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Regards des Bouddhistes sur Jésus

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REGARD DES BOUDDHISTES SUR JÉSUS

par André Bareau


jesus.jpg« Regards des bouddhistes sur Jésus » : voilà certes un sujet fort intéressant, mais qui présente quelques sérieuses difficultés. Tout d’abord, le bouddhisme est sans doute, de toutes les grandes religions du monde, celle qui est le plus éloignée du christianisme par sa doctrine fondamentale et par d’autres traits importants, bien qu’il en soit, ou en semble, en revanche très proche par d’autres. Ensuite, à cause de l’extrême diversité des formes qu’il a prises au cours du temps et de son extension géographique, par suite de sa grande souplesse d’adaptation aux civilisations et aux mentalités fort variées des peuples chez lesquels il s’est introduit, ses « regards sur Jésus » peuvent être très différents les uns des autres. Enfin, si nous possédons un assez grand nombre d’informations sur la façon dont les bouddhistes, surtout ceux d’aujourd’hui, considèrent le christianisme, bien plus rares au contraire sont les renseignements relatifs à leurs opinions sur la personne de Jésus.

Avant d’examiner ces derniers documents pour savoir comment les adeptes du bouddhisme voient effectivement le fondateur du christianisme, il m’a paru bon d’étudier la façon dont ils devraient le voir en théorie, en la déduisant de la doctrine fondamentale enseignée par les anciens textes canoniques du bouddhisme, vieux de plus de vingt siècles.

Comme vous le savez sans doute, le bouddhisme est une religion qui présente la fort étrange particularité, difficile à comprendre pour nos esprits occidentaux, de nier, de réfuter même l’existence d’un Dieu unique, éternel, omnipotent, créateur de tout ce qui existe et souverain de tous les êtres qui peuplent l’univers, et aussi de nier l’existence de tout principe personnel éternel, analogue à ce que nous nommons l’âme. C’est du reste la négation de ce principe personnel qui les conduit logiquement à nier celle de Dieu tel que nous le concevons.

Entendons-nous bien : le bouddhisme n’a jamais nié l’existence des dieux, bien au contraire il reconnaît celle de myriades de dieux, de millions de divinités de toutes sortes, grandes et petites, célestes et terrestres, les unes sublimement éthérées, purs esprits ou possédant un corps fait de lumière et se nourrissant uniquement de joie, les autres doués d’un corps de matière plus grossière mais invisible aux hommes ordinaires, les uns et les autres incomparablement plus puissants que ces derniers car disposant de multiples pouvoirs prodigieux. Chacun de ces êtres divins, cependant, si élevé soit-il dans la hiérarchie divine, si immensément puissant soit-il, est limité aussi bien dans la durée de sa vie que dans ses pouvoirs. Chacun d’eux naît, apparaissant soudain parmi les dieux, vit ensuite une très longue existence, qui peut durer des milliards d’années car les Indiens ont toujours compté très large quand ils ont pu donner libre cours à leur fertile imagination, cette vie sera parfaitement heureuse, exempte de toute douleur, de toute peine, de tout souci, elle ne sera sujette ni à la maladie ni à la mort comme celle des autres êtres, humains ou non, mais elle aura nécessairement une fin, comme tout ce qui existe et qui a eu naturellement un commencement, une naissance. Un jour, donc ce dieu mourra, disparaîtra soudain, sans aucune souffrance ni angoisse, et il renaîtra comme n’importe quel être vivant après sa mort, soit comme dieu, soit comme homme, soit comme animal, soit même comme damné, en conséquence automatique et inéluctable de la valeur morale de ses actes passés. N’étant pas éternel, ayant eu une naissance et étant voué à la mort comme tous les êtres vivants, ce dieu ne peut évidemment pas être le créateur de l’univers ni de ses habitants. Possédant des pouvoirs limités si immensément étendus et divers soit-ils, il ne peut donc être le souverain de tout ce qui existe, êtres et choses.

