NOURRITURES DU CORPS, NOURRITURES DE L’ÂME
Émotions, représentations, exploitations
—-
Annie Hubert
Directeur de Recherche au CNRS,
UMR 65 78, Anthropologie, Adaptabilité biologique et culturelle
Les émotions sont une dimension essentielle de notre relation à l’alimentation. Mais il
nous faut d’abord tenter de définir ce que l’on entend par émotion. Sans entrer dans un
débat philosophique, et en tenant compte des diverses définitions fournies par les
dictionnaires, on pourrait dire que l’émotion est la sensation physique conséquente à un
stimulus qui provoque le sentiment. Autrement dit, l’émotion serait le moteur du
sentiment.
Émotions et sentiments : quels rapports avec l’alimentation ?
A priori, dans notre civilisation occidentale, on ne pense pas immédiatement à associer
l’alimentation aux sentiments. Pourtant, notre première expérience d’êtres humains, à la
naissance, est un lien étroit tissé entre l’aliment que l’on reçoit de la mère et le lien
affectif qui se construit entre ces deux êtres vivants. Matty Chiva, qui a passé de
nombreuses années à explorer ce domaine, a montré combien le goût et l’affect se
développent ensemble dès la mise au sein du nourrisson. Si le sentiment de sécurité et
d’appétit comblé par le lait maternel tisse le premier lien de ce que l’on appellera amour
plus tard, on peut dire que la nourriture donne lieu à une des toutes premières
émotions. Au cours de son processus de socialisation, le nourrisson – et plus tard
l’enfant, tout comme l’adulte – en apprenant ce qu’est un aliment et en quoi il se distingue
de ce qui n’est pas mangeable, se constitue et actualise un répertoire. Car le
consommable n’est pas toujours comestible, ce dernier concept étant une construction
culturelle. Durant cet apprentissage, il apprend à se familiariser avec le monde tel que
le conçoit sa société et il se construit lui-même. « Cette construction n’est pas seulement
un acte mécanique mais aussi une création d’identité de soi et de l’aliment, une
inscription dans un contexte culturel et symbolique tout comme une manière de
communiquer avec autrui, partager les valeurs et les vertus de son prochain ».
Nous sommes ici dans un domaine où vont dominer les émotions. Et tout d’abord le
plaisir et le dégoût. Comme les autres émotions, ils ne peuvent se séparer de l’aspect
cognitif et de la construction du réel chez les humains. Ces premières perceptions
gustatives et olfactives chez le nourrisson, partie intrinsèque de son système sensoriel,
ont de grandes tonalités affectives. Matty Chiva fut un des premiers à tester sur les
nouveaux-nés les capacités à percevoir et distinguer les goûts, et l’incidence que cela
pouvait avoir sur la construction psychique de l’individu.
Le Magnen note au sujet de la perception des saveurs : « L’intensité et la spécificité de
cette tonalité affective sont exceptionnelles dans le système sensoriel. L’agrément ou le
désagrément d’un bruit, d’une couleur, ne représentent que des tonalités affectives
essentiellement variables que toutes sortes de facteurs psychologiques peuvent venir
modifier. Elles restent faibles si on les compare avec l’agrément d’une saveur comme le
sucré, et surtout avec la répugnance, le dégoût allant jusqu’au vomissement, que
provoquent des solutions concentrées amères, salées ou acides. La qualité affective est
ici étroitement liée au fonctionnement de l’appareil sensoriel. C’est une véritable qualité
spécifique de la sensation ».
Du Plaisir
La notion de plaisir renvoie constamment à de l’affect ou de l’émotion. Sont-ils
dissociables ? L’expression du plaisir se confond avec celle de la définition des émotions
de N. Frijda : « il s’agit d’une préparation à l’action, activité qui englobe étroitement des
composantes cognitives et affectives. On voit l’importance de la composante
émotionnelle, en grande partie non cognitive, dans la définition même du plaisir et de
son rôle. » Mais nous souffrons d’une grande absence de données dans ce domaine,
que ce soit en psychologie, sociologie ou anthropologie. Nous avons du mal à séparer
l’émotion du plaisir, et cette difficulté est encore plus grande quand il s’agit de
nourritures, qu’on les aborde à travers une approche culturelle ou à travers la définition
physiologique de la perception elle-même.
