c’est la pratique de la méditation. Je ne détaillerai pas la pratique de dhyana, sauf quelques bases puisque nous en sommes aux fondements. Dogen dit, dans le Fukanzazengi : « le zazen que j’enseigne n’est pas le dhyana ».

Menzan dit aussi : « le zazen n’est pas une des six paramitas ». Ce n’est donc pas une pratique parmi d’autres. Ce n’est pas une sorte d’exercice spirituel interchangeable dans un éventail de possibilités de pratique : faire des cérémonies, ou faire zazen, ou se concentrer sur les préceptes. Des gens pensent comme ça, veulent aller dans cette direction. C’est contraire à notre tradition zen soto, et surtout au zen de Maître Dogen et de Maître Deshimaru, pour qui la racine est la pratique de la méditation en tant que zazen. Pourquoi ont-ils dit que zazen n’est pas la pratique de dhyana ? Parce que ce n’est pas une pratique parmi d’autres, mais la source de toutes les pratiques.

Regardons comment Shakyamuni décrivait le dhyana : il l’expliquait à des Indiens qui aimaient clarté et classification, donc, par pédagogie il expose les quatre étapes. En un premier temps on abandonne toute préoccupation de la vie quotidienne. Il reste un état de concentration, de bonheur, de joie. Mais aussi la compréhension mentale. En une seconde étape, on laisse tomber cette compréhension intellectuelle, la conscience discriminante. Il reste seulement bonheur, joie, équanimité. Dans une troisième étape, il dit : j’ai abandonné aussi la joie, le bonheur, états qui provoquent encore des attachements. Et qui peuvent nous faire croire que cette joie et ce bonheur seraient signes de l’éveil, de la libération.

On pourrait penser que c’est le Nirvana. Et s’accrocher à ce petit mérite de zazen qui apparaît lorsque on a abandonné les préoccupations de la vie quotidienne et les réflexions intellectuelles de l’esprit dualiste. Il reste, dans la quatrième étape de dhyana, un état d’équanimité, qui va finir par être abandonné aussi.

Ceci était l’évocation du Sermon de Bénarès, la mise en route du Dharma, Les Quatre Nobles Vérités. Il enseigne l’Octuple sentier puis évoque la souffrance décrite comme phénomène universel, puis les causes de la souffrance, puis la possibilité d’y mettre fin et cette cessation justifie qu’on s’engage avec espoir dans la pratique de la Voie. Ceci est connu, c’est un rappel et non le thème central.

Mais quelques jours plus tard il s’adresse à nouveau à ses compagnons de pratique dans l’Anatta lakana sutra .

Pourquoi ? Parce qu’il s’agit de Brahmanes qui croyaient, culturellement, à l’existence d’un Soi, l’Atman, le soi véritable conçu comme immortel, au-delà du corps, et éternel, décrit comme conscience absolue, félicité absolue, tout ce que l’on rêve de posséder. Croire à l’Atman est réconfortant. Et le Bouddha s’attaquera toute sa vie à cette croyance. Parce qu’il était convaincu que penser qu’il existe un Soi permanent, éternel, comme un noyau échappant à l’impermanence au fond de l’ego, risquait de redonner une quasi réalité à cet ego, qui reposerait sur un socle permanent et éternel , source de bonheur et de satisfaction.

Le but de Bouddha était thérapeutique et non spéculatif, et il avait réalisé dans sa méditation qu’on ne trouve rien en soi qui ressemble à un atman, un soi permanent et saisissable. C’est ce qu’il décrit dans ce sutra.

S’adressant à ses condisciples, il évoque les Cinq agrégats : « la forme n’est pas le Soi, car si notre corps, la forme, était le Soi, il ne serait pas sujet à la maladie, à la vieillesse, à la mort. On pourrait avoir la maîtrise de son corps ; or il n’en est rien, le corps nous échappe, il tombe malade, il vieillit, se délabre. Il n’a pas les caractéristiques d’un Soi (atman) ».

Puis il prend le cas des sensations. Nous pouvons pratiquer cette observation en zazen d’ailleurs. Maître Eno par exemple, a demandé à Nangaku : « qu’est-ce qui vient ainsi ? Qu’est-ce que c’est ? ». Pas tant quelle genre de personne tu es, mais qu’est ce que c’est ?