Niant l’existence de Dieu, au sens où nous l’entendons dans l’Occident chrétien, les bouddhistes nient en conséquence la divinité de Jésus. Tel que l’histoire le connaît, Jésus ne fut donc qu’un homme à leurs yeux. Cependant, étant donné les insignes vertus dont il a fait preuve, il y a tout lieu de penser qu’il est ensuite rené parmi les dieux par le simple jeu de la rétribution, de la « maturation » de ses bonnes actions. En somme, dans l’optique bouddhique, l’homme que fut Jésus est très probablement devenu, après sa mort, un dieu, c’est-à-dire un être surhumain d’une certaine catégorie bien définie en elle-même par sa nature, par ses pouvoirs, par la durée de sa vie, pas ses activités, qui peuvent être pure contemplation de la vérité, ou méditation d’approche de celle-ci, ou simple jouissance de la félicité divine sous ses divers aspects, sensuels ou spirituels, ou encore surveillance des actions humaines. Quand ce Jésus devenu ainsi un dieu mourra, dans un avenir plus ou moins lointain selon la place qu’il occupe à présent dans la hiérarchie divine, il renaîtra à nouveau, comme il l’a déjà fait d’innombrables fois dans le passé. Il est fort possible qu’il revienne alors parmi les dieux ou parmi les hommes en conséquence de ses vertus et des bonnes actions qu’elles ont produites, qu’il échappe donc aux mauvaises destinées dans lesquelles tombent inexorablement les méchants et les avides, les destinées des animaux, des revenants perpétuellement affamés et des damnés. Autrement dit, dans sa prochaine existence, Jésus pourra conserver sa nature divine, au sens où le bouddhisme conçoit celle-ci ou renaître homme, et dans ce cas apparaître et agir comme le Messie, toutefois dans les limites que la doctrine bouddhique peut accorder à un tel rôle. Ainsi donc, le bouddhisme ne refuse pas plus de reconnaître la divinité de Jésus dans un certain sens que son humanité, à ceci près que ces deux natures ne peuvent aucunement coexister mais doivent se succéder dans le temps.

Si, comme les bouddhistes peuvent aisément l’admettre, l’homme que fut Jésus il y a près de vingt siècles est devenu un dieu il a tout à fait droit aux égards, à la dévotion et au culte dus par les hommes aux êtres divins quels qu’ils soient, ne serait-il qu’en raison des nombreuses et admirables bonnes actions accomplies par les dieux dans leurs vies antérieures, ce dont leur nature divine porte un éclatant témoignage. En outre, comme le culte chrétien n’exige pas plus de sacrifice sanglant, de meurtre d’animal, que le culte bouddhique, ce qui serait contraire à l’un des commandements fondamentaux communs à la morale de ces deux religions, les adeptes du Bouddha ne peuvent donc rien reprocher à ceux du Christ lorsque ces derniers manifestent leur dévotion à leur maître et seigneur. Mieux, même, rien n’empêche un bouddhiste de s’associer au culte de Jésus comme il participe effectivement à celui de diverses divinités plus ou moins apparentées à celles de l’hindouisme et dont les chapelles s’élèvent souvent dans l’enceinte des monastères bouddhistes eux-mêmes.

En effet, à l’inverse de ce qu’a fait le christianisme, né il est vrai dans des circonstances tout à fait différentes, non seulement le bouddhisme n’a jamais nié la divinité ou l’existence des innombrables dieux de l’Inde ancienne et des autres pays où il s’est répandu, mais il ne les a pas rabaissés au rang de démons, horribles et foncièrement méchants, incarnations de tous les vices. Au contraire, il les a convertis, même ceux que leur nature originelle rendait redoutables aux hommes, il les a enrôlés très vite dans les troupes de ses disciples. Mieux même, il en a fait des modèles offerts à ses propres fidèles laïcs, faute de pouvoir les proposer à ses moines parce que le bonheur sans faille dont jouissent les dieux les empêche de devenir ascètes, de se soumettre à la discipline stricte et austère qui peut seul mener rapidement à la Délivrance, au Nirvâna.

