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Quand Socrate devient zen

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PASSIONNÉ «J’ai été dans le déni de mon chaos intérieur. Jusqu’à ce qu’il me pète à la gueule...»
PASSIONNÉ «J’ai été dans le déni de mon chaos intérieur. Jusqu’à ce qu’il me pète à la gueule…»
Le philosophe de la joie prend des risques dans son nouveau livre, intime et bouddhiste, sur les passions. Portrait d’un combattant converti à la méditation.

«Mais nous n’avons pas terminé!» Alexandre Jollien, tout sourire, désigne le fauteuil d’un geste énergique. On croyait avoir déjà épuisé le temps imparti par le philosophe. On pensait qu’une heure d’entretien dans son salon lausannois, suivie d’une séance photos, lui suffirait. Mais Alexandre Jollien aime trop surprendre. Il aime trop, surtout, l’espièglerie. Tandis que l’on converse, à la cuisine, avec son épouse Corine, le voilà qui surgit par la porte tel un diable de sa boîte, hilare: «Faut jamais répondre aux questions. Dis ce que tu veux, tu dévies!»

«LA PHILOSOPHIE VA CHERCHER LA PAIX DE L’ÂME PAR LA RÉFLEXION; LE ZEN, C’EST L’ACCEPTATION TOTALE.»

Des surprises, l’auteur d’ Éloge de la faiblesse nous en réserve dans son nouveau livre, Le philosophe nu. Un journal intime de cent entrées, dicté à Corine puis à son assistante Romina, qui paraît cette semaine aux éditions du Seuil. On y voit un Alexandre torturé, en proie à la jalousie et aux coups de sang, embrasser peu à peu les enseignements du zen, et notamment de Houeineng, bouddhiste chinois du VIIe siècle.

«C’est un risque de parler du zen quand on est philosophe, relève le comédien Bernard Campan, l’un des meilleurs amis de Jollien. Mais cela fait partie de sa sincérité.» Et d’une nécessité intérieure, liée à une condition qui détermine la réflexion du penseur valaisan depuis son premier livre: le handicap.

Conquérir la vie. L’histoire, on la connaît. A cause d’un cordon ombilical qui s’entoure autour de son cou à la naissance, Alexandre devient infirme moteur cérébral. Marcher, manger, parler, tout lui est une épreuve. La vie est une bataille, dans laquelle il faut «chaque jour se remettre à l’ouvrage», écrit-il dans Éloge de la faiblesse, son premier livre publié à tout juste 24 ans.

La philosophie, découverte par hasard grâce à un livre sur Platon, et à laquelle il consacrera des études universitaires, devient sa boussole. Sur sa fragilité même, il bâtit sa façon d’exercer le «métier d’homme». En se faisant l’apôtre d’une «joie qui pressent la précarité de tout», Alexandre conquiert les lecteurs. Le métier d’homme, préfacé par Michel Onfray, se vend à 110 000 exemplaires; Éloge de la faiblesse est adapté au théâtre; il multiplie les conférences, qu’il dit «préférer à l’écriture»; ses livres sont traduits en plusieurs langues, même en japonais.

La célébrité lui apporte aussi des amitiés, telle celle de Bernard Campan. Le voyant à la télévision, l’acteur se sent «profondément concerné»: «J’ai eu l’impression qu’il s’adressait à mes souffrances.» Il le contacte. Six ans plus tard, ils s’appellent tous les jours et Alexandre est devenu son «compagnon d’avancée spirituelle».

L’après-guerre. Le philosophe aurait-il atteint le bonheur tant recherché, «le happy end intégral», pour reprendre ses mots ironiques? Loin de là. Déjà, dans La construction de soi, Alexandre dressait un constat «d’après-guerre». Après avoir consacré toute son existence à se battre contre l’infirmité, voilà que l’inconcevable arrivait: quelques années après la rencontre de Corine, une fille, Victorine, lui était donnée sans aucun effort. Puis, deux ans plus tard, un fils, Augustin. Devant ces cadeaux de la vie, le combattant est littéralement désarmé. En manque d’adversité, il peine à accéder à la paix.

