Envoyée spéciale au Japon
Hokkaido. La plus grande île septentrionale du Japon, entourée par les eaux du Pacifique à l’est, la mer du Japon à l’ouest et celle d’Okhotsk au nord. Une terre de forêts et de champs, balayée l’hiver par les vents glacés de Sibérie. Celle-là même où Michel Bras, conquis par le sublime et le dénuement de paysages qui lui rappelaient son Aubrac natal a implanté son restaurant japonais Toya, en 2002. Une île agricole, productrice de pommes de terre, de bières (dont la Sapporo), mais surtout de konbu, l’élément de base de la cuisine nippone. Hokkaido fournit en effet au Japon 95% de cette algue nourricière, à partir de quatre grandes zones de pêche disséminées sur le littoral et dont chacune engendre des variétés au caractère bien trempé.
Parler du konbu, c’est entrer de plain-pied dans l’essence même de la cuisine japonaise puisqu’il est l’un des éléments clés de l’incontournable dashi. Ce bouillon fait d’algues, bonite (poisson de la famille du thon) et champignons shiitake séchés, sert de base à toutes les préparations culinaires et apporte le fameux goût umami, cette cinquième saveur (après le sucré, le salé, l’acide et l’amer) que nos esprits occidentaux ont tant de mal à appréhender. Intraduisible en français, cette notion aurait à voir avec la sapidité, la sensation de plaisir que l’on éprouve en bouche lors de la dégustation de certains mets ou qui, associée à d’autres saveurs, en décuple l’intensité.
L’umami, composante universelle du goût
En fait, l’umami est un mot nouveau qui correspond à un goût très ancien. Pendant longtemps, les Japonais eux-mêmes se sont demandé d’où venait la saveur unique et prégnante du dashi, ni sucrée ni acide, ni salée, ni amère. Jusqu’à la découverte majeure en 1908 du professeur tokyoïte Kikunae Ikeda concluant que le glutamate était l’élément principal du goût du konbu, avec lequel on réalise le dashi.
«À l’instar du vin, le konbu connaît des années meilleures que d’autres»
Takashi Okui, de la maison Okui Kaiseido
Quelques années plus tard (1913), Kodama, un autre chercheur japonais, mettait au jour le rôle de l’acide inosinique dans le goût umami de la bonite séchée tandis qu’en 1960, le professeur Kuninaka fermait le ban avec la révélation d’un autre élément umami dans le shiitake: l’acide guanylique. D’où cette synergie empiriquement parfaite de trois composants naturels qui font du bouillon japonais un puissant exhausteur de saveurs. Cela dit, , l’umami, composante universelle du goût, se retrouve dans toutes les cuisines du monde, seuls «les aliments passeurs» diffèrent. Poissons séchés ou fermentés, graines de soja en Orient, viandes de porc et de bœuf, produits laitiers ou tomates en Occident… tel Monsieur Jourdain prosant sans le savoir, nous mangeons tous «umami» sans en avoir jamais analysé les effets.
Le Konbu est récolté sur les plages et mis à maturer dans des celliers.
Des trois ingrédients du dashi, le konbu est certainement le plus méconnu. Peut-être justement parce qu’à l’origine, il était destiné à la consommation nationale et que les pêcheurs d’Hokkaido le réservaient prioritairement aux habitants de Kyoto et d’Osaka. Aujourd’hui pourtant, les Japonais ont une vraie fierté à faire reconnaître la subtilité et l’unicité de cette longue algue brune. Pour preuve, la démarche du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie japonais qui a répertorié parmi «The Wonder 500» (www.thewonder500.com), soit 500 objets d’artisanat et produits de bouche d’excellence méritant d’être connus à travers le monde, le konbu de la Maison Okui Kaiseido.