Selon Matty Chiva, le plaisir ou le dégoût gustatif est à l’origine une sensation, c’est à
dire un message sensoriel, qui est ensuite interprété, donnant lieu à une émotion qui se
décrypte selon trois axes :
– 1) celui de la perception du goût de l’aliment et des aptitudes sensorielles de
l’individu
– 2) la dimension de plaisir, ou de désagrément, donnée par l’aliment
– 3) l’aspect immatériel, c’est à dire ce que l’on pense à propos de l’aliment, de ses
vertus, de ses qualités ou de ses dangers…
Cette perception est tributaire de facteurs de maturation biologique et de facteurs
cognitifs, comme des aspects émotionnels et des croyances qui en découlent.
Si nous avons commencé avec le plaisir, c’est qu’il s’agit là sans doute de la première
sensation/émotion provoquée par l’absorption du lait maternel, première brique d’une
construction sensorielle et émotive, culturellement gérée et qui va définir et construire
l’individu.
Dans le monde du vivant, deux pulsions sont élémentaires et incontournables, et elles
constituent des nécessités biologiques : manger, pour assurer sa survie, et se reproduire
pour assurer la survie de l’espèce. Ce n’est sans doute pas par hasard que le fait de
combler ces deux nécessités vitales est source de plaisir et d’émotions intenses. Si elles
avaient été déplaisantes, nous ne serions pas ici aujourd’hui. Ce qui rend les choses
plus intéressantes parce que plus complexes, c’est le fait que chaque culture humaine a mis en place des représentations et des règles sur la manière de gérer ces plaisirs et de
manifester les émotions liées à ces activités ou à leur absence.
Dans l’imaginaire humain, et ce dans toutes les cultures, sexualité et plaisirs de la table
sont souvent liés, et pas seulement par la consommation d’aliments supposés
aphrodisiaques, mais par la simple projection d’un désir comblé. Les tentatives de
séduction commencent bien souvent à table. Une belle et drôle illustration en est le
repas du couple Tom Jones et une avenante dame, dans le film du même nom. Chaque
bouchée, chaque aliment, est voluptueusement savouré par les deux futurs amants, qui
manifestent également de cette manière leur désir et leur excitation sexuelle, et la scène
se termine dans une émotion forte d’anticipation du désir comblé. Les excellentes
nourritures et le désir sexuel n’enclenchent pas de simples réaction physiologiques, ils
sont la base d’une construction immatérielle où émotions et sensations sont intimement
mêlées. Tout se joue autour du désir et de la jouissance.
Huîtres et champagne chez nous ou soupe au gingembre et serpent en Chine, chaque
culture a ses nourritures associées à l’excitation du désir, ancrées dans les
représentations de la conduite de la séduction et l’atteinte d’un plaisir comblé. Elles font
partie d’un répertoire appris, marqué par la nature des sociétés humaines.
Dépassant le plaisir, cette émotion, dans bien des cas, s’appelle l’amour.
Nourriture et Amour : l’héritage des sociétés patriarcales
Commençons par le commencement : avec le lait maternel et la sensation de bien être
du nourrisson bien nourri, on pourrait dire que le lien affectif, lien d’amour tissé entre
l’enfant et sa mère, a pour origine le sein nourricier, donc le lait. La mère, et ce dans
toutes les cultures, sécurise son enfant en le nourrissant. Mais il est des cultures où
l’aspect nourricier de cette relation se développe considérablement. C’est le cas
notamment des sociétés dont les représentations sont issues des religions du livre.
Pour les Juifs, les Chrétiens, les Musulmans, aimer sa mère veut dire qu’il faut manger ce
qu’elle nous donne. La nourriture offerte est une preuve de son amour. Refuser la
nourriture, c’est refuser l’amour. Il y a une charge affective énorme et une grande
émotion exprimées dans l’offre à manger maternelle. On note, en anthropologie de
l’alimentation, des différences entre la manière dont sont nourris filles et garçons, ou les
préférés et les autres, au sein d’une même cellule familiale. Les garçons sont souvent
favorisés, souvent plus gros, il est des cas où on assiste littéralement à des gavages
maternels : si tu m’aimes, mange ! Ceci se reproduit, avec une intensité moindre, lors de
la réception d’hôtes dans la famille. On les nourrit en abondance et ils sont tenus de
beaucoup manger, signifiant ainsi qu’ils acceptent le désir de lien amical, affectif, ainsi
exprimé. En prenant encore plus de distance, on peut envisager de la même manière
l’établissement d’alliances, de nouvelles connaissances, ou de simples contacts
préliminaires.
