Cet article a été publié dans le journal de la communauté vipassana de Barre, Massachussets « Insight Journal » au Printemps 2005. Traduction par Christian Ousset.
Il y a longtemps, à l’époque du Bouddha, Nirvana (Nibbana en Pali) avait un verbe qui lui était propre : « nibbuti ». Il signifiait « éteindre », comme une flamme. Comme on pensait que le feu était prisonnier lorsqu’il était en train de brûler, à la fois s’attachant au combustible dont il se nourrissait et prisonnier de lui, son extinction était vue comme une libération. S’éteindre c’était être sans entraves. Parfois un autre verbe était utilisé : « parinibbuti ». Avec le préfixe « pari », qui signifie total, ou tout autour, pour montrer qu’une personne sans entraves, comme le feu, ne serait plus jamais prisonnière.
Maintenant que Nirvana est devenu un mot anglais, il devrait avoir son propre verbe pour traduire également le sens d’ « être sans entraves ». Actuellement, nous disons qu’une personne « atteint » le nirvana, ou « entre » dans le nirvana, comme s’il s’agissait d’un lieu où l’on peut aller. Mais le nirvana n’est absolument pas un endroit. Il n’est réalisé que quand l’esprit cesse de se définir lui-même en termes d’endroit : d’ici, de là, ou d’entre les deux.
On croirait que l’on est en train de couper les cheveux en quatre – qu’est ce qu’un mot ou deux peuvent faire pour notre pratique ? – mais l’idée du Nirvana comme un endroit a créé de graves malentendus dans le passé, et pourrait facilement en créer de nouveaux. Il y eut un temps où certains philosophes, en Inde, pensaient que si le Nirvana est un endroit et le Samsara un autre endroit, alors quand vous entrez dans le Nirvana, vous êtes coincé ; vous avez limité votre possibilité de mouvement parce que vous ne pouvez pas revenir dans le Samsara. Pour résoudre le problème ils ont inventé ce qu’ils pensaient être un nouveau type de Nirvana : un Nirvana non établi, dans lequel on pouvait être à deux endroits – Nirvana et Samsara – en même temps.
En fait ces philosophes n’avaient pas compris deux points importants des enseignements du Bouddha. Le premier c’est que ni le Samsara ni le Nirvana ne sont des endroits. Le Samsara est un processus qui crée des endroits, parfois même des mondes complets (ce qui est appelé le devenir), et qui permet ensuite de s’y promener (ce que l’on appelle la naissance). Le Nirvana c’est la fin de ce processus. Vous pouvez être capable d’être à deux endroits en même temps, mais vous ne pouvez nourrir un processus et faire l’expérience de sa fin en même temps. Soit vous nourrissez le Samsara, soit vous ne le nourrissez pas. Si vous éprouvez le besoin de parcourir librement et le Samsara et le Nirvana, alors vous êtes simplement en train de créer davantage de Samsara et de continuer à vous enfermer.
Le deuxième point c’est que le Nirvana, depuis le tout début, est réalisé par une conscience non établie – une conscience qui ne vient pas, ne s’en va pas, ne reste pas en place. Il n’est aucun moyen que quelque chose de non établi puisse rester coincé où que ce soit, car il n’est non seulement non localisé mais également non défini.
L’idée d’un idéal religieux reposant au-delà de l’espace et de la définition n’est pas une exclusivité des enseignements du Bouddha, mais les problèmes de localisation et de définition, aux yeux du Bouddha, avaient un sens psychologique spécifique. C’est pourquoi il est important de comprendre la non localité du Nirvana.
De la même façon que tous les phénomènes ont leur racine dans le désir, la conscience se localise elle-même par la passion. La passion est ce qui crée le « ici » où la conscience peut prendre pied ou s’établir, que le « ici » soit une forme, un sentiment, une perception, une construction de l’esprit ou un même un type de conscience. Une fois que la conscience s’est établie sur un quelconque de ces agrégats, elle s’y attache et commence à proliférer, se nourrissant de tout ce qu’elle y trouve et créant toutes sortes de désordres. Où qu’il y ait attachement, c’est là que vous êtes défini en tant qu’être. C’est là que vous créez une identité, et ce faisant vous vous limitez là. Même si ce là est un sens de conscience infinie prenant racine dans tout ce qui s’y trouve, l’entourant et le pénétrant, elle n’en reste pas moins limitée, car « prendre racine » et ainsi de suite sont toujours des aspects d’une localisation. Où qu’il y ait un endroit, aussi subtil soit-il, la passion gît dans l’attente, cherchant davantage de nourriture pour s’en nourrir.