Nangaku a été renvoyé à l’impossibilité de saisir ce qu’il était au fond, et à passer huit ans à pratiquer zazen et finir par réaliser, comme Bouddha, que le corps ne pouvait constituer un Soi, ni les sensations, toutes relatives et impermanentes, dépendant de l’état du corps et de l’environnement, parfois agréables, ou désagréables, et, de même, les perceptions dépendent des objets des sens, et des organes des sens. Ce qu’on appelle samskara, les fabrications mentales au fond, de l’ordre de la volonté, du désir, de ce qui nous pousse à agir, est aussi impermanent.

Nos désirs sont très inconstants, même notre volonté de pratiquer la Voie. Et enfin la conscience qui n’est que reflet, comme un miroir.

Souvent on est prêt à admettre l’impermanence du corps, des sensations, mais la conscience, l’esprit, peut-être pourrait-on trouver là quelque chose de substantiel, de permanent ! Mais le fait est qu’il n’y a de conscience que de quelque chose. On parle de « la » conscience, en tendant à substantiver, mais quelque chose comme « la » conscience cela n’existe pas. Il existe simplement un phénomène de devenir conscient de quelque chose. Il n’y a pas de conscience sans relation avec quelque chose d’extérieur, ou d’intérieur dont on devient conscient. La conscience ne peut donc devenir un soi.

Même dans les formes les plus tardives du bouddhisme mahayana, le bouddhisme de la conscience justement, dans lequel on a voulu faire de la conscience la source de toute chose, cette conscience même est conditionnée. Vijnana est conditionnée. Tout ce qui est conditionné ne peut être un soi permanent, et tout soubassement d’un ego est sapé. Ce que fait le Bouddha en s’adressant ensuite à ses disciples et leur demandant si les agrégats sont permanents ou non ; si c’est impermanent est-ce source de bonheur ou malheur ; ce qui est impermanent est source de malheur, car si on s’y attache on en souffre.

La conclusion de Shakyamuni est donc que si tout ce qui pourrait constituer un soi est impermanent, source de malheur, on ne peut y voir la base d’un soi. La conséquence n’est pas philosophique, et les cinq ascètes auditeurs se sont mis à considérer les choses de cette manière, voyant les cinq agrégats impermanents et non soi. Ils ont réalisé le véritable éveil, le Nirvana, en tant que cessation des causes de la souffrance. L’enjeu de cette discussion est thérapeutique, par delà de ce qui pourrait sembler philosophique, il s’agit de nous guérir de l’attachement à l’ego et de toutes les illusions et souffrances qui en découlent.

Dans un deuxième sutra, Shakyamuni procède d’une autre manière. Il prend d’ailleurs toujours un angle différent, et revient sur les points essentiels. Ce dernier sutra que je vais aborder est le Kulasunatta sutra . C’est un dialogue avec Ananda. Il lui explique comment lui, Shakyamuni, demeure dans la vacuité, de manière très concrète comme je pourrais dire ici : ce dojo est vide, mais de quoi ? Vide d’éléphants. Il n’y a pas d’éléphants dans ce dojo. Vide de frigidaires. Mais il n’est pas vide de disciples, j’espère, en tout cas pas vide de pratiquants de zazen, de moines, de nonnes, de débutants. L’optique de Bouddha est très concrète et pointe toujours la relativité des notions. Il ne parle jamais de la vacuité comme d’un concept absolu. qui viendrait en remplacer un autre, le Soi par le Non soi, la vacuité. Il s’agit de l’expérience, la vacuité c’est l’absence, et il y a autant de vacuités que d’absences.

On dit avoir l’esprit vide, parce qu’on n’a pas de pensées.

Il prend ensuite l’exemple d’un moine qui s’exerce à des pratiques de concentration, de plus en plus subtiles. Il part dans la forêt, s’assoit en zazen, et constate qu’il n’est pas dérangé par les perceptions qu’il avait au village, au milieu des gens. Son esprit est donc vide de ces perceptions relatives au village. Mais il n’est pas vide des perceptions concernant la forêt. Le sutra continue sur ce mode. Le point important est le suivant : s’il n’y a pas une chose, on constate son absence. S’il n’y a pas de soi permanent dans le corps, les sensations, les perceptions, on le constate, mais il reste toujours quelque chose. Ce résidu est ainsi compris par Shakyamuni : quand ceci est cela est.

Nous verrons cela demain.

C’est un pas de plus dans la compréhension profonde de la vacuité. Rien n’existe que dans des relations d’interdépendance, quand ceci est, cela est, quand ceci n’est pas, cela n’est pas. Rien n’existe tout seul, en soi.