L’offrande et le partage de nourriture sont, jusqu’à nouvel ordre, la manière
élémentaire de manifester l’établissement d’un lien, d’un contact, d’une alliance,
impliquant une même émotion, émotion partagée, qu’elle s’appelle, selon les cas, amour,
amitié, alliance, confiance…
Un autre film me paraît illustrer cet aspect particulier de la nourriture, et plus
particulièrement de la nourriture partagée : il s’agit du Festin de Babette. Une femme
française, grande chef cuisinière, est réfugiée au Danemark chez un couple de femmes
très engagées dans un mouvement protestant initié par leur père pasteur. Pour les
remercier de l’avoir recueillie, elle s’appliquera, avec de l’argent gagné par hasard dans
une loterie, à leur préparer un grand repas, composé de mets d’exception comme ceux
qu’elle préparait pour les clients du grand restaurant parisien dont elle était le chef. Et on
voit, comment, dans cette communauté religieuse austère, la consommation de ce repas
qui n’est bien compris pour sa qualité artistique et gastronomique que par un des
protagonistes de passage, diplomate et militaire, a des effets extraordinaires sur les
convives. Ces personnes sont au départ animées d’une grande méfiance pour les
plaisirs charnels, et elles s’appliquent à de grands efforts de rigueur et d’austérité pour
s’en détacher. Et on voit toutes ces personnes se retrouver à la fin de ce repas,
partageant ensemble au clair de lune un grand élan de fraternité et d’amour, une
émotion transcendante, une expérience quasi métaphysique : les admirables nourritures
du corps ont aussi nourri les âmes. Il est à remarquer que ce film a été tiré d’une
nouvelle de l’écrivain danois Karen Blixen qui était une grande anorexique : elle voulait
être la femme la plus mince du monde… Nous reviendrons plus loin sur cet apparent
paradoxe.
L’évocation : quand les nourritures du corps sont aussi celles de l’âme
Ce qui va varier selon les cultures, c’est la nature de la nourriture. Là nous abordons un
autre registre dans l’émotion et son expression, celui de l’évocation. Nous entrons dans
le domaine de ce que les Noirs Américains ont appelé Soul Food – nourritures de l’âme –
une dimension qui s’applique à toutes les sociétés passées ou présentes.
Ce pouvoir d’évocation tient à des souvenirs d’émotions, positives ou négatives,
associées à des sensations organoleptiques, impliquant l’odorat et le goût dans des
circonstances spécifiques, réactivées par les mêmes messages organoleptiques. Un
souvenir rendu vivant pour ainsi dire. Ce pouvoir évocateur est plus fort que le pouvoir
visuel ou auditif, pour des raisons physiologiques et psychologiques encore peu
élucidées. Il n’en demeure pas moins que certains goûts, certains aliments sont
provocateurs d’émotions. Notre exemple, des plus classiques, est celui de Proust et du
goût de la petite madeleine trempée dans du thé (qui, soit-dit en passant et selon l’auteur
lui même, était un morceau de toast, moins distingué sans doute) qui le transporte dans
le temps et dans l’espace – à l’époque de son enfance, dans la maison de sa tante où il
passait ses vacances – et lui fait ressentir les mêmes émotions qu’à ce moment là. Nous
avons tous vécu ce type d’émotion. Pour moi, c’est le goût du riz au lait à la cannelle de
ma grand’mère maternelle, qui me replace sur une terrasse bordée d’eucalyptus aux
rayons d’un soleil couchant, me restituant ce plaisir intense de la lumière, de la saveur et
de la musique d’une chanson d’enfant en Uruguay. En même temps, l’émotion triste et
douce que l’on appelle nostalgie est très présente. Inversement, le goût de la soupe aux
légumes ravive en moi les émotions de dégoût et de chagrin que je ressentais lorsqu’on
m’obligeait à la manger, même copieusement arrosée de mes larmes, alors que je me
demandais comment on pouvait faire pour l’envoyer, toute liquide, aux petits Chinois qui
mouraient de faim. Dans quelle sorte d’enveloppe ? La vue d’une assiette de soupe aux
légumes en morceaux me renoue l’estomac et me rend triste encore aujourd’hui.