Cependant, si la passion peut être ôtée, alors il n’y a plus de « là ». Un Sutta illustre ce point avec un exemple : le soleil brillant au travers du mur est d’une maison et éclairant le mur ouest. Si le mur ouest, le sol qui le soutient, et les eaux souterraines étaient tous enlevés, la lumière du soleil ne pourrait pas se poser. De la même manière, si la passion pour la forme, etc, pouvait être ôtée, la conscience n’aurait pas de « la » pour se poser, et de ce fait deviendrait non établie. Cela ne veut pas dire que la conscience serait annihilée, mais simplement que – comme le soleil – elle n’aurait plus maintenant de localisation. Sans localisation elle ne pourrait plus être définie.
C’est pourquoi la conscience du Nirvana est dite « sans surface » (anidassanam), car elle ne se pose pas. Comme l’agrégat de la conscience recouvre seulement la conscience proche ou lointaine, présente ou passée ou future – c’est-à-dire en relation avec le temps et l’espace – la conscience sans surface n’est pas comprise dans les agrégats. Elle n’est pas éternelle car l’éternité est fonction du temps. Et comme non local signifie également indéfini, le Bouddha insistait sur le fait qu’un être éveillé – à la différence des gens ordinaires – ne peut en aucune manière être localisé ou défini par rapport aux agrégats dans cette vie ; après la mort elle/lui ne peut être décrite comme existante, non existante, ni l’un ni l’autre ou les deux, car les descriptions ne peuvent s’appliquer qu’aux choses définissables.
L’étape essentielle pour avancer vers cette réalisation non locale, indéfinie, est d’élaguer les proliférations de la conscience. Cela comprend d’abord la contemplation des inconvénients à garder la conscience prisonnière de ce processus de nourriture. Cette contemplation donne un sentiment d’urgence pour avancer vers les étapes suivantes : amener l’esprit à se concentrer en un seul point, raffinant peu à peu cette unicité, pour la réduire à zéro. Les inconvénients du processus de nourriture sont décrits très graphiquement dans Samuytta Nikaya XII.63 La chair d’un fils. Le processus de raffinage de la concentration en un point est sans doute le mieux décrite dans Majjima Nikaya 121, Le discours mineur sur la vacuité, alors que la réduction à zéro est le mieux décrite dans les célèbres instructions du Bouddha à Bahiya :
« En référence à ce qui est vu, il n’y aura que ce qui est vu ; en référence à ce qui est entendu, que ce qui est en-tendu. En référence à ce qui est senti, que ce qui est senti. En référence à ce qui est connu, que ce qui est connu. C’est ainsi que vous devriez vous entraîner. Quand pour vous il n’y aura que le vu en référence au vu, que l’entendu en référence à l’entendu, que le senti en référence au senti, que le connu en référence au connu, alors, Bahiya, il n’y a pas de vous en connexion avec cela. Quand il n’y a pas de vous en connexion avec cela, il n’y a pas de vous ici. Quand il n’y a pas de vous ici, vous n’êtes ni ici, ni là bas, ni entre les deux. Cela, cela seulement, est la fin de la souffrance « .
Alors sans ici, ni là bas, ni entre les deux, vous ne pouvez à l’évidence utiliser le verbe « atteindre » ou « entrer » pour décrire cette réalisation, même de façon métaphorique. Peut-être devrions nous faire du mot Nirvana un verbe : « Quand il n’y a pas de en connexion avec cela, vous ’nirvana’ ». De cette façon nous pouvons montrer que cette libération est une action que l’on ne peut comparer à aucune autre, et nous pouvons couper court à cette interprétation erronée d’être « coincé » dans une totale liberté.
– Par Ajahn Thanissaro
– Cet enseignement est extrait du site www.buddhaline.net