Très rares sont, dans le très riche et complexe panthéon reconnu par le bouddhisme, les êtres divins qui ont conservé un caractère irascible ou même vraiment hostile aux hommes. Ce sont , ou bien des divinités terrestres du degré le plus bas, petits génies locaux encore mal dégrossis, ou bien Mâra, la mort personnifiée, l’adversaire principal et acharné du Bouddha parce que celui-ci enseigne aux êtres la méthode qui leur permettra de s’affranchir définitivement de la mort, plus exactement des morts successives, consécutives aux renaissances. En réalité, Mâra est une figure allégorique, du reste propre au bouddhisme, et que la légende montre généralement plus ridicule que vraiment redoutable, même quand elle lance contre le Bienheureux sa terrifiante armée de démons née d’elle-même et que le Bouddha met en fuite d’une seule pensée.

Que les dieux soient donc, à de très rares exceptions près, des êtres bienveillants et dignes de vénération, cela s’explique très bien selon la doctrine bouddhique, car, si ces êtres sont devenus tels, s’ils jouissent de l’extraordinaire bonheur divin, c’est parce qu’ils l’ont mérité par les innombrables et admirables bonnes actions qu’ils ont accomplies durant leurs précédentes existences. Pour en revenir à notre sujet, si l’homme que fut Jésus est devenu un dieu comme tout porte à le croire dans l’optique propre au bouddhisme, il mérite donc pleinement la vénération et le culte des hommes, non seulement des chrétiens, mais aussi des bouddhistes et des adeptes des autres religions.

Que l’homme que fut Jésus, devenu un dieu, mérite par cela même tel respect, cela signifie-t-il pour les bouddhistes que l’enseignement qui fut le sien il y a deux mille ans et qui fut transmis à ses fidèles jusqu’à nos jours mérite la même considération ? Autrement dit, Jésus est-il aussi digne d’admiration pour les disciples du Bouddha, pour sa doctrine, le christianisme, que pour ses actes vertueux ? Certes oui dans la mesure où son enseignement fut en accord avec celui du Bienheureux, c’est-à-dire utile aux hommes, à leur progression sur la Voie de la Délivrance ou du moins en les conduisant à renaître chez les dieux ou chez les hommes et non pas dans les mauvaises destinées. Non, en revanche, parce que sa doctrine détourne ses fidèles de la Voie menant au Nirvâna, ou plus exactement les fait s’arrêter en chemin, se contentant de les faire renaître dans le paradis d’un certain dieu pour un temps limité, si immense soit-il, en leur donnant à croire qu’ils y resteront pendant l’éternité. En somme, l’enseignement de Jésus est destiné aux laïcs, à ceux qui visent seulement une vie future aussi agréable et longue que possible, tandis que celui du Bouddha s’adresse aux ascètes, à ceux qui, ayant compris la nature essentiellement impermanente, limitée dans le temps comme dans l’espace, de toutes choses, et notamment du bonheur divin, ne sauraient se contenter de celui-ci et qui sont résolus à aller jusqu’au Nirvâna à mettre un terme à toute renaissance, à toute existence, quelle qu’elle soit.

La morale enseignée par Jésus à ses disciples est quasiment identique à celle que le Bouddha préconise aux siens. Non seulement elles interdisent l’une et l’autre de commettre des crimes et des fautes graves ou minimes, meurtre, vol, adultère, luxure, mensonge, intempérance,etc. etc. ,mais elles incitent avec insistance à cultiver et pratiquer les vertus de bonté, de compassion, de patience, de charité, de pardon des offenses, de bien d’autres encore. Elles voient à juste titre, dans l’exercice de cette morale commune, le premier pas, absolument nécessaire mais insuffisant, sur la longue route menant au but qu’elles indiquent à leurs adeptes, au salut tel que leurs fondateurs respectifs les définissent, le paradis pour les chrétiens, le Nirvâna pour les bouddhistes. En somme, en prêchant la même morale et en faisant de celle-ci la première de leurs obligations, Jésus et Bouddha exhortent leurs disciples à suivre d’abord un même chemin, un chemin assez long et difficile pour la plupart des hommes mais qu’il est indispensable de parcourir comme préparation à la suite, aux exercices spirituels ou assimilés qui conduiront enfin au but désigné.