Le trio « la femme-la nourriture-l’homme » dans la culture occidentale
Amour maternel certes, confraternité (n’oublions pas que le terme de « compagnons »
signifie « ceux qui partagent le même pain ») et, dans notre propre culture, cette
équation que nous avons faite entre femme et nourriture. Cultures patriarcales, où la
femme ne peut être que mère et nourricière. Ces représentations anciennes sont encore
présentes dans notre imaginaire. Le stéréotype de la reproduction de la cuisine
maternelle comme définition de « la seule vraie cuisine » perdure. En Occident,
lorsqu’on parle santé publique, épidémiologie nutritionnelle et autres recherches des
sciences dites « dures » dans le domaine de l’alimentation, le cliché de la cuisine
maternelle est là, inamovible, illustrant, si besoin était, la prégnance de ces
représentations. La femme est intimement associée dans l’imaginaire à la production
culinaire, c’est à dire à la transformation des aliments en nourriture. J’ajouterai, en tant
qu’anthropologue, que ce n’est pas toujours le cas dans toutes les sociétés humaines.
Mais cela est déjà un autre sujet. Chez nous, émotivement, la femme cuisine, prépare et
donne. Ce registre est amplement utilisé dans les médias et le marketing. Dans les
publicités pour des aliments ou des marques de divers produits alimentaires, le plus
souvent ce sont les femmes qui cuisinent ou préparent des petits plats pour ceux
qu’elles aiment. Les figures féminines prédominent dans les noms de marques, de la
Grand-mère Machin à Monique Chose, confortant tout un chacun dans l’image de la
féminité pourvoyeuse de bonnes choses, à manger entre autres, nourricières en tous
cas, et de mâles en particulier. Il se crée, à travers ces discours, une sorte de
cristallisation des représentations que l’on appellera « populaires », d’une relation
spécifique entre la femme et les nourritures. Cette configuration en trio « la femme-la
nourriture-l’homme », la nourriture exprimant l’amour de la femme pour l’homme et en
même temps satisfaisant son désir de donner de l’amour, établit la faim masculine
comme étant complètement socialement intégrée dans le réseau de la famille et de
l’amour hétérosexuel. Les hommes peuvent manger et être aimés, ce qui n’est pas le
cas de la femme. Elle est aimée mais ne peut manger…
En effet, selon un autre discours véhiculé par les mêmes médias, qui dans leur
ensemble se font l’écho de ce que la société se représente, il se trouve que les femmes
doivent être discrètes et raisonnables en ce qui concerne la nourriture. Elles sont
pourvoyeuses mais moins consommatrices. Minceur oblige … Nous abordons un terrain
hybride, où les représentations du corps, les conceptions de la santé et les
représentations ancestrales se télescopent et mettent en évidence un mélange confus.
Un mélange fait pour une part des idées anciennes, mises en place à l’époque
victorienne, sur une figure angélique et éthérée d’une femme idéalisée, n’ayant que peu
de « corporalité ». Mère aimante, vouée à l’accomplissement de son rôle de
reproductrice, ange du foyer et j’en passe. Epoque où l’activité sexuelle pourvoyeuse de
plaisir était l’affaire des femmes de mauvaise vie, où la jouissance physique de son
propre corps était inconvenante. Selon les traités de bonnes manières datant de cette
époque et qui ont régi les mœurs pendant plus d’un siècle, il était malséant, pour les
femmes comme il faut, de bien manger en public. L’appétit, comme la sexualité, se
devait de se cacher, de se faire oublier. Il n’avait point de place dans la distinction
bourgeoise qui devint la norme. Lors des repas gargantuesques que s’offraient les
classes aisées tout au long du 19è et au début du 20è siècles, les femmes devaient
montrer, pour être distinguées, des appétits d’oiseau. Quitte à manger avant d’aller au
dîner ou au banquet où elles étaient conviées. La nourriture était affaire d’hommes,
nourris, eux, par l’amour des femmes. Ajoutons que, comme par hasard, les costumes et
les contraintes du corset avaient de toutes manières drastiquement réduit les capacités
d’absorption des dames aux tailles de guêpe.
Nous voyons peu de femmes dévoreuses dans les publicités, ce rôle est dévolu aux
enfants et aux hommes… Je ne vois pas encore d’images de voracité féminine. Tout au
plus, on grignote une petite friandise, la volupté de manger n’étant montrée que
lorsqu’on absorbe un produit allégé, amincissant ou « bon pour la santé ». On pourrait
en déduire que la relation entre femmes et nourritures est faite de désirs et de
contraintes, avec une forte charge émotive, oscillant entre satisfaction du désir et
culpabilité. Ce qui explique peut être aussi pourquoi les troubles dits « du comportement
alimentaire » sont, dans une grande majorité, le fait de femmes et de femmes jeunes, du
moins dans la culture occidentale. Pour les anthropologues, anorexie et boulimie, les
deux faces d’une même médaille, sont le résultat d’une relation émotionnelle
hypertrophiée vis à vis de la nourriture et de la cuisine. On peut également se demander
s’il n’y a pas également un désir de vertige pathologique dans l’anorexie ou la boulimie.