Le disciple parvient ainsi à la réalisation véritable. Et continue à se concentrer sur la vaste terre, seulement sur cette perception, son esprit devient vide de tout, sauf de cette perception. Dans cette progression il y a toujours un reste, l’objet de sa concentration. En nous référant au kusen de ce matin et à la conférence d’hier, en nous concentrant vraiment sur le corps, l’esprit devient vide de pensées, mais le résidu est le corps. Il y a toujours un objet. Ou alors si on décide de se concentrer sur la respiration, c’est efficace, ça calme beaucoup d’agitation mentale, ça permet d’apaiser l’esprit, de laisser passer les pensées, mais il y a un résidu : c’est la respiration, comme objet de concentration et comme objet, cela devient une source possible d’attachement. Comme le but est la libération, il ne s’agit pas de passer d’un objet à l’autre, mais de ne plus avoir d’objet du tout. C’est le sens de hishiryo, de mushotoku, qui est le sens le plus élevé de la pratique de zazen. Pour permettre que cela advienne, chaque fois à propos du résidu, Bouddha dit : « Il faut l’observer en pensant : quand ceci est, cela est ».

C’est-à-dire voir que ce résidu n’a pas de substance. Il n’y a plus de pensée, mais il y a le corps. Des pensées au sujet du corps, mais le corps on peut l’abandonner, en tant qu’objet d’attachement. Ce disciple progresse donc de plus en plus, il arrive à des états dans lesquels il passe par la sphère du néant, sans perception ni non perception, et l’étape de la concentration mentale sans indices. Il réalise cependant que même cet état est un état conditionné et produit par sa conscience. Si on s’attache à cet état conditionné, ce n’est pas le véritable éveil, la vraie libération. Vous voyez que, par une autre méthode que précédemment, le Bouddha, dans sa pédagogie, dans sa thérapie peut-on dire, sape toutes les bases de l’attachement. Pas pour ennuyer ses disciples, qui voudraient rester accrochés à quelque chose, mais pour leur permettre de se libérer véritablement, de ne pas rester sur le bord de la route, ou entrer dans une impasse, en croyant qu’ils ont progressé en se libérant d’un certain nombre d’attachements tout en s’attachant à autre chose. En conclusion du sutra : le disciple qui médite ainsi, se libère de toute souillure, de tout attachement aux objets des sens, de tout désir d’existence, et de son ignorance.

Quand il parle de désir d’existence, le Bouddha veut dire que le désir d’exister est surtout d’exister dans telles ou telles conditions, parce qu’il n’y a pas d’existence sans conditions. Il parle de désir d’existence et de désir de non existence. Cela veut dire : exister avec ou ne pas exister avec. Par exemple quand on fait zazen, on voudrait bien exister sans douleurs. Tous les désirs d’exister avec ou d’exister sans telles ou telles conditions, sont abandonnés. Là advient la véritable libération. Comme la fin d’un conte de fée, le sutra se termine ainsi : « toute souffrance est anéantie, la conduite pure est vécue, ce qui devait être accompli a été accompli ». C’est la fin heureuse de ceux qui ont compris profondément l’enseignement du Bouddha, qui ont pu se libérer de la nécessité de vivre dans un monde de souffrance. Cela ne veut pas dire ne plus exister du tout. J’ai commencé mon propos par souligner qu’il me paraissait faux d’opposer Mahayana et Hinayana, car, dés les premiers enseignements du Bouddha, l’enseignement de la vacuité et du non soi de toute chose, était clairement exposé. Le Mahayana n’a rien inventé en matière de vacuité et de non soi. Toutefois existe un point d’opposition. Dans les sutras du Hinayana, la conclusion est : et il n’y a plus de nouvelle naissance. Pour nous c’est contradictoire avec le vœu du bodhisattva qui est de ne pas rejeter la vie dans le monde des phénomènes, mais d’accepter d’y renaître, tant qu’il existera des êtres qui y souffrent, êtres qu’il souhaite aider par compassion. Ce qu’enseigne le Bouddha dans ces sutras du Theravada, c’est que grâce à cette pratique qu’il enseigne, à son Dharma, on est libéré de la nécessité de renaître dans le monde des phénomènes. Autrement dit le bodhisattva ne renaît pas par nécessité, parce qu’il y serait entraîné par son karma ou ses bonnos, il y renaît par la force de ses vœux, son vœu de compassion. Sa pratique lui permettrait de ne plus exister dans ce monde de souffrance, mais il accepte d’y rester et d’y renaître autant qu’il est nécessaire par compassion, et non par nécessité karmique, par attachement.