Une tradition millénaire
Cette algue d’exception est utilisée dans les restaurants les plus cotés de Kyoto mais aussi par quelques chefs parisiens comme le triple-étoilé Pascal Barbot à l’Astrance (Paris XVIe) ou encore Toshiro Kuroda dans ses différentes ambassades parisiennes. Il s’agit du konbu le plus haut de gamme, le rishiri-konbu, récolté sur la plage Kafuka à l’extrême nord d’Hokkaido. Selon Takashi Okui, représentant de la troisième génération de l’entreprise familiale qui le commercialise, la qualité du konbu dépend à la fois de la région où il a été récolté, de l’exposition au soleil, des courants marins, de la géographie des reliefs ou des rivières.
Brunes lorsqu’elles sont fraîches, les algues rishiri-konbu deviennent noires une fois sèches, tout en restant blanches à l’intérieur.
Pour lui, «le konbu de première classe ne peut en aucun cas être récolté sur une plage moyenne». Ce qui fait aussi dire à ce francophile convaincu: «À l’instar du vin, le konbu connaît des années meilleures que d’autres. Puisque la croissance d’un bon konbu nécessite deux ans, une année de mauvaise récolte succède généralement à une année de récolte abondante. Les années ne diffèrent pas seulement par la quantité, mais aussi par la qualité: selon les conditions météorologiques, certaines sont bonnes et d’autres non.» Et de poursuivre sa comparaison avec le vin en expliquant que le processus de maturation de ses algues top qualité se fait en cellier (kura-gakoi), où la température et l’humidité sont maintenues à taux constant.
Comme il le détaille avec jubilation, cette tradition millénaire consiste à laisser reposer le rishiri-konbu comme on le ferait pour un vin millésimé. «Une romanée-conti, par exemple!» Le konbu acquiert alors un goût plus subtil et élégant encore, il se bonifie et «se charge» en umami. Si les algues en vente dans le commerce n’ont jamais plus de cinq ans, M. Okui conserve néanmoins, dans sa réserve personnelle, un exemplaire unique datant de 1998. Un gros fagot de végétaux secs et chenus qu’il vénère à l’instar d’un grand cru classé. On ne s’étonne plus qu’il milite pour la reconnaissance d’un statut de «kobulier», sorte d’alter ego marin du sommelier!
Un rôle dans la prévention de certains cancers
Le konbu frais est récolté de juillet à septembre par des bateaux spéciaux avant d’être ramené au rivage où il est séché une journée entière au soleil. Encore maniable, il est alors conditionné puis entreposé jusqu’à maturation. Les algues rishiri mesurent entre 2,5 et 3 mètres mais peuvent parfois atteindre jusqu’à 10 mètres de long. Brunes lorsqu’elles sont fraîches, elles deviennent noires une fois sèches, tout en restant blanches à l’intérieur. Pour faire le dashi, il faut d’abord faire tremper le konbu durant 24 heures afin de le ramollir, puis le cuire à 60°C pendant une heure. On éteint ensuite et on enlève le konbu du bouillon, dans lequel on ajoute des copeaux de bonite séchée à macérer. Il ne reste plus qu’à filtrer la préparation au chinois.
Les algues rishiri mesurent entre 2,5 et 3 mètres mais peuvent parfois atteindre jusqu’à 10 mètres de long
Ce qui fait aussi la valeur de cette algue, encore confidentielle en Europe, ce sont ses propriétés nutritives. Totalement acalorique mais riche en fibres et sels minéraux, elle jouerait un rôle dans la prévention de certains cancers, la régulation artérielle et la lutte contre le vieillissement. Mais l’histoire du konbu, au-delà de ses qualités nutritionnelles, reste aussi celle d’un peuple nourri de religion et de spiritualité. Durant mille ans, Kyoto fut la capitale du pays (794-1868), période durant laquelle les moines zen, extrêmement puissants, jouèrent un rôle essentiel dans le développement de la cuisine. Le bouddhisme leur interdisant toute matière animale, leur régime végétarien strict leur fit remplacer le poisson par le konbu qu’ils utilisèrent aussi dans bien d’autres plats. Aujourd’hui, le rishiri-konbu rentre en France par la grande porte des étoilés. Et nul besoin d’être bouddhiste pour l’apprécier.
Source :www.lefigaro.fr/gastronomie
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