Dans l’absorption de nourriture, émotions, intensité, amour, sensations fortes sont des
expériences recherchées, surtout par les femmes du modèle occidental contemporain,
pour y trouver un plaisir dangereux et effrayant.
La nourriture devient dès lors un support d’expression pour manifester une contestation
de l’ordre établi, une protestation; s’en priver ou l’absorber en quantités pour la rejeter
deviennent de subtils exercices de pouvoir. Manipuler l’imaginaire du manger et du refus
de manger pour en faire un exercice pratique d’affirmation de soi et de réaffirmation de
son pouvoir sur l’existence témoigne de la force des représentations humaines. On peut
ainsi constater la force politique de la grève de la faim.
L’émotion esthétique
Quelques cultures de la planète ont développé les techniques de transformation des
aliments en un art revendiqué. Les deux principales actuellement sont la française et la
chinoise. Il y en eut d’autres dans l’histoire, notamment les Perses qui ont influé sur tout
le Moyen et le Proche Orient. Cuisines savantes, professionnalisées, et élevées à la
catégorie d’art, comme la musique ou la peinture. La question est de savoir s’il existe
une véritable émotion esthétique gustative. D’éminents gastronomes diront « oui ». Une
émotion due au plaisir des sens, du goût, de l’odorat et de la vue, et même de l’ouïe, si
on tient compte du plaisir qu’apportent le craquant et le croustillant. Mais cette émotion
est réservée à quelques initiés, quelques cuisiniers, professionnels ou pas, le plus
souvent des hommes, bien que les choses semblent être en train de changer dans ce
domaine si longtemps masculin. L’esthétique gustative, tout comme l’olfactive (je pense
au domaine complexe des parfums) s’apprend, et est donc le produit d’une culture et de
ses valeurs. Les tentatives actuelles d’enseigner « le goût » aux enfants démontrent, s’il
en était besoin, l’importance que notre société attache à l’existence de normes
esthétiques reproductibles et vulgarisables.
La dimension ludique
Le jeu et l’émotion qu’il engendre entrent aussi pour une bonne part dans nos relations à
la nourriture. Jean-Pierre Corbeau est un des rares à avoir abordé cette dimension
ludique8. Jeu du rire d’abord. Nous le retrouvons dans les diverses formes de
théâtralisation de la nourriture : on joue à faire comme si. La présentation des plats par
exemple, déguisant leur contenu : aux festins du Moyen Age, le paon servi avec ses
plumes, les pâtés renfermant des oiseaux vivants et, plus tard, les pyramides de fruits,
de gâteaux, de fleurs en sucre mises en scène au cours des siècles suivants. Dans le
même ordre d’idées, mêlant le désir, le sexe, la nourriture et l’humour, les histoires de
belles courtisanes se présentant sur un plateau, servies comme un mets fin, décorées
de sucre et de crème…
Les pains et gâteaux en forme d’enfants, de femmes, de monstres, de parties du corps
plus ou moins obscènes furent fréquents dans nos campagnes, satisfaisant des besoins
de dévoration, et se retrouvent encore dans les bonshommes en pain d’épice et bien des
biscuits consommés par les enfants. Jeu aussi, les noms de certains plats : pets de
nonne et autres oreilles de curé, dégustés dans une hilarité générale. Il y a aussi des
jeux de vertige, permettant d’accéder à une sorte de spasme ou d’étourdissement qui
bouscule les frontières entre le soi et l’altérité, créant le plaisir dans l’ivresse ou dans la
peur d’avoir été empoisonné. L’ivresse satisfait souvent des besoins émotionnels,
exacerbe les sentiments ; dans nos cultures, elle s’associe au vin, et à d’autres alcools,
nourritures liquides chargées de sens, éléments de base de la convivialité. La crainte,
issue d’un jeu avec le risque et la peur, peut aussi être très présente dans les jeux avec
les nourritures. Le meilleur exemple en est la consommation de fugu par les Japonais.