Cette difficulté, le projet suivant va l’amplifier à l’extrême. Alexandre se lance en effet dans un traité sur les passions. Pendant trois ans, il lit des ouvrages sur le sujet, de Platon à Freud. Mais n’avance pas: «C’était trop théorique, ça tournait à vide», assène, sans rire cette fois, l’homme qui a couvert de livres le mur de son salon. Le déclic advient six mois avant la parution: abandonnant le manuscrit du traité en cours, il se lance dans un journal intime. Pour se confronter à une passion qui le ravage: la jalousie.

Oui, Alexandre est jaloux. Des jeunes hommes de son âge, et plus précisément de leur corps si scandaleusement parfait. Surtout de celui d’un autre meilleur ami, qui s’appelle Z dans son journal. Avec, au fond de cette envie, toujours le handicap: si seulement j’étais normal… Il devient esclave des signes de vie de Z, en vient à surveiller s’il n’a pas reçu un «texto» de sa part en pleine conférence.

Coming out. Au fil de ses conférences, justement, il récolte quelque 400 réponses à un questionnaire en ligne sur les passions. Elles ne l’aident guère: «Les gens conseillent de prendre du recul, de faire usage de la raison: précisément tout ce qui est difficile à faire dans la passion.»

Fait troublant, sans doute le plus marquant du livre: les philosophes, eux non plus, ne l’aident pas à s’extraire de la souffrance. «Les lectures ne suffisent pas, écrit-il dans Le philosophe nu. J’ai beau, par exemple, avoir lu et relu le traité De la colère de Sénèque, cette funeste passion me fait plus d’une fois sortir de mes gonds.»

Pour son éditrice Elsa Rosenberger, le fait qu’il éprouve ainsi «la limite des textes» l’amène à «parler davantage de lui, à affirmer sa voix». De fait, Alexandre Jollien se met à nu dans ce livre, nous montre ses doutes et ses joies au quotidien. Évoque sa rencontre avec le vieux poète Georges Haldas, tonitruant «Vous êtes le roi des cons!» lorsque le jeune homme avoue croire que la poésie est réservée à une élite.

Fait aussi «une sorte de coming out spirituel» en affirmant sa foi chrétienne, reprenant l’invite de saint Matthieu: «Renonce à toi-même». «Si on voit ça comme une mortification, c’est horrible, précise-t-il. Mais si on l’interprète en se prenant moins au sérieux, en faisant moins cas de soi pour aller vers l’autre, c’est magnifique!»

Renoncer à soi, c’est aussi «mourir et naître tous les jours». A la fin de 2009, Alexandre accompagne son épouse à une journée d’initiation au zen. Pour cet intellectuel fâché avec la matière brute, c’est une révélation de découvrir que «le corps peut apporter le repos. La philosophie va chercher la paix de l’âme par la réflexion; le zen, c’est l’acceptation totale.» Aujourd’hui, ayant dépassé les douleurs liées à l’immobilité, il médite une heure par jour.

Si Marc Aurèle, Nietzsche et surtout Spinoza sont toujours convoqués, c’est donc le zen qui imprègne de plus en plus, au fil des pages, Le philosophe nu. Le détachement le fait progresser là où la raison avait échoué. Enfoui dans son fauteuil, Alexandre, décidément, surprend. «J’ai peut-être eu besoin de passer par Platon, Nietzsche et Spinoza pour arriver au silence intérieur.

A peu près. Par moments…» Le résultat pourra surprendre ses lecteurs, et la forme du journal fait gagner au texte en spontanéité ce qu’il perd en tenue de route. Mais en lisant, de préférence un ou deux fragments par jour, ils retrouveront dans le cheminement du philosophe leurs propres passions: Jollien, comme à chaque livre, touche à l’universel.