Un dernier point sur l’opposition que l’on fait traditionnellement entre Hinayana et Mahayana, sur le thème de la compassion. On évoque souvent l’arhat ou le disciple du Hinayana comme ayant peu de compassion, or les enseignements de Shakyamuni à ses premiers disciples, dans les sutras qui sont le cœur de la tradition du Theravada, mettent toujours la compassion et la bienveillance au premier plan. La pensée juste, deuxième aspect de l’Octuple sentier, est une pensée de bienveillance. Dans le Metta sutra, il n’est question que de bienveillance et de compassion à l’égard de tous les êtres, et du souci omniprésent du disciple de contribuer au bonheur et au bien-être de tous les êtres. Et dans le Sutra de l’étoffe , sutra du Theravada , il est question des Quatre Pratiques illimitées, dont la pratique de la bienveillance illimitée, de la compassion illimitée. Compassion illimitée veut dire qu’elle s’exerce même vis-à-vis de ceux qu’on n’aime pas, de nos pires ennemis. Donc illimité veut dire, comme la conscience hishiryo de zazen, qu’on ne choisit pas qui on veut aider, à qui on adresse sa bienveillance. « Tous les êtres » doit être compris au sens de sans choix. Comme Niwa Zenji à l’entrée du dojo, voyant passer tout le monde et saluant en gassho, avait salué de la même manière le chien qui passait. Pas de différence, c’est l’esprit illimité. Je crois donc qu’il ne faut pas créer de limite entre l’enseignement traditionnel, originel, du bouddhisme, les enseignements du Mahayana, et l’enseignement du Zen. Ce sont différents aspects et modes d’expression de la même expérience et dont le sens est partout le même : libérer les êtres de leur souffrance et leur permettre de mener une vie vraiment satisfaisante, c’est-à-dire en harmonie avec ce nous sommes réellement au fond.

Quelques questions sur le thème de la conférence.

Q1 : Tu as parlé de la conscience du corps, et cela paraissait fondamental. Et à un moment cette conscience du corps ne valait plus rien. Tu as dit qu’en zazen, on peut faire abstraction de nos pensées en se concentrant sur le corps. Il reste quand même la conscience du corps. Et comment est-ce qu’elle part ? Il me semble que tu passais d’une explication philosophique au niveau de la méditation.

YR : Oui. C’est dire en d’autres termes quelles sont les conditions de shin jin datsu raku. C’est- à- dire se dépouiller de tout attachement au corps et à l’esprit. Corps et esprit complètement abandonnés. Le corps est un support de concentration et la meilleure porte d’entrée dans la concentration, c’est mieux que de se concentrer sur des pensées ou des koans. Mais il faut aller au delà de cela. Il faut arriver à faire zazen sans aucun objet, sans s’attacher ni au corps, ni à la respiration, ni aux pensées. Il y a bien sûr corps, pensées et respiration, mais l’esprit ne prend plus rien comme objet d’attachement, donc il n’a pas besoin de rejeter quoi que ce soit. Parce que, comme Shakyamuni, il comprend que quand ceci est cela est. C’est vacuité. Il n’y a plus rien à quoi s’attacher, ni à rejeter. C’est sans doute pourquoi quand Dogen a dit à Maître Nyojo qu’il avait réalisé shin jin datsu raku, Nyojo lui a répondu : datsu raku shin jin. La même phrase en sens inverse. Tel que je le perçois c’est aussi abandonner shin jin datsu raku. Aller au-delà même de cette expérience-là. Lorsqu’on fait une forte expérience spirituelle, comme je l’évoquais ce matin, qui pourrait ressembler à un satori, on a tendance à s’y accrocher. Se dire : j’ai réalisé, j’ai obtenu ça. J’ai réalisé shin jin datsu raku. Ou maintenant je suis mushotoku. C’est absurde. Il faut constamment aller au delà. C’est le sens de l’enseignement du Bouddha. Au delà de toute tentative de s’arrêter sur quelque chose. Quand ceci est cela est. Même shin jin datsu raku.