Pour le reste, l’enseignement de Jésus diffère grandement de celui du Bouddha. Du point de vue de ce dernier, il est erroné, non conforme à la réalité, aux saintes Vérités auxquelles l’ascète Gautama s’est « éveillé », car tel est le sens propre du mot « bouddha ». Par conséquent, si la doctrine chrétienne, par l’observation de sa morale élevée, conduit ses adeptes à renaître chez un dieu, elle empêche d’aller plus loin, jusqu’à la délivrance des transmigrations, au Nirvâna, car elle leur fait croire, à tort selon le Bouddha, que le bonheur divin est le but suprême. Si donc, en tant que guide des hommes vers une heureuse destinée, Jésus est, aux yeux des bouddhistes, admirable et vénérable pour l’enseignement de sa morale, il ne l’est pas en ce qu’il fourvoie ses disciples par une doctrnie erronée. Celle-ci l’est en effet, pensent les adeptes du Bouddha parce qu’elle est fondée sur la croyance en un Dieu unique, éternel et créateur de tout ce qui existe, et en une âme elle aussi éternelle, présente au fond de chaque homme. Elle est erronée en ce qu’elle ne reconnaît pas la nature essentiellement impermanente, vide de tout principe personnel, et par conséquent vouée au malheur, à la peine et à la souffrance, de chaque être. Elle l’est encore en ce qu’elle exhorte les fidèles à développer une dévotion envers son dieu et un amour envers les êtres humains qui ont tous les deux une nature passionnée, alors que le Bouddha dénonce la passion sous toutes ses formes comme étant un obstacle majeur à la délivrance et recommande au contraire le détachement le plus complet, même dans l’exercice des vertus les plus sublimes, la bonté, la compassion, la charité et le pardon, poussées jusqu’à leurs plus extrêmes limites.

Ainsi donc, en théorie, pour les bouddhistes, si Jésus est certes un personnage admirable, hautement vénérable et digne d’un culte, si l’on doit reconnaître sans aucun doute sa sainteté et si l’on peut volontiers admettre qu’il est devenu un dieu après avoir été un homme il y a quelque vingt siècles, il occupe cependant une place nettement inférieure à celle du Bouddha dans la hiérarchie des êtres, bien que le Bouddha n’ait été qu’un homme dans sa dernière existence, alors que Jésus a dû devenir un dieu. Il est vrai qu’aux yeux des bouddhistes, leur maître vénéré s’est élevé par lui-même, tout en demeurant dans l’humaine condition, bien au-dessus des dieux, de tous les dieux, pour s’être « éveillé » à la Vérité suprême, avoir découvert la voie menant au Nirvâna, ce dont aucun dieu n’était capable à cause de sa nature divine. En effet, le bonheur sans nuage dont jouissent les dieux les empêche de connaître la douleur, la peine, le malheur inhérent à toute existence sous quelque forme qu’il se présente. Or, cette connaissance de la douleur est, pour les bouddhistes, le premier pas sur le très long et fort difficile chemin qui conduit à la délivrance des transmigrations.

Après avoir cherché quels regards les bouddhistes pouvaient porter sur Jésus en se fondant uniquement sur les bases de la doctrine qu’ils ont reçue et en laquelle ils croient, voyons maintenant comment ils voient réellement la personne de Jésus, en utilisant cette fois leurs propres témoignages.