Catharsis. Est-ce l’effet du détachement zen? Ou simplement de l’expérience de la médiatisation? Les réponses du philosophe se font parfois courtes, voire évasives. C’est qu’il veut, lui aussi, être surpris. Lorsqu’on lui demande comment vont ses passions, désormais, il rit. Et assure de l’effet cathartique du Philosophe nu. La jalousie, avoue-til, n’a pas disparu. Mais elle est au moins «assumée».

«Le grand acquis du livre, c’est de pouvoir gérer les hauts et les bas de l’existence. Mais le souci, c’est que ça soit utile à l’autre, pas que cela reste une souffrance purement gratuite.» Plus que pour ses autres ouvrages, il dit s’inquiéter de la réaction du public. «J’espère qu’il aura du succès, car il m’a coûté très cher. Putain, c’était vraiment des mois difficiles…»

Probable qu’il y ait dans ce texte un «virage», comme l’affirme l’éditrice Elsa Rosenberger. Dans quelle direction? Alexandre Jollien assure qu’il ne va pas «cramer» toute sa bibliothèque maintenant qu’il a découvert la méditation. D’autant qu’on «ne peut pas se consolider totalement».

Le conseil d’un moine bouddhiste, qu’il note dans son journal, résonne ainsi comme un appel: «Ne jamais oublier que ce sont mes fragilités qui sont la source de ma fécondité.» Gageons que Socrate, même devenu zen, aura encore bien des choses à découvrir sur soi-même.

– Le philosophe nu. D’Alexandre Jollien. Seuil, 204 p.


PROFIL

ALEXANDRE JOLLIEN

1975 Naissance à Savièse (VS).

1979-1991 École primaire dans un établissement spécialisé à Sierre.

1999 Premier livre: Éloge de la faiblesse.

2002 Le métier d’homme.

2004 Licence en philosophie à l’Université de Fribourg. Mariage avec Corine, naissance de Victorine.

2006 La construction de soi. Naissance d’Augustin.

2010 Le philosophe nu.


SES LIVRES

C’est en 1999 qu’Alexandre Jollien fait son entrée en philosophie avec Éloge de la faiblesse (Cerf). Sous la forme de dialogue entre Socrate et Alexandre luimême, ce petit livre d’une exceptionnelle maturité interroge la question de l’anormalité que le jeune philosophe vit dans sa chair. Qu’est-ce qu’être normal? Une question qui en appelle de nombreuses autres et pousse le lecteur à prendre conscience de sa propre faiblesse. Ce faisant, le texte relate avec humour et tendresse l’enfance à l’internat spécialisé.

Avec Le métier d’homme (Seuil, 2002), aux accents nietzschéens, l’écrivain tente d’établir le mode d’emploi d’un «combat joyeux» visant à assumer le si difficile métier d’être humain. Et nous enseigne la «force du faible», de celui qui est conscient de sa vulnérabilité: «Il n’y a rien à perdre puisque tout est déjà perdu d’avance! Tout ce que je construis, je l’arrache, pour un temps, à l’emprise de la souffrance.» Un livre qui s’attaque à la pesanteur des jugements trop faciles, tel celui résumant l’auteur, qui doit l’endurer encore et encore, à un «débile».

Lorsque paraît La construction de soi, en 2006 (Seuil), Alexandre Jollien a deux enfants. Un bonheur qui lui est d’abord «insupportable», car il a l’impression de ne pas le mériter. Dans cette série de lettres adressées, comme toujours avec humour, à Dame Philosophie, à la Mort ou à Boèce, il tente de se libérer de ce sentiment, ainsi que du besoin de rechercher le bonheur par la lutte. Et érige en mode de vie cette phrase de Spinoza: «Bien faire et se tenir en joie.»


Par Matthieu Ruf

Source : http://www.hebdo.ch




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