Ce poisson, Fugu rubipres et F.porphyreus de la famille des diodons, contient dans ses
intestins, son foie, ses ovaires et sa peau un poison mortel, une tétrodotoxine, qui atteint
rapidement le système nerveux et provoque la mort dans de très brefs délais. Des
cuisiniers spécialement diplômés découpent soigneusement le poisson pour n’en servir
que la chair, libérée des parties venimeuses. Les convives dégustent, frissonnant de
plaisir et de crainte, effleurant l’émotion de la roulette russe. Tous les ans, on enregistre
au Japon des décès consécutifs à la consommation de fugu. Plaisir du vertige,
recommandé aux amateurs d’émotions fortes.
Manger l’autre ou avec l’autre
Nous l’avons vu plus haut, le partage de nourriture crée un compagnonnage : partage du
même pain, établissant un lien entre individus. Dans nos cultures, la présence de vin ou
d’autres boissons alcoolisées cimente le lien, déliant les esprits et avivant les émotions.
Manger ensemble peut être l’expression de sentiments collectifs. Le repas, la cuisine,
font aussi partie des rituels politiques, qu’il s’agisse d’alliances, de ruptures,
d’établissement de souveraineté… Ce partage est à la base de la sociabilité humaine.
En absorbant la même nourriture, on se met sur un pied d’égalité : mêmes plaisirs et
mêmes risques. Cela peut aller jusqu’à la fusion : le principe du sacrifice et de
l’incorporation de ce qui est sacrifié est au cœur des religions chrétiennes : manger
l’autre, métaphoriquement cela s’entend9, est l’extrême expression de l’amour. Pour
atteindre Dieu et l’immatériel, le vecteur de base est la nourriture, et ce de manière
universelle, comme un dénominateur commun de l’humanité. La nourriture nous conduit
au mystique.
L’exploitation de l’angoisse
Il y a plusieurs années déjà, Claude Fischler10 comme d’autres avant lui, insista sur le
fait que les êtres humains sont anxieux face à la nourriture. Cette anxiété vient du fait
qu’incorporer une substance est perçu comme nous menant inévitablement à ingérer ses
qualités et ses défauts ; nous en tirons donc la conclusion que nous devenons donc ce
que nous mangeons. Or c’est nous qui décidons d’avaler un aliment ou de le refuser,
nous sommes donc responsables des effets qu’il aura sur notre organisme, et nous ne
sommes pas toujours sûrs qu’il ne nous empoisonnera pas. D’où des motifs de craintes bien ancrés. Il me semble que les choses ne sont pas toujours si simples. Les cultures
humaines passées et présentes ont toutes créé leurs catégories de comestibles ou non
comestibles, et fait en sorte que chaque individu puisse apprendre dès la naissance ce
qui sera pour lui aliment ou poison. Il n’a pas à décider de la comestibilité à chaque
bouchée avalée. En revanche, il me semble qu’une anxiété diffuse, constante et réelle,
a accompagné l’humanité durant des millénaires : celle du manque. Le problème majeur
ne fut pas celui du poison mais celui de la rareté ou de l’absence de nourriture. La peur
de manquer, la menace de la famine, furent un des thèmes majeurs des craintes
humaines.
Le pays de Cocagne et autres paradis représentant des lieux privilégiés où la
faim n’existerait plus. Anxiété dès lors, pour la majorité des populations de la planète ne
faisant pas partie de la poignée de nantis ou de chanceux ayant main mise sur les
réserves quand il y en avait. Or il se trouve que, pour la première fois dans l’histoire de
l’humanité, une partie du monde, celle des pays industrialisés, se trouve à l’abri de la
faim. On sait aussi que, techniquement, nous pourrions nourrir la planète, le problème
qui se pose n’étant pas celui d’une production insuffisante d’aliments mais celui de la
distribution équitable. Que faire alors de cette vieille et traditionnelle angoisse du
manque dans une société régie par le trop ? Nous vivons dans une société de pléthore,
la surabondance de nourriture nous fait développer des pathologies spécifiques qui ont
remplacé la malnutrition. Nous allons alors transférer notre bonne vieille peur du manque
sur la peur du poison, et fixer à nouveau notre attention sur les conséquences de nos
choix alimentaires pour notre santé. Angoisse encore, certes, mais de riches.