Pour cela, j’ai fait appel à quatre de mes meilleurs collaborateurs, ayant chacun, dans un domaine différent, une excellente connaissance des opinions des bouddhistes de notre temps. Le vénérable Thich Thiên Châu, docteur ès lettres, est un ancien dignitaire du bouddhisme vietnamien. M. Mohan Wijayaratna, né d’un mariage mixte, chrétien et bouddhiste, termine une thèse de doctorat sur certains aspects du bouddhisme singhalaise et a par ailleurs écrit plusieurs articles fort intéressants, dont l’un traite précisément notre sujet, dans l’optique singhalaise. Le père Eugène Denis, docteur ès lettres et chargé de recherches au C.N.R.S., réside en Thaïlande depuis plus de trente ans et il y poursuit des travaux de grande valeur sur le bouddhisme de ce pays. M. Paul Magnin, également chargé de recherches au C.N.R.S. a séjourné en Extrême-Orient pendant de longues années, notamment à Taïwan, et s’est spécialisé dans l’étude du bouddhisme chinois. Je dois aussi reconnaître l’aide précieuse que j’ai retirée de la lecture du livre que mon collègue et ami, M. Jacques Gernet, membre de l’Institut, a publié il y a deux ans chez Gallimard sous le titre « Chine et christianisme, action et réaction » , ouvrage qui nous fait connaître et comprendre les opinions des chinois, bouddhistes et autres, sur le christianisme et sur Jésus au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

L’examen des jugements portés par les adeptes du Bouddha sur la personne du Christ devrait être lié, au moins dans une certaine mesure, à celui de ceux qu’ils ont formés envers le christianisme. Malheureusement, cette dernière étude est en elle-même trop complexe pour que nous ayons le temps de l’aborder ce soir, ne serait-ce qu’en raison de la mutiplicité des documents qu’il nous faudrait utiliser pour cela.

Les regards posés sur Jésus lui-même par les bouddhistes diffèrent avec les époques, les pays et les sectes si diverses du bouddhisme, mais ils tendent à converger aujourd’hui.

Les jugements les plus sévères furent formulés par les chinois des XVIIe et XVIIIe siècles, mais il est assez difficile de distinguer en eux ce qui revient précisément aux bouddhistes de ce qui fut exprimé par les confucianistes et les taoïstes. Jésus, déclaraient-ils, ne fut qu’un homme, condamné à mort pour avoir suscité de graves troubles publics, avoir perturbé cet ordre social auquel toutes les traditions orientales étaient très attachées. La mort ignominieuse infligée à Jésus, soumis au supplice de la croix comme un criminel, et les cruelles souffrances qu’il a subies ne sont, aux yeux des bouddhistes, que les fruits, les effets de ses mauvaises actions passées et en rapport avec la gravité de celles-ci. La théorie bouddhique de la rétribution automatique des actes des vies antérieures a donc conduit certains bouddhistes à penser que Jésus avait commis un meutre dans une existence précédente. En outre, s’étant montré incapable d’échapper au supplice, de se libérer lui-même par un moyen naturel ou prodigieux, comment pouvait-il prétendre délivrer les autres hommes ? Si Jésus était dieu, le grand dieu souverain, en s’incarnant il aurait privé le monde de direction, ce qui aurait eu des conséquences catastrophiques. S’il n’était au contraire qu’une émanation de Dieu, il aurait été bien inférieur au Bouddha, qui a découvert par lui-même, sans aucune aide extérieure, divine ou autre, la doctrine de salut et l’a enseignée de sa propre décision. De toute façon, si Jésus était dieu, il ne pouvait être qu’une divinité quelconque, soumise à la dure loi de la transmigration, et par là aussi inférieur au Bouddha, qui a su et pu mettre un terme à ses renaissances successives. Accorder de l’importance à l’incarnation de Jésus, c’est s’attacher à ce que le bouddhisme regarde comme étant relatif et conditionné, à ce qui appartient au monde essentiellement changeant des transmigrations. De plus, cette incarnation est logiquement tout à fait incompatible avec la nature trinitaire que lui attribue le dogme chrétien. Quant aux miracles qu’on prête à Jésus et dont ses fidèles font si grand cas, ils font vraiment piètre figure à côté des prodiges autrement grandioses que le Bouddha aurait accomplis, à l’échelle d’un univers pratiquement illimité dans le temps comme dans l’espace et peuplé d’une infinité de mondes semblables au nôtre.