Q2 : C’est la question du langage : quand on dit « on », « on » constate… c’est cette instance même qui vole en éclat…

YR : C’est pourquoi on a fait du zen la transmission spéciale au-delà des écritures, et on a parlé du silence de Bouddha, d’un non discours, pas comme le mien maintenant, juste prendre une fleur et la faire tourner dans ses doigts. Il n’y a pas de fin à l’attachement au langage. Quand on croit avoir trouvé la bonne formule qui va exprimer ce qu’on veut dire, l’esprit se referme dessus, et l’attrape. C’est pourquoi il faut s’arrêter ! Demain je peux évoquer un autre sutra qui aborde ce thème- là.

Q3 : Ce n’est pas un argument contre le fait que nous sommes un mélange accidentel de différentes circonstances, mais je veux savoir comment ça se fait que le corps a une mémoire ?

YR : Le corps est le résultat d’un certain nombre de causes et de conditions, et justement toutes les circonstances de notre vie, comme l’a expliqué G hier, toutes les émotions tout ce que nous vivons s’imprime, s’enregistre. Ce n’est pas pour autant que ce corps va être substantiel. Ce n’est pas parce qu’on a une mémoire, la mémoire aussi est conditionnée. D’ailleurs on finit par oublier et le corps finit par se dissoudre.

Q3 : Pour moi cet argument n’est pas une objection, mais quand même ce fait existe.

YR : On abordera ça demain. Quand on arrive à ce point, je pense que ta question doit être celle de beaucoup d’entre vous, et comme je l’avais dit au Colloque sur Vie et mort, on peut parler de la vacuité ultime, mais, ce nez-là il existe ! On ne peut surmonter cette difficulté qu’en comprenant, avec Nagurjuna, qu’il existe deux niveaux de vérité. Sinon on mélange tout et on ne comprend plus rien. Il est vrai qu’on dirait que Bouddha et les maîtres zen ont aimé jouer de cette ambiguïté, de cette superposition, de cette interdépendance entre les deux niveaux de vérité. On exprime quelque chose dans la dimension absolue et les gens écoutent dans la dimension relative. Cela ne va pas. Ce sera un point important pour demain, sinon on ne comprend pas bien de quoi il s’agit.

Q4 : Faut-il avoir un fort attachement pour avoir cette compassion du Mahayana ?

YR : On pourrait dire que ce serait comme l’attachement de la mère pour son enfant. C’est une bonne remarque, je crois que finalement faire de l’attachement la source de tous les maux, et diaboliser l’attachement, peut conduire à certaines erreurs. Par exemple dire qu’il ne faut pas s’attacher au zazen. Et donc ne plus faire zazen. Ne plus venir au camp d’été. Certains qu’on ne voit plus ont peut-être réalisé ce détachement ! C’est absurde. Etre attaché au zazen, vouloir pratiquer constamment, c’est un attachement qui n’en est pas un. C’est se concentrer sur une pratique qui a pour effet immédiat, pour vocation en tout cas, de libérer de l’attachement, de tous les petits attachements qui font souffrir. Il y a une part de vrai dans ta question. Le bodhisattva est en quelque sorte attaché par son désir de sauver tous les êtres. Quand il est comme cela, il voit les êtres dans la dimension relative, donc il pense qu’il y a des êtres à sauver. Le remède à cet attachement aux êtres est de comprendre qu’il n’y a personne à sauver. Aucun ego, nulle part, à sauver. Si on ne comprend pas ça, on ne peut pas pratiquer la grande compassion. Pour une raison pratique : on va souffrir beaucoup. On va être dans la pitié. On va tellement croire à la réalité des êtres, et à leur souffrance qu’on va devenir comme eux, on va devenir une éponge qui absorbe, on devient comme quelqu’un qui voudrait sauver des gens qui se noient en ne sachant pas nager lui-même. C’est concret, je connais une personne qui a beaucoup de compassion, qui aide les personnes âgées, c’est son activité quotidienne, et qui a tant d’attachement pour chaque personne qu’elle veut aider, et souffre beaucoup de les voir de plus en plus malades et se dégrader, qu’elle arrive au point de ne plus pouvoir faire ce métier. On ne peut donc être dans une vraie compassion et aider les êtres qu’à condition d’avoir réalisé un détachement suffisant. Et de voir la réalité absolue et la vérité relative d’un seul regard : il y a des personnes qui souffrent et je veux les aider ; il n’y a personne qui souffre, donc aucun ego à sauver. Avec ça on est armé pour être dans des relations d’aide sans être entraîné dans les souffrances et s’épuiser, sans plus parvenir à se ressourcer, et à aider vraiment les gens en leur montrant le non ego et la vacuité, remède à la racine de toutes les souffrances.




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