Nous pourrions dire avec Jean Pierre Corbeau11 que manger constitue, dans l’esprit
collectif, « un jeu avec la mort, une ordalie, un risque parfois fatal mais valorisant,
structurant sur le plan biologique et culturel lorsqu’on en réchappe » et que l’on maîtrise
la production et la transformation de la nourriture.
De la crainte et de l’obligation de santé
Les médias, utilisés par les marqueteurs, producteurs, informateurs et autres politiques,
ont tôt compris le rôle prépondérant des émotions dans nos relations avec les aliments
et la nourriture en général. C’est le registre principal sur lequel se modulent publicités et
informations. Nous avons vu plus haut comment on pouvait faire appel à une
représentation particulière de la féminité pour vendre des produits alimentaires. On joue
aussi sur du velours avec la publicité valorisant « le groupe familial » : soupières
réunissant parents et enfants autour d’une table harmonieuse, complicité du petit
déjeuner entre trois générations d’hommes d’une même famille, partage de biscuits avec
le petit dernier et j’en passe…. Tout le jeu est sur nourritures et émotions.
Mais il y a plus que le jeu : de manière insidieuse, l’exploitation des émotions se fait
sentir dans le devoir de norme et de santé. Nous nous trouvons dans une société où
pour des raisons à la fois économiques, politiques, ,voire morales, les citoyens ont le
devoir de bien se porter et de « gérer » leur capital santé au mieux. Pour ce faire, l’Etat
prenant la figure de la bonne mère, va donner tous les conseils et indications de ce qu’il
faut faire et ne pas faire, et encore plus particulièrement en matière d’alimentation. On a
vu il y a quelques années, le pouvoir politico-médiatique au travail dans l’histoire de la
vache folle initier une sorte de panique générale au sein de la population, ancrant,
davantage s’il en était besoin, la crainte de la nourriture au sein de sociétés somme toute
bien portantes. La peur est une émotion forte, basique, difficile à dominer, donc un outil
de manipulation idéal.
Nous assistons aujourd’hui à un phénomène aussi intéressant que celui de la vache
folle : la menace d’obésité. Médias et milieu médical sont unanimes : nous sommes tous
des obèses potentiels, il y a danger public, y compris chez nos enfants, craignons la
nourriture ! Nous devrions manger avec nos têtes et non plus simplement quand notre
corps le réclame. Ce type de réflexivité à outrance, recommandé au nom de la santé
publique, joue sur nos émotions comme sur du velours. Certes, il y a problème, certes
les Occidentaux sont parfois plus gros qu’avant, certes leurs enfants aussi, mais cela ne
veut pas nécessairement dire qu’ils sont en mauvaise santé. On applique une norme
corporelle de poids et de taille qui ne correspond pas nécessairement à la grande
variabilité des morphologies humaines.
En attendant, on a peur. Et cette peur engendre des comportements parfois étranges.
Végétariens, végétaliens, macrobiotes, crudivoristes, instinctothérapeutes, jeûneurs, en
sont quelques exemples. Ces groupes ont fixé leur comportement sur la manière de se
nourrir, qui devient l’emblème si je puis dire, de leur philosophie de la vie, et qui est née
des émotions humaines. Un nouveau terme les désigne : « l’orthorexie » ou le « manger
comme il faut ». Les plus extrêmes sont les « respiriens » qui, littéralement, sont sensés
se nourrir de l’air du temps. Nous sommes là véritablement dans l’émotion pure et
désincarnée. Nous y retrouvons d’anciens modèles de rejet de la chair, rejet de
l’animalité, de l’humanité dans ce qu’elle a de biologique et vivant, désir de n’être que
pur esprit. Le problème incontournable cependant, est que nous sommes, que nous le
voulions ou non, des êtres de chair et de sang, de désir et de besoins, de contradictions
et donc d’émotions, donc vulnérables et manipulables, pour le meilleur et pour le pire.
Notre relation affective à la nourriture, les émotions qu’elle provoque, la force de nos
représentations dans ce domaine, font aujourd’hui le jeu des idéologies de tous bords.
Comprendre le moteur de ces émotions, décrypter nos représentations, connaître
l’histoire de nos goûts et nos dégoûts, nous aidera à aiguiser notre esprit critique et
reprendre envers les nourritures terrestres des sentiments paisiblement et raison-
nablement hédonistes.
– AFSR – 6 et 7 février 2006 – Colloque « À croire et à manger. Religions et alimentation »
– Source : Découvrez l’excellent site www.lemangeur-ocha.com