Les jugements portés aujourd’hui par les bouddhistes sur Jésus sont beaucoup plus favorables, en raison de l’apaisement de l’ancienne hostilité qui avait opposé les deux religions. certes, les fidèles du Bouddha ne reconnaissent pas, ne peuvent pas reconnaître en Jésus le Christ, le Messie, le Sauveur des hommes non plus que le Dieu créateur, éternel et tout-puissant, pour la bonne raison que ces mots sont pour eux vides de sens et les notions qu’ils désignent de pures illusions nées des cogitations vaines d’esprits obnubilés par l’ignorance, au sens où les bouddhistes entendent ce dernier mot. Certes encore, ils refusent de placer Jésus au-dessus du Bouddha, par exemple de faire de celui-ci une sorte de prédécesseur de celui-là comme a récemment proposé de la regarder un certain missionnaire dans un article où la maladresse l’emportait sur la bonne volonté. certes enfin, les bouddhistes nient la réalité de la résurrection de Jésus, parce que la notion de résurrection est totalement étrangère à leur doctrine, comme aussi à celles des hindous et des jaïnas, car la renaissance qui suit la mort et qui est à la base de leurs croyances communes a une nature toute différente de la résurrection telle que la conçoivent les chrétiens.

Ces réserves étant faites, réserves clairement fondées sur l’enseignement du Bouddha, les adeptes de celui-ci portent aujourd’hui presque unanimement un jugement très favorable sur Jésus. Celui-ci leur inspire un grand respect et même de l’admiration, sans pour autant qu’ils éprouvent le moindre besoin, le moindre désir de se convertir au christianisme. Il soulignent très volontieers les grandes ressemblances qui rapprochent certains aspects de la personne de Jésus de celle du Bouddha : Une vie très pure, guidée par une morale de haute élévation et de complet désintéressement, tout imprégnée de bonté et de compassion, d’altruisme sincère et de pardon des offenses, allant au besoin jusqu’au sacrifice personnel. Jésus et le Bouddha sont, disent-ils, également dignes de vénération, ce sont deux hommes hautement admirables, comparables par le degré élevé de sagesse qu’ils ont atteint l’un et l’autre.

Le vénérable Thich Thiên Châu ajoute à cela des considérations intéressantes, inspirées par la doctrine propre au Mahâyâna, le grand mouvement réformateur apparu il y a vingt siècles et d’où le bouddhisme vietnamien tire son origine comme les autres formes, si diverses, prises par la religion du Bienheureux en Extrême-Orient et en Asie Centrale. La doctrine des trois corps du Bouddha permet, pense-t-il, de mieux comprendre la nature de Jésus que ne le fait l’enseignement du bouddhisme antique, encore si vivant à Ceylan et en Asie du Sud-Est. Le Mahâyâna attribue trois corps différents au Bienheureux : un corps apparent, visible aux hommes ordinaires, dans lequel il est né, a passé son existence humaine et est mort; un corps dit de jouissance, corps glorieux en lequel il se montre aux bodhisattva , êtres qui se destinent résolument à devenir un bouddha dans un avenir très lointain et s’emploient pour cela à pratiquer les différentes vertus jusqu’à leur perfection en se dévouant pour aider et sauver les êtres; enfin le corps dit de dharma , ce mot désignant à la fois l’ordre cosmique et l’ordre spirituel, considérés comme identiques avec l’essence de la doctrine bouddhique, corps de l’absolu qui est lavéritable nature des bouddhas et aussi celle qui est présente, mais cachée, au tréfonds de tous les êtres, ce pourquoi tous ceux-ci sont destinés au salut, si lointain que puisse être ce dernier. On peut retrouver les équivalents de ces trois corps en Jésus-Christ, pense le Vénérable, expliquer sa nature à la fois humaine et divine, comprendre comment il a pu simultanément exercer sa mission salvatrice dans le monde et demeurer dans l’absolu de sa béatitude. Le premier corps serait celui qu’ont connu les hommes ordinaires, celui du Jésus de l’histoire, qui est né, a prêché, a souffert et est mort sur la croix. Le deuxième serait le corps merveilleux que trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean, ont contemplé sur la montagne au moment de la transfiguration. Le troisième serait la forme de Dieu inaccessible à l’esprit humain, le vrai corps de Jésus, celui de Dieu lui-même, du Père de la Trinité chrétienne. Cette analogie des deux fondateurs de religions permet aux bouddhistes d’Extrême-Orient une meilleure compréhension du Christ et de ses Evangiles, et leur inspire une attitude respect. Comme le dit fort joliment Thich Thiên Châu : »On adore bien la pureté du lotus, mais on apprécie également la beauté des lis et des roses. »

Le Vénérable vietnamien fait un autre rapprochement, cette fois entre le christianisme et l’amidîsme, forme du bouddhisme extrême-oriental fort importante et qui est fondée sur la seule dévotion envers un bouddha particulier, Amitâbha, « Lumière infinie », qui a fait jadis le voeu d’accueillir dans son paradis de la « Terre pure », tous les êtres qui feront appel à lui. Or, le bouddha Amitâbha a pour subordonné le plus célèble des bodhisattva, Avalokiteshvara, le tout-compatissant, toujours prêt à voler au secours des êtres en détresse et qui a renoncé à devenir un bouddha tant que tous les êtres n’auront pas atteint la délivrance des transmigrations, la béatitude inconcevable du Nirvâna. La comparaison avec Jésus est claire, et c’est pourquoi les adeptes du Mahâyâna, ceux de l’amidisme en particulier, sont portés à vénérer le fondateur du chistianisme à l’égal d’un bodhisattva. Du reste, le Mahâyâna n’attribue-t-il pas à ces futurs bouddhas, entre autres vertus, compassion, sagesse, bonté, patience, etc. , celle de « l’habileté dans les moyens » employés pour sauver les êtres, ces moyens étant fort variés et comprenant les prodiges les plus divers, ce qui conduit les mahâyânistes à accepter la réalité des miracles attribués à Jésus ?

Cependant, ajoute Thich Thiên Châu, les bouddhistes d’Extrême- Orient, tous adeptes de sectes issues du Mahâyâna indien, restent perplexes devant les dernières paroles qu’aurait prononcées Jésus mourant sur la croix : »Mon dieu, mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Ainsi donc, quoique le bouddhisme soit, de toutes les grandes religions, la plus éloignée du christianisme par ses enseignements et, dans une large mesure, par ses pratiques, il est sans doute, paradoxalement, celle qui reconnaît le mieux sa haute valeur spirituelle. C’est particulièrement vrai aujourd’hui où le christianisme vient d’abandonner l’hostilité foncière qu’il a si longtemps manifestée envers toutes les autres croyances et se montre enfin disposé à voir en elle, non pas des oeuvres du démon, mais des tentatives souvent fort respectables de soulager les hommes de leurs peines et de leurs angoisses en leur offrant l’espoir d’un avenir meilleur. Les relations généralement excellentes qui existent de nos jours entre bouddhistes et chrétiens, et surtout entre les représentants les plus qualifiés des uns et des autres dans l’Asie méridionale et orientale, sont significatives et encourageantes. Parmi leurs conséquences les plus intéressantes, il faut compter les regards favorables et profondément respectueux que les bouddhistes de notre époque posent en leur très large majorité sur la personne de Jésus, quels que soient les pays où ils vivent et les formes du bouddhisme auxquelles ils adhèrent.


André BAREAU
Centre culturel luthérien, Paris 11 Décembre 1984

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